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Environnement écologie

Débat. La nature a-t-elle un prix?
Le journaliste scientifique Frédéric Denhez répond.
http://www.liberation.fr
ADIT, janvier 2008

   On l'a vu avec la condamnation de Total pour «préjudice écologique» suite au naufrage de l'Erika: la question du «prix» des dégâts environnementaux et de la valeur monétaire de la nature devient cruciale. Entretien avec le journaliste et essayiste scientifique Frédéric Denhez.
     Dans l'affaire de l'Erika, que pensez-vous de la reconnaissance d'un «préjudice écologique»?
     Il est important que la justice ait reconnu une notion pourtant intuitive: le préjudice écologique fera jurisprudence. Les amendes et les dommages et intérêts sont une façon de donner un prix à la nature, mais leur calcul est difficile. Le préjudice écologique du naufrage de l'Erika - à distinguer du préjudice sur l'activité économique, plus facile à calculer - est évalué à quelques centaines de milliers €. C'est très faible mais cela pouvait difficilement être plus car aucune étude sur l'état écologique des plages avant la marée noire n'avait été menée. Pourtant, à l'époque, des chercheurs avaient demandé à réaliser ce travail, mais le ministère de l'Environnement n'avait pas donné son feu vert.
     Pourquoi vouloir donner un prix à la nature et ne pas se contenter de la protéger?
     Le prix est le seul signal compris par tous dans toutes les cultures du monde. Mentionner des espèces qui disparaissent, ou des températures en hausse ou en baisse, n'évoque souvent pas grand-chose. En revanche, dire qu'un degré de plus ou de moins coûte quelques points de croissance, ou des dizaines d'euros sur la facture d'énergie, ça parle à tout le monde.
     Fin 2006, l'économiste anglais Nicholas Stern avait estimé que ne rien faire contre le réchauffement climatique coûterait entre 5 et 20% du PIB mondial chaque année. Comment arrive-t-on à ce genre de somme?
     C'était la première fois que l'on donnait un coût aussi exorbitant au fait de laisser notre politique de surconsommation détruire la nature. Le rapport de Stern est une analyse d'assureur, sa base théorique de calcul, ce sont tous les rapports remis par des assureurs et des réassureurs - en particulier la Lloyd's, Munich Re et Swiss Re: ces firmes ont donné un coût en terme d'indemnisation aux catastrophes naturelles, dont la fréquence ne pourra qu'augmenter avec la poursuite du dérèglement climatique entamé il y a un siècle. Donner un prix à la nature est très difficile, mais évaluer le prix de l'inaction face à la dégradation de la nature, on sait le faire: en gros, c'est un coût assurantiel.
     Ces calculs ont-ils une utilité autre que celle d'indemniser les gens touchés par une catastrophe naturelle?
     C'est aussi indispensable pour mesurer le prix de notre inaction. Pour l'ouragan Katrina [le 29 août 2005, ndlr], les sommes déboursées par les assureurs, l'Etat fédéral américain, l'Etat de Louisiane et la ville de La Nouvelle-Orléans se montent à 135 milliards de dollars [92 milliards €].
Avec la mévente de pétrole due à la fermeture obligée des plateformes pétrolières dans le golfe du Mexique, le total s'établit entre 350 et 400 milliards de dollars.
     Une étude citée dans votre livre évalue les «services rendus par la biosphère» à 180 000 milliards de dollars…
     Cette somme de 180.000 milliards de dollars, c'est ce que nous devrions dépenser si nous devions remplacer tous les services que nous rend la nature. Prenez les zones humides. Elles font partie des écosystèmes les plus menacés dans le monde car ce sont des zones fertiles pour l'agriculture, planes (et donc intéressantes pour construire un hypermarché) et un peu ennuyeuses (il y a des moustiques, ça pue en été). Donc les zones humides sont comblées et recouvertes de macadam. Vingt ans après, y compris en France, on s'aperçoit qu'il faut remplacer la fonction d'épuration d'eau de ces zones, faire des travaux de génie civil, recréer un canal ou bâtir une station d'épuration. Le bénéfice obtenu au départ en taxe professionnelle en construisant, par exemple, un centre commercial se transforme vingt à cinquante ans plus tard en dette pour les générations futures. Elles devront entretenir, via des taxes et des impôts locaux, une station d'épuration dont les bénéfices iront dans la poche d'un opérateur privé.
     Mais 180.000 milliards de dollars, c'est plus de quatre fois la richesse mondiale produite chaque année. Ce calcul n'est-il pas artificiel?
     En soi, c'est un peu ridicule: il y a tant de paramètres et les écosystèmes sont tellement complexes que ces chiffres sont irréalistes. Ces calculs sont donc peu utiles en terme monétaire, mais utiles philosophiquement: ces sommes sont tellement gigantesques qu'elles permettent de réaliser que nous ne pouvons pas nous passer de la nature. Si demain elle disparaissait, nous n'aurions pas les moyens de la remplacer.
     Que faudrait-il faire pour mieux concilier économie et environnement?
     Une des mesures possibles consiste à faire apparaître dans le PIB ce qui est vraiment une richesse et ce qui est une dette. Les dépenses de réparation de la nature doivent apparaître comme telles, tout comme les dépenses sociales et sanitaires liées à un désordre de l'environnement. Ainsi, nous nous apercevrons que la croissance des pays occidentaux est d'ores et déjà plutôt une décroissance, car nous accumulons des dettes sur l'avenir.