ALLOCUTION DE JACQUES YVES COUSTEAU
(Conférence des Nations Unies sur la population et le développement)
Le Caire, septembre 1994
En cette période de commémoration des morts, qu'il me soit permis de ne pas trouver contradictoire ni même paradoxal, de vous communiquer cette fameuse allocution publique dont beaucoup de personnes ont entendu parler mais que finalement peu ont lue et qui a été surnommée «l'appel aux vivants» (Je n'ajouterai pas de réflexion, mes chroniques me paraissant en être un reflet en continu, sinon qu'il crée un nécessaire équilibre avec le (triste)"Appel de Heidelberg" plus connu parce que plus médiatisé...):

«Depuis Malthus, le Club de Rome et bien d'autres ont montré que la croissance incontrôlée de la population, associée au développement économique, constituait une menace pour les ressources de la planète et pour la biodiversité de notre environnement. Pendant 1000 ans - environ 900 apr. J.C. à 1900 apr. J.C. - la population est restée relativement stable: de 1 milliard à 1,5 milliard d'habitants. Mais de mon vivant, la population a triplé et suit aujourd'hui une courbe de croissance hyperbolique. Il s'agit là de faits.

Nous ne voulons pas les associer à des influences religieuses ou culturelles ni à des questions morales comme l'avortement ou la sexualité des adolescents. La planification familiale est une décision strictement privée et ne doit être soumise à aucune espèce de pression, soit politique, soit légale, soit économique. Mais voici que presque partout la fécondité suit son propre rythme, un rythme de déclin; mais ne soyons pas trop optimistes, la population mondiale sera de 9 à 10 milliards en 2035. Le reste n'est que spéculation: on peut espérer que le nombre de citoyens à bord de la planète se stabilisera aux alentours de 11 à 13 milliards. Cette évolution se produira d'elle-même et quelque soient les influences. Il se peut que nous perdions du temps à débattre de la façon d'éviter l'inévitable.

Mais nous avons devant nous une tâche bien plus urgente: qu'avons-nous à proposer à tous ces gens? Comment devrions-nous les accueillir? Avec rancoeur? En refusant égoïstement de partager? Avec hostilité? Ne comprenons-nous pas que sans notre aide active, la famine se propagerait, l'environnement serait pillé, le ressentiment se développerait, en suscitant une jalousie féroce, la haine, un affrontement sanglant entre les anciens riches et les nouveaux pauvres? Non. Décidons de démontrer que nous avons un cerveau pour guider notre coeur. Nous sommes dans l'absolue nécessité de partager avec nos hôtes, les nouveaux venus. Préparons-leur, dès maintenant, un espace digne d'eux. Ouvrons-leur nos bras et accueillons-les avec un «bienvenue à bord» sincère.

Comment y parvenir? En oubliant pas que nous autres occidentaux, n'avons atteint notre remarquable état de bien-être qu'en sous-payant systématiquement les ressources que nous avons acquises auprès des pauvres. Cette arme économique, née du concept de l'économie de marché, a réduit les trois-quarts du monde à la misère, à la faim et même à une soif mortelle. Ces faits ne sont pas encore officiellement reconnus mais de plus en plus de gens les comprennent. Que cette évolution des esprits se poursuive; préparons dès maintenant, pendant les trentes trop courtes années qui vont suivre, un autre monde ouvert à la fraternité et au respect mutuel.

Sautons à l'an 2030; les ressources mondiales seront alors difficiles à partager. Leur importance peut être évaluée aujourd'hui en ayant recours à la science et à la technologie la plus avancée pour en obtenir le meilleur rapport, tout en faisant appel à notre sens de la justice pour en assurer un accès équitable. L'énergie sera l'argent du futur, qui servira à déterminer la valeur réelle des biens au lieu de fonder l'économie sur le désir de clients soumis à des tentations artificielles. L'eau douce produite en quantité limitée limitée chaque annés par évaporation est le plus précieux de tous les dons de la nature et doit être utilisée de façon efficace dans l'intérêt de tous. Les déserts devront être reconquis à la force des techniques pour accroître la production alimentaire. Le logement et les modes de vie ne seront plus le monopole des lobbies du béton. La santé publique et l'éducation seront développées autant que le permettra la nouvelle économie basée sur le "kilowatt-heure".

N'oublions pas que nos enfants et petits-enfants feront partie de cette société du futur et que nous avons le devoir de travailler dès aujourd'hui pour assurer la joie de vivre et la fierté de compter parmi les êtres humains».

Jacques-Yves Cousteau

Yves Renaud