9 septembre 2022 • Jacques Terracher et Michel Brun (GSIEN)

Dossier Ukraine

ZAPORIJIA, mission impossible pour l'AIEA,
ou le piège du nucléaire "civil" empêtré
entre sûreté et sécurité


L'AIEA vient de rendre son rapport sur son inspection de Zaporijia en édictant 7 recommandations. Elles ont toutes pour but de restaurer la sûreté de la centrale, mise à mal par les bombardements qu'elle subit depuis des semaines. L'AIEA qualifie la situation « d'intenable », comme un lancement d'alerte.

L'AIEA ne fait pas de politique : elle ne nous a pas dit qui bombarde les installations nucléaires, et elle ne dit pas non plus qu'il faut arrêter cette guerre. Elle demande que la sûreté soit rétablie pour permettre la poursuite de l'exploitation des 6 réacteurs de la centrale.

Et elle n'a pas le choix de recommander autre chose : l'arrêt des réacteurs, par exemple ne résoudrait pas la question de la sûreté du combustible puisqu’il faut de toutes façons le refroidir que ce soit en réacteur ou en piscine. Les pompes de refroidissement ont besoin d'énergie électrique dont l’approvisionnement est incertain en situation de guerre comme on a pu le remarquer à Zaporijia lors de la perte de toutes les sources électriques extérieures.

Un réacteur nucléaire ne se pilote pas comme un réacteur d'avion : une fois mis en route, la réaction nucléaire peut être stoppée, certes, mais il faut évacuer impérativement la puissance résiduelle présente dans le combustible. Cela impose un refroidissement quasi permanent du réacteur : en l’absence de refroidissement, le délai avant le découvrement du combustible sera d’autant plus court que la puissance résiduelle est élevée. En cas de fusion, du fait de la décroissance des produits de fission à vie courte, les rejets radioactifs d’un réacteur à l’arrêt depuis quelques semaines ou quelques mois seraient bien moindres que si le réacteur n’était arrêté que depuis peu de temps.

La situation à Zaporijia ressemble à une souricière, un piège diabolique où l'insécurité annihile la sûreté

Un défaut de refroidissement du combustible nucléaire provoquerait sa fusion, comme à Fukushima.

Sécurité, sûreté, safety, security, tout est imbriqué et mélangé dans un cocktail explosif.

Avez-vous remarqué que les notions de sécurité et de sûreté ont été inversées en français dans le langage nucléaire ? Et que si l'insécurité est souvent évoquée, "l'insûreté" n'existe pas !_… Sauf peut-être à Zaporijia ?

En théorie, l'armée d'un pays assure la sécurité des installations nucléaires. Mais en cas d'invasion par une autre armée, cette fonction ne peut pas être assurée et les installations deviennent des objectifs et des enjeux qui n'ont pas du tout été pris en compte au moment de leur construction.

Décidément, quand le nucléaire civil, « atom for peace », devient à la fois un objectif stratégique et une arme de destruction massive pour une armée en « opération militaire spéciale », on devrait s'en inquiéter sérieusement et cesser son développement de manière universelle et définitive. En ces temps troublés, est-il concevable de construire de nouveaux réacteurs ?

Quant à la poursuite de son exploitation, l’AIEA devrait y réfléchir. La sûreté nucléaire est fondée sur des règles strictes à respecter. Or, la guerre abolit les règles rendant caduques toutes notions de sûreté.

Afin de limiter les risques radiologiques pour les populations sous le vent d’une centrale ayant perdu le refroidissement de ses réacteurs, éradiquer la guerre semblant hors de portée de l’humanité, l’arrêt préventif de tous les réacteurs serait une sage décision (avec, dans le cas de l’Ukraine, une perte de production de l’ordre de 50%, la part assurée par la nucléaire dans la production nationale d’électricité).

Peut-on imaginer que l'AIEA aurait la lucidité de le recommander ?