30 septembre 2022 • Jean-Marc Royer

Dossier GSIEN - Nucléaire militaire

Vers l’emploi de l’arme nucléaire en Europe ?

Carnets de Guerre #4


« La porte du feu nucléaire est ouverte depuis le 24 février 2022 en Europe et à ce jour, elle n’a pas été refermée ».

[Extraits]

Des élargissements de l’Otan aux manœuvres guerrières de part et d’autre

Le 9 février 1990 à Moscou, dans une phrase devenue célèbre depuis, le secrétaire d’état James Baker avait dit à Gorbatchev que : « les discussions entre les deux Allemagnes et les quatre forces d’occupation doivent garantir que l’Otan n’ira pas plus loin : sa juridiction militaire actuelle ne s’étendra pas d’un pouce vers l’est ». Le lendemain, Helmut Kohl, affirmait à son tour : « Nous pensons que l’Otan ne devrait pas élargir sa portée ». Neuf ans plus tard, fin avril 1999, le plan d'action pour l'adhésion de nouveaux membres était adopté lors de son 15e sommet à Washington. La Pologne, la Hongrie, la République Tchèque rejoignaient l'organisation militaire et à partir de 2004, onze nouveaux membres étaient successivement intégrés.

Lors de la conférence de Munich sur la sécurité en 2007, Poutine avait publiquement et clairement indiqué qu'il considérait l'élargissement de l'alliance Atlantique comme une provocation sérieuse qui réduisait le niveau de confiance mutuelle. C’est un fait, l'Otan s'est rapprochée de 1 200 kilomètres des frontières occidentales de la Russie depuis la fin de la guerre froide et la frontière lettone est à moins de 600 km de sa capitale.

En 1999 également, durant la guerre du Kosovo, l'Otan a participé au conflit par des bombardements massifs (trois cents par jour durant quatre mois !), sans avoir l'approbation du Conseil de sécurité et en violation des articles 5 et 6 de ses statuts qui précisent qu’elle n'est pas une structure offensive, mais défensive. D’autre part, depuis la fin de l’année 2001, l’organisation Atlantique a mené des opérations très largement en dehors de ses périmètres géographiques et légaux d’intervention, à savoir : en Afghanistan, en Mer Rouge, dans le golfe d’Aden, en Océan Indien et en Lybie.

De son côté, Poutine allait mener huit guerres entre la fin de 1999 et 2022. Pour le récapituler rapidement, il intègre l’administration présidentielle en mars 1997, juste après la première guerre contre la Tchétchénie. Pendant la période où il est chef du FSB – de juillet 1998 à décembre 1999 – se produisent les cinq attentats qui serviront de prétexte au déclenchement de la seconde guerre tchétchène afin de « laver l’affront » de la défaite précédente. Il devient président de la Russie fin 1999, pendant le siège de Grozny. Les combats dévastèrent la capitale tchétchène au point qu’en 2003, les Nations unies la qualifièrent de « ville la plus détruite sur Terre ». En 2008, Poutine a mené une guerre éclair contre la Géorgie. En 2014, le Donbass et la Crimée étaient envahis, causant la mort de 18 000 personnes en huit années. À partir du 30 septembre 2015, l’État russe a commencé à se déployer militairement en Syrie[vi] afin de soutenir Bachar Al Assad et ses propres intérêts au Moyen-Orient. En 2016, après Grozny et avant Marioupol, Alep était réduite à un champ de ruines. En septembre 2020 une intervention de « maintien de la paix » dans le Haut-Karabakh avait lieu et en janvier 2022, l'armée russe est intervenue au Kazakhstan.

Les traités de limitation des armes nucléaires sont devenus caducs

En fait, après avoir promulgué le « Patriot Act » à la fin du mois d’octobre 2001, l’administration états-unienne commençait à mettre en œuvre ce qui fut par la suite théorisé comme le « continuum de sécurité globale ». Le 13 décembre suivant, les États-Unis se retirèrent unilatéralement du traité ABM (Anti Balistique Missile) qui limitait drastiquement l’emploi de ces armes nucléaires. George W Bush présenta ce retrait comme une première étape vers la mise au point et le déploiement d'un bouclier de défense anti-missiles destiné, selon lui, à protéger les États-Unis et ses alliés, dont la Russie ( ! ), d'une attaque de missiles tirés par des « États voyous », mentionnant notamment l'Iran, la Corée du Nord ou la Somalie... De fait, les anciens traités de maîtrise des armements nucléaires issus de la guerre froide et l'accord de Ciel ouvert entré en vigueur en 2002 ont été remis en cause. Il ne reste à présent que le traité New Start.

Le 2 août 2019, les États-Unis sortaient officiellement du traité de limitation des Forces Nucléaires à portée Intermédiaire (INF en anglais) conclus en 1987, suivis par la Russie quelques mois plus tard. La route était libre pour une relance de la course aux armements. Dès le lendemain du retrait, le Pentagone publiait la photo du tir d’un nouveau missile Tomahawk suivi de deux autres essais de missiles sol/sol – l’ATACMS « upgraded » et le « Precise Strike Missile ». Un peu plus tard, cette même année, le Pentagone signalait le déploiement du Sous-marin Nucléaire Lanceurs d’Engins « USS Tennessee » avec des missiles Mer-Sol Balistique à tête nucléaire de 5 à 7 Kilotonnes de puissance, tandis que Poutine annonçait la mise au point par la Russie d’une panoplie de nouvelles armes stratégiques toutes réputées quasi impossibles à intercepter, et capables de frapper en n’importe quel point du globe.

(...)

En 2013, Poutine s’engouffre dans la porte ouverte…

En août 2012, un mois après que le régime de Bachar el Assad ait reconnu posséder des armes chimiques, Barack Obama déclarait que l’utilisation de telles armes constituait « une ligne rouge » à ne pas franchir sous peine « d’énormes conséquences ». Lorsqu'en août 2013, 1_400 personnes dont 426 enfants décédaient suite à l’usage de gaz toxiques lors d'attaques dans la banlieue de Damas, Obama reculait piteusement. Poutine a ainsi trouvé la voie ouverte à une présence impériale en Syrie. Et Bachar a donc continué à se servir du chlore, ce qui fut le cas au moins à trois reprises en 2014 et 2015, sur des localités de la province d'Idleb, ce qu’une commission d'enquête de l'ONU a ensuite confirmé. On ne peut évidemment s’empêcher de rapprocher la reculade d’Obama – et de ses terribles suites pour les populations locales – de la spectaculaire défaite des Etats-Unis en Afghanistan en août 2021, laquelle fut contemporaine des préparatifs militaires d’invasion de l’Ukraine par Poutine.

L’invasion de l’Ukraine en 2014 et les implantations de missiles US en 2016

Lorsque George W. Bush avait annoncé la sortie du traité ABM au profit d’un « bouclier anti-missiles » dont les premiers éléments devaient être déployés en Pologne et en République tchèque, cela fut assez vite contesté par la fédération de Russie qui y vit une invalidation de sa propre dissuasion nucléaire. En effet, ces missiles pouvaient tout aussi bien permettre des tirs défensifs sol-air – le « bouclier » de G. W. Bush – que des tirs offensifs sol-sol de missiles nucléaires vers le territoire russe. De fait, cela constituait une remise en cause de « sa capacité de frappe en second » et invalidait du même coup la stratégie dite de « dissuasion nucléaire » de la Russie. Les implantations de missiles du « bouclier » devaient finalement se concrétiser, d’abord en Roumanie en mai 2016, puis en 2018 en Pologne. Pour y répondre, les russes déployèrent alors leur système sol-sol Iskander dans l’enclave de Kaliningrad.

L’invasion du Donbass et l’annexion de la Crimée en 2014 furent un « coup de poker » minutieusement mis au point par le clan Poutine. Ceci dit, cette blitzkrieg fut d’autant plus facile à réaliser que les Européens ont détourné les yeux et se sont bouchés les oreilles afin de « sécuriser » leurs gigantesques investissements en Russie. Devant les opinions, ils ont continué à justifier leur attentisme par un dogme vieux de deux siècles : « continuons à faire du commerce avec les russes, ils progresseront vers notre modèle libéral ».

Ce vieux credo raciste a particulièrement sévi en Allemagne depuis 1990, car ce capital voue une reconnaissance éternelle au pouvoir de Gorby (un sobriquet affectif particulièrement en vogue outre-Rhin) pour l’avoir laissé faire le casse du siècle en RDA, un Anschluss plus connu sous le nom de « réunification ». C’est également ce qui explique que, malgré les renseignements concordants et les images satellites à profusion, les européens ne voulaient toujours pas croire à l’invasion de l’Ukraine quelques jours avant qu’elle se produise. « Il n’y a pas plus aveugle que celui qui ne veut pas voir » (dicton populaire).

Tout s’accélère à partir de juin 2019

Le nucléaire dans la nouvelle stratégie militaire des USA

Le 11 juin 2019, l’état-major US publie un document intitulé “Nuclear Operations Joint Publication 3-72” qui précise le mode d’emploi de l’arme nucléaire dite tactique: « Integration of nuclear weapons employment with conventional and special operations forces is essential to the success of any mission or operation ». Cette nouvelle conception intègre d’emblée dans la confrontation militaire une dimension nucléaire conçue comme un « continuum de l’engagement conventionnel » avec l’emploi possible de charges nucléaires de faible puissance sur la ligne de front. Ce qui signifie que le nucléaire peut s’utiliser comme n’importe quelle arme dès lors que la cible est militaire et qu’obtenir la victoire l’impose, une évolution qui sera aussi celle de Moscou l’année suivante. Face aux armées chinoise ou russe, ce type d’engagement provoquerait vraisemblablement une riposte du même ordre, suivie d’une escalade nucléaire impliquant tous les membres de l’Otan, selon les implications de son article 5.

Autrement dit, si l’on rapproche cette nouvelle stratégie militaire des manœuvres annuelles de l’Otan et de ses implantations de missiles, on peut avancer qu’au moins depuis 2016, les Etats-Unis préparent, organisent et accoutument de facto les européens à l’éventualité d’une « bataille nucléaire de l’avant » contre la Russie – pour reprendre la terminologie de la guerre froide – sauf qu’à présent « le glacis » séparant l’Europe de l’Ouest de la Russie est réduit à l’Ukraine.

En outre, il ne faudrait pas négliger ceci : durant la « guerre froide », les affrontements entre blocs ne se sont pas déroulés en Europe pour de multiples raisons, mais ailleurs, sur ce qui fut alors appelé « des terrains secondaires ». Il se trouve qu’aujourd’hui l’affrontement principal est celui qui se joue entre les États-Unis et la Chine en Asie-pacifique et que l’Europe est justement devenue une sorte de « terrain secondaire » dans ce face à face, de tous les points de vue : militaire, économique, politique.

Last but not least, du point de vue de la « dissuasion », la nouvelle stratégie états-unienne (puis russe, un an après) rend en grande partie caduque l’activation d’un « ultime avertissement unique » dont se prévalaient et se prévalent encore des pays dotés de l’arme nucléaire… Exit donc tous les arguments militaires qui soutenaient ladite « dissuasion nucléaire » depuis plus d’un demi-siècle.

La nouvelle stratégie nucléaire de la Russie

Le texte de 2020, listant les « conditions déterminant la possibilité d’emploi de l’arme nucléaire » (point 19), prévoit quatre circonstances :

- l’obtention « d’informations fiables sur le lancement de missiles balistiques attaquant le territoire russe et (ou) celui de ses alliés » ;

- la réalisation par l’adversaire « d’actes contre des sites étatiques ou militaires d’importance critique de la Fédération de Russie dont la mise hors de fonctionnement conduirait à compromettre la riposte des forces nucléaires » ;

- « l’emploi par l’adversaire d’armes nucléaires ou d’autres types d’armes de destruction massive contre le territoire de la Fédération de Russie et (ou) de ses alliés » ;

- « une agression contre la Fédération de Russie engageant des armements conventionnels, quand l’existence même de l’État est menacée ».

Le 3 juillet 2021, durant ce qui s’est avéré être des préparatifs de guerre, Poutine a également signé une nouvelle stratégie de sécurité nationale qui se substitue à celle qui était en vigueur depuis 2015, laquelle envisageait encore comme possible le rétablissement d’une relation constructive avec les États-Unis et leurs alliés... Ce n’est plus le cas ici : la confrontation avec l’Occident serait appelée à durer, car ces pays seraient déterminés à affaiblir la Russie aux niveaux militaire, technologique, économique et « spirituel ». Une tentative « d’occidentalisation de la Russie », présentée comme en passe de réussir, serait en jeu. Il y est explicitement indiqué que des forces étrangères tenteront d’exploiter les difficultés internes de la Russie. En outre, à la différence du texte de 2015, l’UE n’est plus mentionnée dans ce texte, ce que les propositions de traité et d’accord de décembre 2021 – uniquement et ostensiblement adressés aux Etats-Unis et à l’Otan – viendront entériner. En d’autres termes, le clan Poutine ne considère pas l’UE comme une puissance militaire, ce qui renforce malheureusement la possibilité de considérer l’Europe comme un « terrain secondaire d’affrontements », et que les Ukrainiens sont en train de vivre dans leur chair.

Article complet : Carnets de Guerre #4

Les autres carnets_

Carnets de Guerre #1

Notes sur l'invasion Russe de l'Ukraine

Carnets de Guerre #2

L’anschluss de la RDA, première extension de l'OTAN en 1990

Carnets de Guerre #3

Un désastre nucléaire est d'actualité en Europe

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