RESEAU SOL(ID)AIRE DES ENERGIES !
Débat problématique énergétique / effet de serre / climat, etc.
Problématique mondiale du gaz

La nouvelle ruée vers "l'or bleu"
http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3214,36-727707@51-724321,0.html
LE MONDE | 05.01.06

    Le gaz pourrait devenir au XXIe siècle ce que le pétrole fut dans les dernières décennies du siècle précédent : une source intarissable de conflits et une arme politique redoutable entre les mains de grands pays producteurs comme la Russie et l'Iran. La crise russo-ukrainienne — marquée par l'arrêt de la livraison de gaz russe à Kiev entre le 1er et le 3 janvier — n'a fait que confirmer la dimension hautement stratégique du secteur de l'énergie. Mais elle s'inscrit aussi dans un contexte plus large où l'ouverture des marchés, la concurrence accrue, l'émergence de producteurs peu accommodants avec l'Occident et l'épuisement programmé des réserves pose désormais crûment la question de la sécurité des approvisionnements énergétiques.

UNE ÉNERGIE À L'AVENIR PROMETTEUR

    Moins polluant que le charbon et le pétrole, le gaz répond aux contraintes imposées par le protocole de Kyoto sur la réduction des émissions de CO2 et autres gaz à effet de serre. Il est aussi plus abondant que l'or noir: les experts estiment les réserves prouvées à soixante-six ans (contre quarante ans pour le pétrole) au rythme actuel de production et avec les technologies connues. Elles sont "probablement sous-évaluées", pense Jean-Marie Chevalier, directeur du Centre de géopolitique de l'énergie et des matières premières (Paris-IX-Dauphine), car les compagnies ont très longtemps privilégié l'exploration pétrolière au détriment du gaz. Il arrivait même qu'elles brûlent le gaz découvert dans un réservoir de pétrole brut!
    Le gaz est promis à un bel avenir. "Sa consommation devrait progresser à un rythme annuel de 2,3% d'ici à 2030 et presque doubler pour atteindre 4.900 milliards de m3", écrit Fatih Birol, économiste en chef de l'Agence internationale de l'énergie (AIE), dans le World Energy Outlook 2004, le panorama mondial qu'il réalise chaque année pour cette agence rattachée à l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Sa progression serait plus rapide que celle de l'hydraulique (1,8%), du pétrole (1,6%), du charbon (1,5%) et du nucléaire (0,4%). Répondre à une telle demande, ajoute M. Birol, nécessitera des investissements colossaux qu'il a chiffrés à 100 milliards de dollars par an (dont la moitié dans l'exploration-production).
    Les majors l'ont bien compris. De simples pétroliers — ExxonMobil, Shell, BP, Total, Chevron ou Eni — sont devenus des groupes pétro-gaziers qui investissent des sommes énormes (moins qu'elles le voudraient et le pourraient) dans l'exploitation des grands gisements, aux côtés des compagnies nationales russes, iraniennes, qataries, algériennes ou libyennes.
    Trois des sept "projets structurants" de Total pour 2010-2030 sont menés dans le secteur du gaz (Iran, Yémen et Qatar). Le groupe français joue aussi des coudes dans la cour des multinationales afin d'être retenu par les Russes pour "opérer" les gisements géants de la mer de Barents. Si Chevron a déboursé 14 milliards € pour acquérir Unocal, c'est en partie pour les réserves de gaz détenues par la compagnie californienne en Asie centrale. Shell a investi 20 milliards de dollars dans Sakhaline (pétrole et gaz), le méga-projet de l'Extrême-Orient russe. De nombreuses compagnies se renforcent aussi sur la chaîne du gaz naturel liquéfié (GNL), qui leur donne beaucoup de souplesse et leur permet de vendre ces cargaisons au prix fort quand le marché du gaz s'emballe. Ce GNL expliquera l'essentiel du triplement du commerce du gaz à l'horizon 2030, note l'AIE.

UN USAGE CROISSANT DANS LA PRODUCTION D'ÉLECTRICITÉ

    Les particuliers ne sont pas seuls à utiliser le gaz. Il prendra une part croissante dans la production d'électricité. L'AIE estime qu'en 2030 35% du courant produit dans le monde devraient provenir de centrales fonctionnant au gaz (contre 15% en 2002). Tous les grands groupes d'électricité, des français EDF et Suez aux allemands E. ON-Ruhrgas et RWE, à l'italien Enel et à l'espagnol Endesa, relancent l'investissement dans ce secteur. Tout comme les nouveaux venus dans la fourniture d'électricité: l'indépendant Poweo envisage la construction de plusieurs centrales au gaz dans les prochaines années.
    Les centrales au gaz sont moins longues et moins coûteuses à construire que d'autres types de centrales et constituent une solution de transition pour la production d'électricité, dont la demande va elle aussi croissant.
Elles ont un autre avantage, sans doute plus décisif: elles ne suscitent pas de véritable rejet dans l'opinion, un sentiment qui constitue le principal obstacle à la relance du nucléaire dans les pays démocratiques.
     "Le gaz n'est pas en situation de monopole et on peut lui substituer d'autres sources d'énergie, nuance M. Chevalier: il devra donc être compétitif par rapport à d'autres sources d'énergie." Une hypothèque, reconnue par l'AIE, qui pèse sur son développement futur, même si l'accroissement de la demande est tel que toutes les sources d'énergie ont désormais leur place.
    Le recours au gaz progressera, moins fortement, dans l'industrie (comme matière première ou combustible). Mais il sera soumis, là aussi, à l'arbitrage sur les prix que ses utilisateurs réaliseront en regardant les autres sources d'énergie.

DES ETATS PROPRIÉTAIRES DES RESSOURCES GAZIÈRES

    A l'exception des Etats-Unis, où le propriétaire du sol l'est aussi du sous-sol, les grands pays producteurs ont gardé la propriété des ressources souterraines, à commencer par des pays comme la Russie ou l'Iran, où le secteur public reste prépondérant. Les hydrocarbures leur appartiennent, et ils sont exploités par de grandes compagnies nationales qui passent des contrats d'exploitation avec des firmes internationales : celles-ci bénéficient de concessions ou signent des contrats de partage de production aux termes desquels les pays rémunèrent les compagnies étrangères pour leurs investissements en barils de pétrole ou en milliers de mètres cubes de gaz. Seuls les stocks dits "stratégiques" appartiennent aux Etats consommateurs, voire à certaines compagnies privées.     Les tensions portent donc moins sur la propriété du sous-sol et des réserves que sur le partage des revenus tirés du gaz, comme l'ont montré, ces dernières semaines, les conflits ouverts entre les compagnies pétrolières et deux pays latino-américains, le Venezuela et la Bolivie. Le président vénézuélien, Hugo Chavez, leur a arraché une hausse des impôts et des royalties versés pour l'exploitation des pétroles lourds de l'Orénoque. Porté à la présidence de la Bolivie, le 18 décembre 2005, Evo Morales a promis, durant sa campagne, une "nationalisation des hydrocarbures", à tout le moins une renégociation des contrats signés avec les 26 compagnies opérant dans un pays riche de la deuxième réserve gazière d'Amérique latine, après le Venezuela. M. Chavez et M. Morales alimentent et répondent à la fois à la demande d'une population pauvre qui se dit "spoliée" de son bien le plus précieux par de grandes compagnies européennes ou nord-américaines "prédatrices".

UN APPÉTIT CROISSANT DES PAYS ÉMERGENTS

    Ce sont bien ces pays — surtout en Asie — qui connaîtront la plus forte croissance annuelle de la demande dans les vingt-cinq ans à venir, notamment pour produire de l'électricité, soulignent les experts de l'AIE: le Brésil (5,8%), la Chine (5,4%), l'Inde et l'Afrique (5%) arriveront en tête, suivis par des pays d'Amérique latine (4,1%), d'Asie (3,8%), l'Indonésie (3,1%) et le Moyen-Orient (2,8%).  Au total, la demande du monde en développement progressera de 3,9% par an, alors que celle des pays riches de l'OCDE n'augmentera que de 1,6%. C'est pourquoi la Chine et l'Inde lorgnent sur les énormes réserves russes et iraniennes, tout comme le Japon et la Corée du Sud, tandis que le Brésil recherche le gaz du Venezuela et de Bolivie. Tous ces pays déploient une intense activité diplomatique et commerciale pour orienter vers eux gazoducs et oléoducs.

UN ENJEU GÉOPOLITIQUE RENFORCÉ PAR LA CRISE RUSSO-UKRAINIENNE

    Avant la crise russo-ukrainienne (de vives tensions étaient déjà apparues en 1993), le monde n'avait encore jamais connu de grandes batailles gazières prenant une dimension géopolitique. Même si ses conséquences sont sans commune mesure, le geste de Moscou sonne comme la réplique, à trente-deux ans de distance, de l'embargo décrété en 1973 par les pays de l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) contre les Etats "amis d'Israël". De fortes tensions étaient aussi apparues dans les années 1980, quand les Etats-Unis avaient cherché à empêcher les Européens d'acheter du gaz de l'autre côté du rideau de fer. Ces derniers avaient fini par faire prévaloir leurs intérêts, et la Russie s'est montrée un partenaire dur en affaires lors de la négociation des prix, mais d'une grande fiabilité. "Entre 1980 et 2005, il n'y a jamais eu d'interruption d'approvisionnement entre la Russie et l'Europe", rappelle M. Chevalier, qui juge que la confiance doit régner dans un domaine où les contrats d'approvisionnement portent sur des durées pouvant dépasser vingt ans.
    Les vrais points de friction géopolitiques apparaissent sur le tracé des "tuyaux" par lesquels transitent le gaz et le pétrole.
Quand Moscou a décidé la construction d'un gazoduc reliant directement la Russie à l'Allemagne en passant sous la mer Baltique, le projet a soulevé l'indignation des pays baltes et de la Pologne, privés des droits de transit du gaz. 
    Dans l'est de la Russie, Chine et Japon s'affrontent pour être le débouché prioritaire des nouveaux pipelines en provenance de Sibérie. Plus modestement, le tracé du gazoduc entre le Venezuela et l'Argentine, via le Brésil, suscite la colère de la Bolivie, qui a été contournée.
    La guerre du gaz porte, enfin, sur les voies maritimes et les zones où l'on pourrait découvrir de nouveaux gisements d'hydrocarbures. Ainsi l'Arctique fait-il l'objet de tensions entre les Etats-Unis et le Canada, la Norvège et la Russie (mer de Barents), le Danemark et le Canada (île de Greenland). L'Agence américaine US Geological Survey estime qu'un quart des ressources énergétiques restant à découvrir sur la planète gît dans les zones arctiques.
    Si la calotte glaciaire fond sous l'effet du réchauffement climatique, de nouvelles zones d'exploration d'hydrocarbures et de nouvelles routes pour le transport maritime s'ouvriront. Une ruée vers "l'or bleu" se prépare. Et, avec elle, d'inextricables conflits.
Jean-Michel Bezat
Chronologie
1650. Philip Shirley présente à la Société royale de Londres la découverte d'une source de biométhane appelé "gaz des marais".
1784. Jean-Pierre Minkelers, professeur à l'université de Louvain, traite la houille par pyrogénation et obtient des "fumées", à la fois capables de gonfler un ballon et de produire une flamme lumineuse. Il publie son Mémoire sur l'air inflammable tiré de différentessubstances. Des ateliers sont équipés de cette nouvelle source d'éclairage.
1790. Philippe Lebon, en France, et William Murdoch, en Angleterre, réalisent des expérimentations à partir de la houille, menant aux débuts de l'industrie gazière.
1796. Philippe Lebon invente la Thermolampe, à la fois capable d'éclairer et de chauffer.
1814. Les rues du quartier de Westminster, à Londres, sont éclairées au gaz.
1816. Installation à Paris de l'éclairage public au gaz. Berlin et Hanovre sont pourvues dix ans plus tard.
1835. Mise au point du premier appareil de cuisson au gaz.
1920-1930. Découverte de gisements de gaz naturel aux Etats-Unis et en Europe (dans la plaine du Pô notamment), qui remplace de plus en plus le gazde ville tiré du charbon pour les besoins industriels et domestiques.
1957. Découverte du gisement de Lacq, en France, puis, en 1959, de celui de Groningue, aux Pays-Bas. Débuts de l'exportation par gazoduc. Le gaz naturel représente 2 % de la consommation en Europe occidentale, contre 27 % aux Etats-Unis.
1964. L'Europe se tourne de plus en plus vers le gaz naturel. Le milieu des années 1960 est marqué par le développement de la production de Groningue et des importations de gaz en provenance d'URSS, de Norvège et d'Algérie.
1973. Accord sur la construction du gazoduc pouvant exporter du gaz algérien vers l'Europe, le Transmed. Il ne devient opérationnel qu'en 1983.
1980. L'administration américaine tente d'empêcher la construction de gazoducs pour l'acheminement du gaz russe vers l'Europe des Quinze. En 2002, celle-ci a importé 74 milliards de m3 de gaz russe, soit 19 % de sa consommation.
Infographie Le Monde
Près du quart du gaz européen passe par l'Ukraine
La Russie, important fournisseur européen de gaz, fait passer de nombreux gazoducs par l'Ukraine.
La "guerre du gaz"
Depuis des semaines, le géant russe du gaz, Gazprom, menace de couper son approvisionnement à l'Ukraine dès le 1er janvier si celle-ci refuse d'accepter le nouveau tarif du gaz russe, qui passerait de 50 à 230 dollars les 1.000 m3.