CONTROVERSES NUCLEAIRES !
VEILLE NUCLEAIRE INTERNATIONALE
2010

I/ L'inquiétante panne du nucléaire français
ADIT, octobre
http://www.lejdd.fr/
     Areva et EDF se déchirent, le réacteur EPR attend les clients et le rapport Roussely remis à Nicolas Sarkozy reste sans lendemain. Que se passe-t-il?

     C'était en janvier 2009. Nicolas Sarkozy annonçait la construction d'un réacteur EPR à Penly, en Seine-Maritime. Le fleuron de la technologie nucléaire française allait trouver, au bord de la Manche, son cinquième débouché après Flamanville dans le Cotentin, la Chine (2 unités) et la Finlande. En attendant d'autres conquêtes mondiales à trois ou quatre milliards € par contrat dans les pays émergents et chez nos voisins.
     C'était il y a deux ans. Une éternité. Aujourd'hui, personne ne se risque à dire quand Penly se fera. Ni chez EDF, l'exploitant, ni chez Areva, le fournisseur. Les chantiers internationaux se résument toujours à deux sites. La liste des déboires s'est allongée: retards, surcoûts, perte de l'appel d'offres à Abu Dhabi et, récemment, suspension du projet d'EPR aux Etats-Unis...
     L'atome tricolore est en panne. Et la fameuse "équipe de France du nucléaire", encouragée par l'Etat actionnaire, vit au rythme des déchirements entre Henri Proglio (EDF) et Anne Lauvergeon (Areva). Pour enrayer la spirale de l'échec, l'Elysée a demandé un rapport à François Roussely, l'ancien patron d'EDF. Remis fin juillet, il préconise qu'EDF soit le "chef de file" du nucléaire tricolore. Pas de quoi apaiser les tensions. "Proglio se veut capitaine de l'équipe? Mais il passe son temps à cogner sur les joueurs!", peste une sommité du secteur. Le document préconise aussi la création d'un VRP du nucléaire français, via un haut-commissariat ou une société ad hoc, qui recueillerait les souhaits des clients et adapterait une offre à la carte. Or EDF n'en veut pas. Ni Areva.
     Depuis cet été, la guérilla que se livrent les deux patrons a donc repris de plus belle. Sont-ils irréconciliables? "La question n'est pas de savoir qui a les plus gros biceps, c'est celle de l'efficacité économique. Areva et EDF doivent travailler main dans la main. Sinon nous allons perdre tout ce que nous avons patiemment construit", prévient un sage du métier.
En Finlande, le client d'Areva aurait appelé EDF au secours
     Derrière les étincelles de leurs dirigeants, le management des deux sociétés partage cette analyse: les contrats peuvent être gagnés ensemble, ou séparément, en fonction des besoins des clients. C'est aussi l'avis de François Roussely. Dans ses projections commerciales, Areva estime qu'EDF a vocation à participer à un projet d'EPR sur trois dans le monde.
     "Nous dépendons évidemment d'eux, ils sont le premier nucléariste mondial. Nous sommes leur principal fournisseur, cela nous crédibilise", dit un ingénieur qui joue l'apaisement.

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     La principale pomme de discorde porte sur le capital du fabricant de réacteurs. Henri Proglio n'a jamais caché son souhait de prendre en main les destinées des "fonderies de Chalon-sur-Saône ", où sont fabriqués les chaudières et générateurs de vapeur. L'Elysée a accepté de mettre à l'étude une augmentation de la part d'EDF dans Areva, au grand dam d'Anne Lauvergeon, pour la porter aux alentours de 6% (contre 2,5% aujourd'hui). Une idée conçue pour rationaliser la filière, qui ne figurait pas dans le rapport Roussely.
     L'emblématique patronne a organisé un tir de barrage. Son argument: si EDF monte au capital, il aura sa place au conseil d'administration. Du coup, il pourra connaître les stratégies des clients d'Areva concurrents d'EDF qui risquent alors de fuir. Anne Lauvergeon préfère d'autres investisseurs, Mitsubishi et les fonds souverains du Qatar et du Koweït. L'opposition avec Proglio est totale. "Que les investisseurs vont-ils venir faire dans cette histoire si le principal client, EDF, ne donne pas son accord? Nous ne voulons pas que les Japonais puissent connaître nos propres secrets industriels", rétorque-t-on chez EDF, où l'on doute fort que le tour de table puisse être bouclé d'ici à la fin de l'année, comme promis. "Le délai sera tenu sans encombre", assure-t-on chez Areva.
     Une chose est sûre, l'Etat ne veut plus laisser Areva commercialiser l'EPR – ou tout autre modèle de réacteur – clé en mains comme pour l'EPR en Finlande. Ce prototype a été vendu 3 milliards € mais son coût a dérapé, il est estimé à près de 6 milliards après quatre années de retard. "Ce n'était pas le métier d'Areva, tous nos problèmes viennent de là", résume un dirigeant du secteur. Avalant sa rancune, l'électricien finlandais TVO n'exclut pas de construire un second EPR. Mais il aurait finalement demandé conseil à EDF pour l'exploitation du premier.

Une victime, GDF Suez
     Les plus pessimistes prédisent un sombre avenir à l'EPR. Areva y croit toujours. La Finlande et Flamanville sont en retard, mais les EPR de Taishan, en Chine, ne souffrent aucune chausse-trape. Ils pourraient même être mis en service avec le réacteur normand. "Les Chinois profitent du retour d'expérience et ont rationalisé les fournitures pour le béton armé ainsi que les soudures de l'enceinte de protection", souligne un fin connaisseur du chantier. Chez EDF, on planche sur la prochaine génération de centrales...
     Le déchirement nucléaire a fait une victime, Gérard Mestrallet. Le patron de GDF Suez se voit priver de tout projet dans la vallée du Rhône. EDF y a mis un veto absolu, pour éviter de renforcer un concurrent. "L'urgence est de redresser les leaders, pas de créer un challenger", dit un ancien patron du secteur. Gérard Mestrallet se dit, comme toujours, "très patient". "Soit la France met de l'ordre dans ce secteur, soit chaque entreprise tentera de vivre sa vie au mieux", résume un de ses homologues. En attendant, les concurrents internationaux, coréens, russes ou chinois, sont, eux, en ordre de bataille.

II/ Qui veut la peau de l’autorité de sûreté?
     Le torchon brûle entre le gendarme du nucléaire et les différents acteurs de la filière. Critiquée pour son excès de zèle, l'ASN est à la fois accusée de compliquer la tâche des industriels français et de gonfler la facture de l'EPR...

     Le clash remonte au 3 novembre 2009. Ce jour-là, l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) pose une petite bombe dans le landerneau de l'atome, en s'interrogeant publiquement sur la fiabilité du système de contrôle-commande de l'EPR, le réacteur français de troisième génération. Le communiqué de trop, pour ceux qui s'agacent de «l'activisme» de l'ASN et de son président, André-Claude Lacoste. Car ce n'est pas la première fois que l'Autorité de sûreté vient chercher des poux dans la tête d'Areva - concepteur de l'EPR - et d'EDF, qui est en train d'en construire un à Flamanville, dans la Manche. En 2008, déjà, elle avait contraint l'électricien tricolore à interrompre ses travaux en Normandie après avoir constaté des écarts de sûreté liés au ferraillage de l'enceinte en béton du réacteur. Mais, cette fois-ci, l'ASN frappe encore plus fort en associant à sa démarche ses homologues finlandaise et britannique. Une première. Surtout, ses critiques tombent à un bien mauvais moment: à 5.000 kilomètres de là, les négociateurs de la filière nucléaire française sont en train de se battre pour arracher un contrat géant aux Emirats arabes unis. Tout simplement «irresponsable!», s'énerve un vétéran de l'atome.

Excès de zèle
     Onze mois et un appel d'offres perdu plus tard, c'est au tour du gendarme du nucléaire de se retrouver sous le feu des critiques. Accusé de tirer une balle dans le pied des industriels du secteur par excès de zèle. Dans son rapport remis cet été à l'Elysée sur l'avenir de la filière nucléaire française, c'est un grand coup de balai que François Roussely appelle de ses voeux. «Il convient que l'Etat définisse un modus vivendi équilibré avec l'Autorité de sûreté, c'est-à-dire réaffirme le rôle régalien qu'il ne devrait pas abandonner à une autorité indépendante», écrit-il. Derrière ces mots un brin technocratiques, l'ancien patron d'EDF propose ni plus ni moins de réformer l'institution, et de revenir sur la loi de transparence et sûreté nucléaire de 2006, qui fait pourtant référence dans le monde.
     L'argument est simple: à force de stigmatiser les industriels français, l'ASN est en train de creuser leur tombe. Non seulement, elle serait responsable de l'échec d'Abu Dhabi. Mais, surtout, du coût exorbitant de l'EPR, dicté par des critères de sûreté franco-allemands qui étaient hier son principal argument de vente, mais sont aujourd'hui son talon d'Achille... Car Areva n'est plus le seul à connaître des difficultés sur le chantier du tout premier EPR, en Finlande. A Flamanville, EDF aussi accumule les retards. Or l'électricien public étant, dans l'esprit de ses partisans, le meilleur maître d'ouvrage au monde, le problème ne vient pas seulement de la conduite du chantier, mais du réacteur lui-même, devenu inconstructible à cause de règles de sûreté «irréalistes». CQFD.

Alléger la facture
     Ce qui se joue là est crucial pour la filière. Celle-ci s'est convaincue qu'elle doit «optimiser  le réacteur de troisième génération de façon à réduire le différentiel de prix de 40% à 50% avec celui des rivaux coréens qui ont gagné le contrat à Abu Dhabi. L'ASN n'est pas contre. Mais, pour EDF, l'enjeu dépasse le seul EPR. L'électricien public veut en effet exporter des centrales chinoises ou russes, moins chères mais éventuellement moins sûres que le réacteur français - un projet auquel l'ASN s'oppose catégoriquement. En France, il veut aussi porter de trente à soixante ans la durée d'exploitation de ses 58 réacteurs. Or le coût du programme dépendra directement des standards que l'Autorité de sûreté lui imposera. Selon leur sévérité, il coûtera à EDF entre 400 et 600 millions € d'investissement par réacteur, voire beaucoup plus, comme en Allemagne, où des coûts de 2 milliards sont évoqués… Quelle sera la note finale? 23, 35, voire 100 milliards €?
     Alléger cette facture, c'est le coeur de la reforme proposée par François Roussely. «Loin de moi l'idée de réacteurs low cost ou "low safety", mais il faut concilier au mieux sûreté et équilibre économique», a-t-il expliqué aux députés lors de son audition, le 15 septembre. Son souhait : s'inspirer des pratiques américaines et britanniques, qui jugent la pertinence de règles de sûreté au regard de leur coût. En France, cette notion n'existe pas. Par ailleurs, les Etats-Unis raisonnent à sûreté constante - c'est-à-dire qu'un réacteur doit remplir les critères qui lui ont été attribués lors de sa création. La France estime au contraire qu'on doit améliorer en permanence sa sûreté. Autrement dit, pour l'ASN, le référentiel pour la prolongation de la durée de vie des vieux réacteurs doit être l'EPR.

     S'il est soutenu par Henri Proglio, le patron d'EDF, et son directeur exécutif chargé de l'ingénierie et de la production, Hervé Machenaud, le projet est loin de faire l'unanimité. «Le rapport Roussely remet en cause des politiques de sûreté qui ont été menées depuis des années», explique un haut fonctionnaire. 

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En réalité, le débat a déjà eu lieu avant que le gouvernement ne mette en place l'ASN, première autorité administrative indépendante dans le domaine régalien de la protection physique des personnes. Dès 1999, le Conseil d'Etat avait pointé le risque de décisions ultrasensibles pouvant échapper aux pouvoirs publics. «On est arrivé à un réglage fin dans la loi de 2006», estime le président de l'ASN, André-Claude Lacoste.
     Réglage subtil, en effet: les ministres chargés de l'Environnement et de l'Industrie, respectivement Jean-Louis Borloo et Christine Lagarde, sont responsables de la sûreté nucléaire et ils gardent le pouvoir réglementaire. Ensuite, l'ASN a le pouvoir de prendre des décisions qui ne sont pas précisées dans les textes généraux. Typiquement, c'est le gouvernement qui signe le décret d'autorisation de création d'une centrale nucléaire, mais l'ASN qui fixe les prescriptions et délivre l'autorisation de mise en service. En d'autres termes, si elle estime les travaux insuffisants, rien ne l'oblige à accepter son exploitation! C'est l'inverse aux Etats-Unis, où la NRC donne une seule et même autorisation pour les deux étapes.
     Entre l'ASN et les acteurs qu'elle est amenée à contrôler, une drôle de relation s'est, peu à peu, mise en place. Faite de peur, et de méfiance réciproque. «Quand je compare avec d'autres pays, je constate un manque de confiance de l'ASN vis-à-vis de l'exploitant, déclare Jean Tandonnet, l'inspecteur général de la sûreté chez EDF. J'aimerais, pour nous permettre d'adopter une véritable démarche industrielle, qu'on se concentre sur des sujets qui en valent la peine, sur des vrais débats et de vrais enjeux de sûreté.» Jean Tandonnet regrette aussi que les inspecteurs de l'autorité, qui sont souvent jeunes, aient rarement exploité eux-mêmes des unités nucléaires. «On se retrouve en face de blancs-becs de trente ans qui nous donnent des leçons et nous traitent comme des hors-la-loi», tempête un routard de l'atome.
     Décidé à rompre avec le «french cooking», idée fort répandue dans les années 1970 selon laquelle tout le monde devait se serrer les coudes et concourir à la prospérité de la filière nucléaire, André-Claude Lacoste s'est appliqué à marquer son indépendance. Avec un but: asseoir coûte que coûte le pouvoir de la nouvelle institution. L'épisode du contrôle-commande en témoigne. Mais, pour certains, l'ASN aurait pu régler le problème discrètement, sans passer par un «blitzkrieg» médiatique. Son patron conteste: «Peut-être que notre prise de position était rédigée de façon non parfaite mais on avait prévenu EDF de nos réserves techniques début 2008, sans réaction de leur part. On ne peut pas parler d'un coup de tonnerre dans un ciel serein
     «Il ne faut pas confondre indépendance et irresponsabilité», rétorque un patron du secteur, qui a lui aussi connu les foudres du gendarme de l'atome. «Il y a une différence entre transparence et chercher à faire des coups», appuie un autre. «C'est plutôt rassurant que l'ASN aie des ennemis, cela veut dire qu'elle fait son boulot», tempère un haut fonctionnaire. «Lacoste ne veut tout simplement pas prendre le risque d'un procès au pénal», ajoute un autre. Souvenir d'un accident survenu dans une mine du nord de la France, qui l'avait amené à comparaître, lorsqu'il animait les services du ministère de l'Industrie chargés du contrôle et de la sûreté des installations industrielles, à la fin des années 1970...

Procès politique
     Son procès politique, lui, est bel et bien en cours. «Lacoste a longtemps fait la pluie et le beau temps, reconnaît un spécialiste de l'atome. Aujourd'hui, il est carbonisé.» Son contrat court jusqu'en juin 2012 et la loi le rend inamovible, mais les pouvoirs publics s'impatientent. «La préparation de sa succession est lancée», confirme un représentant de la filière. La difficulté sera de retrouver le même calibre, capable, comme lui, de dire non aux industriels pour ne pas mettre en cause la crédibilité de l'institution, et de représenter la France auprès de la communauté internationale. «Il faut quelqu'un qui ait de la bouteille», prévient Monique Séné, cofondatrice du Groupement de scientifiques pour l'information sur l'énergie nucléaire, pour qui «l'acceptabilité du nucléaire va de pair avec une ASN forte».
     Avec ou sans André-Claude Lacoste, l'Etat ne pourra pas échapper non plus aux critiques, estiment les professionnels de la filière. Car l'omnipotence supposée du gendarme du nucléaire traduit aussi l'abandon des pouvoirs publics sur ce sujet. «André-Claude Lacoste occupe le vide laissé par Jean-Louis Borloo», regrette l'un d'eux, déçu que le nucléaire fasse peur aux politiques dans un pays qui dépend à 80% de l'atome. «Le ministre a sa part de responsabilité, ajoute un collègue. Là aussi, il suffit d'appliquer la loi.» Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si la première recommandation de François Roussely consiste à créer... un ministère de l'Energie.

441 agents, 2.000 inspections par an
     L'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) assure, au nom de l'Etat, le contrôle de la sûreté nucléaire et de la radioprotection en France pour protéger les travailleurs, les patients, le public et l'environnementdes risques liés à l'utilisation du nucléaire.Créée en 2006 par la loi relative à la transparence et à la sécurité en matière nucléaire (dite «loi TSN»), elle dispose de 441 agents qui contrôlent les centrales nucléaires d'EDF, les installations nucléaires d'Areva et du Commissariat à l'énergie atomique ainsi que les laboratoires de radiothérapie. Près de 2.000 inspections ont été réalisées l'année dernière.Son collège est composé de cinq commissaires, dont le président, André-Claude Lacoste, qui est nommé par le président de la République. Nommés pour six ans, ces commissaires sont irrévocables, sauf situation exceptionnelle, et astreints à un devoir d'impartialité.