RÉSEAU SOL(ID)AIRE DES ÉNERGIES !
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NUCLEAIRE

Nucléaire: un avenir radieux?
http://www.liberation.fr/page.php?Article=351762
par Marie-Hélène LABBE    mardi 17 janvier 2006
Marie- Hélène LABBE est professeure à l'Institut d'études politiques (IEP) de Paris.
     La dégradation des conditions de sécurité, assez logiquement, et la mondialisation, de façon plus paradoxale, ont conduit les Etats à rechercher l'indépendance nucléaire à la fois dans les domaines civil et militaire. Cette tendance qui relance la prolifération et bénéficie à l'industrie nucléaire reste toutefois à la merci d'une résurgence de la peur nucléaire. Paradoxale dans un monde interdépendant, l'indépendance est à nouveau recherchée et la plus symbolique ­ l'indépendance nucléaire ­ l'est par les Etats qui peuvent l'envisager. Cette recherche d'indépendance concerne aussi bien le nucléaire civil que le nucléaire militaire.

     Le nucléaire civil présente un double avantage. Il permet de faire un pas vers l'indépendance énergétique et de lancer une passerelle vers le nucléaire militaire.
     Le nucléaire civil ne s'est pas effondré sous les attaques des écologistes. Aujourd'hui, les Suédois semblent désireux d'apporter des inflexions au référendum de 1980, et si, en Allemagne, madame Merkel a rappelé que l'arrêt du nucléaire faisait partie de l'accord de coalition, la date prévue est suffisamment lointaine pour permettre des infléchissements de politique. On assiste au contraire à un redémarrage. La Finlande confirme son choix d'un nouveau réacteur nucléaire, les Etats-Unis reconsidèrent favorablement l'installation de nouvelles centrales nucléaires et en France, le président de la République vient de se prononcer en faveur du réacteur de 4e génération.
     Affirmée à tous les niveaux pendant de nombreuses années, la séparation entre le nucléaire civil et le nucléaire militaire est en réalité tout sauf étanche. C'est bien pourquoi la plupart des Etats ont créé une seule entité qui englobe le civil et le militaire (CEA en France, Minatom en Russie). Tous les Etats, sauf Israël, ont établi des vases communicants entre les deux versants d'une même aventure. Le cas le plus célèbre étant celui de l'Inde, qui utilisa pour son essai de 1974 le plutonium séparé à partir des combustibles irradiés produits par un réacteur canadien.

Le nucléaire militaire offre la garantie de la défense des intérêts vitaux.
     La doctrine gaullienne n'a pas pris une ride et ne souffre d'aucun démenti : les cinq Etats reconnus comme Etats dotés de l'arme nucléaire par le TNP ont sanctuarisé leur territoire et jouent un rôle majeur ­ parfois hors de proportions avec leur poids réel ­ sur la scène internationale. Quant aux nouveaux Etats nucléaires, ils avaient chacun de bonnes raisons de sanctuariser leur territoire : Israël contre le monde arabe et l'Iran, l'Inde contre la Chine et accessoirement contre le Pakistan, le Pakistan contre l'Inde. Et la leçon irakienne ­ l'invasion à deux reprises d'un Etat dépourvu d'armes nucléaires ­ a été méditée dans tout le Moyen-Orient, et au-delà.
 Cette quête de l'indépendance est, de façon paradoxale, favorisée par la mondialisation qui avait pourtant semblé, un temps, la rendre obsolète ou absurde.

Les réseaux de fournisseurs rendent les mécanismes de contrôle dépassés.
     Si les raisons de la quête de l'arme nucléaire restent multiples et complexes, les modalités relèvent tout simplement des échanges économiques : troc par la Corée du Nord de la technologie des missiles balistiques contre celle de l'enrichissement de l'uranium, maîtrisée par le Pakistan ; transfert par la Chine d'une technologie d'enrichissement de l'uranium au Pakistan ; vente par la Russie de réacteurs pour la centrale iranienne de Busheher. Derrière ces deals, publics ou désormais connus, se profile un vaste réseau mondial qui permet la rencontre de l'offre et de la demande nucléaires. Maîtrisant les techniques de délocalisation, multipliant les fournisseurs, les acteurs de ces réseaux ­ à l'instar du «père de la bombe pakistanaise», le Dr Khan ­ mêlent fierté nationale, compétence technique, ressentiment contre les Etats dotés de l'arme nucléaire et cupidité personnelle.

     Ces réseaux de biens et technologies nucléaires rendent les mécanismes de contrôle des exportations nucléaires complètement obsolètes. Leur composition comme leur fonctionnement (gentlemen agreement) sont d'une autre époque.
     L'AIEA n'a jamais pu s'affranchir de sa double mission contradictoire: promotion de l'énergie nucléaire, et contrôle de l'usage qui en est fait. Le TNP, conçu comme un instrument de lutte contre la prolifération nucléaire, est de plus en plus contesté par les Etats non nucléaires respectueux de leurs engagements qui se sentent «floués» par l'absence de sanctions infligées à la Corée du Nord et à l'Iran. La conférence d'examen de 2005 a été un échec et on peut se demander si le TNP n'est pas déjà dépassé. Quant au Club de Londres, cartel d'exportateurs fondé en 1975 à l'instigation des Etats-Unis qui comprend 44 membres, il ne regroupe, à l'exception de l'Argentine, du Brésil, de la Turquie et de l'Afrique du Sud, que des pays «du Nord» et ne prévoit pas de sanctions en cas de violation des directives qu'il émet..

Toutefois tout peut basculer à nouveau si la peur revenait.
     Occultée, la peur du nucléaire civil a reculé. Même si les sites d'enfouissement des déchets donnent lieu à des controverses, ils ne font plus l'objet d'un rejet massif de la population, et l'événement fondateur de la peur du nucléaire civil ­ l'accident de Tchernobyl ­ vient de donner lieu à un rapport de l'ONU très lénifiant sur le nombre «réel» de victimes.
     Or les risques d'accident vont se multiplier avec le vieillissement des centrales occidentales (35 ans pour les plus anciennes centrales françaises) et celui des centrales d'Europe de l'Est, construites sur le modèle de Tchernobyl et dont les défauts, maintes fois constatés, n'ont que rarement conduit à une fermeture définitive. Autre source d'inquiétude, la privatisation. Ne va-t-elle pas conduire, au nom de la compétitivité, à un relâchement des contraintes de sûreté, coûteuses ?
     De même, la peur de l'arme nucléaire incarnée par les corps brûlés des hibakushas semble s'éloigner. La commémoration du 60e anniversaire de Hiroshima n'a en rien eu l'ampleur de celle du débarquement en Normandie. L'horreur s'évanouissant, la peur semblant appartenir à la période de la guerre froide, reste le sentiment que cette arme est extraordinaire, à la fois «propre» puisqu'elle n'a pas vocation à être utilisée et efficace puisque le «faible» qui en est doté peut dissuader le «fort».
     Et pourtant, un accident pourrait rappeler que les armes nucléaires ne sont pas tout à fait des armes comme les autres. La radioactivité les en distingue fondamentalement. Or les armes sont, elles aussi, touchées par le vieillissement, et l'absence d'essais réels en amoindrit la sûreté.
     Quant à la possession d'armes nucléaires par un plus grand nombre d'Etats, rien ne dit que la dissuasion qui a prévalu entre les Etats-Unis et l'URSS s'appliquerait. Rien ne garantit non plus que ces armes seront équipées de «verrous» suffisants pour éviter qu'elles ne tombent dans des «mains non autorisées», que ce soit une minorité au sein d'un gouvernement ou une formation terroriste.

     Dans la relation dialectique entre la raison, qui joue en faveur de l'expansion du nucléaire et la passion, en l'occurrence la peur, qui conduirait à la contenir, c'est pour le moment la raison qui l'emporte. Il n'est pas dit que la passion ne reviendra pas troubler les calculs des stratèges.