Janvier 2023 • GSIEN

Dossier Ukraine

Analyse GSIEN
Puissance résiduelle et délai de grâce


Les centrales atomiques, déjà sensibles aux aléas de la nature humaine et aux caprices de la nature, deviennent extrêmement vulnérables au cœur d’une guerre et les exhortations du directeur de l’AIEA n’y ont pas changé grand-chose : des combats sporadiques continuent autour du site nucléaire.

Nous encourageons l’AIEA à remplacer son slogan fétiche :


Atom for peace :
no place to development
without peace.

Après la perte des lignes électriques externes, la centrale ne peut compter que sur ses groupes électrogènes de secours pour assurer le refroidissement du réacteur et des piscines de combustibles irradiés. En effet, près d’une heure après l’arrêt d’un réacteur de type VVER-1000, la puissance résiduelle est de l’ordre de 50_MWth. La puissance électrique d’un réacteur de type VVER-1000_est de 950_MWe pour une puissance thermique de 3000_MWth [CEA - Elecnuc].

Le cœur, de construction hexagonale, est composé de « 163 » assemblages combustibles ayant une masse d’oxyde d’uranium de « 491,5 ±_5,0_kg » selon le ministère fédéral allemand en charge de la sûreté nucléaire (BMU) [inis.iaea.org] : la masse totale du cœur est de 80,1_t (±_815_kg). Le BMU avait pour objectif de valider les codes de calculs des données physiques des réacteurs VVER-1000 dans le cadre de la mise à jour de la conception du cœur VVER-1000 afin d'améliorer l'utilisation du combustible, d'augmenter le taux de combustion des assemblages et d'allonger la durée du cycle du combustible.

Rosenergoatom, l’exploitant nucléaire russe, indiquait un taux de combustion (Maximum fuel burn-up) de « 40,2_MWj/kg » pour le modèle de réacteur V-320 [iaea.org]. Cependant, Rosenergoatom et le fabriquant de combustible TVEL (filiale de Rosatom) ont engagé des travaux visant à augmenter le taux de combustion moyen par assemblage à environ 50_MWj/kg.

En 2002, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) détaille le profil des assemblages combustibles utilisés dans les réacteurs 5 et 6 de la centrale de Kozlodouy en Bulgarie. Les 312 crayons constituant un assemblage ont des taux d’enrichissement différents en uranium 235 : « 234 crayons de combustible enrichi à 3,3 % » au centre et « 78 crayons de combustible enrichi à 3,0 % » en périphérie de l’assemblage [oecd-nea.org]. Pour augmenter le taux de combustion, il est nécessaire d’augmenter le taux d’enrichissement des combustibles chargés en réacteur (et ajouter un poison neutronique consommable, du gadolinium, dans les assemblages).

Détail d’un de ces assemblages combustible gadolinés trouvés dans le document du BMU cité plus haut : la majorité des crayons ont un taux d’enrichissement de « 4,4% 235U » au centre (avec six crayons "gadolinés" à « 3,6% 235U and 5,0% Gd2_O3 ») et de « 4,0% 235U » en périphérie de l’assemblage [inis.iaea.org].

En étroite coopération et coordination entre l'OCDE/AEN et l'AIEA, des données sur le combustible utilisé dans les réacteurs VVER-1000 ont été intégrées dans la base de données IFPE (International Fuel Performance Experimental Database). Sur « la première tranche de Zaporozskaya pendant les cycles du combustible 4-8 », un assemblage combustible « a été irradié pendant 1142,1 jours effectifs, avec un taux de combustion moyen de l'assemblage de 48,9 MWj/kg_U » [oecd-nea]. Le combustible est resté trois années en réacteur, le taux d’enrichissement avant irradiation n’est pas précisé.

Malgré l’absence de données fidèles sur les taux d’enrichissement et du mode de gestion des réacteurs de Zaporijia, nous avons essayé d’évaluer la puissance résiduelle d’un réacteur VVER-1000.

Le tableau ci-contre donne les ordres de grandeur de cette puissance dans le temps. Pendant les premières secondes après l’arrêt du réacteur, la puissance résiduelle est très élevée du fait des fissions résiduelles dues aux neutrons retardés. Elle décroit ensuite rapidement durant la première journée avec la désintégration rapide des produits de fission de courte période.

Perte de toutes les alimentations électriques - Exemple avec les réacteurs français

En cas de perte totale des alimentations électriques externes (PTAE) et de panne des groupes diesels de secours, si la situation devient extrêmement préoccupante pour refroidir le réacteur, elle n’est peut-être pas perdue pour autant, du moins sur le papier. Il y a, ce qu’on nomme dans le jargon, le délai de grâce. En France, « le délai maximal dont dispose l’opérateur, après la première alarme [perte des alimentations électriques externes et internes], pour mettre en service un appoint au circuit primaire (...) afin d’éviter le découvrement du cœur, est d’environ 2_h_40 min pour les réacteurs de 900_MWe, et d’environ 4_heures pour les réacteurs de 1300_MWe et N4_» [ASN, 23/12/15].

En clair, le personnel dispose d’un court délai pour empêcher la fusion du cœur. Mais ce ne sera pas aussi simple que d’appuyer sur un bouton. Il faudra d’abord établir les connexions électriques entre un tableau secouru (pour alimenter une pompe d’appoint au primaire) et la source électrique d’ultime secours interne commune à tous les réacteurs d’un site nucléaire. Les connections réalisées, on pourra alors démarrer manuellement soit un groupe diesel pour les tranches de 900_MWe (sauf Bugey), soit une Turbine à combustion (TAC) pour les autres paliers et pour Bugey, afin de mettre en service une pompe pour refroidir le réacteur. On peut supposer que les opérateurs ukrainiens disposent également d’un certain délai de grâce avant la fusion du cœur.

Le délai avant l’ébullition, l’évaporation, le découvrement du combustible et, in fine, sa fusion, est fonction de deux paramètres : la température initiale de l’eau du réacteur (ou de la piscine) et de la chaleur résiduelle des combustibles qui y baignent.

Réacteur VVER-1000

Combustible UO2 enrichi à 4,5% d'uranium 235

Burn-up : 45 GWj/t-1/3 ; 30 GWj/t-1/3 ; 15 GWj/t-1/3__

Temps de refroidissement après l’arrêt

Estimation de l’évolution de la puissance résiduelle en fonction du temps de refroidissement après l’arrêt du réacteur (3000_MWth)

1 seconde

544 MWth

100 secondes

108 MWth

1 heure

46,6 MWth

1 jour

19,3 MWth

8 jours

8,7 MWth

1 mois

4,8 MWth

3 mois

2,7 MWth

1 an

1 MWth

3 ans

0,3 MWth

Dans cette estimation, nous avons pris comme bases les valeurs de puissance résiduelle d’un REP de 2775_MWth (915_MWe) chargé avec 72,5_t d’oxyde d’uranium rapportée à la masse du cœur (80,1_t) d’un VVER-1000 (3000_MWth).

Le taux d’enrichissement retenu (4,5%) est proche du taux d’enrichissement d’un réacteur VVER (4,4%).

Le taux d’épuisement (burn-up) correspond à une fin de campagne avec renouvellement du combustible par tiers de cœur d’un REP 900 (source, MTE n°_50 - EDF 1983).

Cette estimation a vocation à donner les ordres de grandeur de la puissance à extraire du cœur après l’arrêt.

Le problème de l’évacuation de la puissance résiduelle des combustibles présents en piscine est le même. En cas de perte de toutes les sources électriques externes et internes, le refroidissement des combustibles ne pourra plus être assuré : l’eau va monter en température.

Avec le tableau présenté ci-contre, on peut se faire une idée du délai qu’aurait le personnel de la centrale de Tricastin pour rétablir l’alimentation électrique alimentant le système de refroidissement. C’est ce qu’on appelle la marge à l’ébullition de la piscine BK en cas de perte de son refroidissement.

Petit calcul de coin de table. Continuons avec l’exemple d’une piscine (dite BK) du Tricastin qui a un « compartiment de stockage_» d’un volume de « 1326_m3 » d’après l’IRSN (voir figure ci-après). Avec pour hypothèse 7MWth de puissance résiduelle et une température initiale de l’eau de 30°C, il faut apporter environ 108_MWh pour la réchauffer jusqu’à 100°C (4,185_kJ/kg°C). Pour une puissance thermique de 7_MW cela représente un délai 15,4_h pour l’atteinte de l’ébullition. Bien que nous n’ayons pas tenu compte ni du volume pris par les combustibles dans leurs racks de stockage ni des pertes thermiques par conduction dans le génie civil de la piscine BK, nous sommes dans l’ordre de grandeur de la marge à l’ébullition de la piscine BK de Tricastin : avec les mêmes hypothèses de départ, les techniciens disposeraient d’un délai plus réaliste de 13,8_h.

A titre de comparaison, pour l’EPR de Flamanville_3 le délai de grâce est bien plus court : « En l'absence de refroidissement, l'eau de la piscine PTR atteindrait 95°C 5,7 heures après le début du transitoire. L'ébullition de l'eau dans la piscine combustible commencerait après 6,3 heures » [EDF - Rapport préliminaire de sûreté de Flamanville_3 - Chapitre 19].

Si la piscine tient le coup. En effet, l’IRSN a noté « que la tenue des équipements qui contribuent à l’étanchéité de la piscine, tels que les tuyauteries des circuits de refroidissement et de traitement de l’eau ou les peaux métalliques d’étanchéité des différents compartiments, n’a pas été vérifiée pour des contraintes thermiques correspondant à une température de l’eau supérieure à 80°C » [IRSN 2020 - Éléments de sûreté nucléaire, Cf. page 425]. Tous ces délais sont bien théoriques et probablement inutiles si l’étanchéité de la piscine devient aléatoire au-delà de 80°C.

Pour les piscines de refroidissement des combustibles irradiés de Zaporijia, la « limite admissible [est] de 70°С maximum_» selon le Rapport "StressTest" des centrales ukrainiennes [ensreg.eu].

Par ailleurs, les piscines de Zaporijia, intégrées dans le bâtiment réacteur de chaque tranche, sont moins vulnérables aux tirs directs de projectiles que les piscines BK des tranches françaises.

Délais en heures d’atteinte de l’ébullition piscine BK en situation de perte de refroidissement

Puissance résiduelle initiale (MWth)

Température Initiale

de la piscine BK (°C) - CPY

10°C

30°C

50°C

1

128 h

98,9 h

70,1 h

2

64,1 h

49,4 h

35 h

3

41,9 h

32,3 h

22,9 h

4

31,4 h

24,2 h

17,2 h

5

25,1 h

19,4 h

13,7 h

6

20,9 h

16,2 h

11,5 h

7

17,9 h

13,8 h

9,8 h

8

15,7 h

12,1 h

8,6 h

9

14 h

10,8 h

7,6 h

10

12,6 h

9,7 h

6,9 h

Référence : Essai périodique Palier CPY - Délai d’ébullition de la piscine BK en cas de perte de refroidissement - EDF CNPE de Tricastin, 2012

En situation d’urgence, quelle que soit l’origine de la crise, la sûreté des installations repose sur les moyens de secours interne du site nucléaire et ceux pouvant être éventuellement acheminés par la Force d’action rapide nucléaire (FARN). C’est l’occasion de détailler les moyens de secours installés sur les sites des centrales françaises.


Vue en coupe des piscines du bâtiment du réacteur (BR)
et du bâtiment du combustible (BK)
d’un réacteur de 900_MWe du palier CPY,
avec les différents compartiments.

Source, IRSN