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DEVELOPPEMENT
Les agrocarburants menacent-ils la sécurité alimentaire?
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ADIT, mai 2008
Il s'agit de la continuation du dossier commencé en février

LEMONDE.FR | 24.04.08
     L'intégralité du débat avec Jean-Christophe Bureau, chercheur à l'Institut national de la recherche agronomique (INRA), lundi 28 avril, à 10 h .

bb: Que sont les agrocarburants? Y a-t-il une différence avec les biocarburants?
Jean-Christophe Bureau: Il n'y a pas de différence entre les deux. De plus en plus, on utilise le terme "agro" pour ne pas introduire de confusion avec les produits bio, sachant que les agrocarburants sont de plus en plus critiqués pour leur bilan écologique. Les agrocarburants sont essentiellement des substituts à l'essence : l'éthanol fait à partir de canne à sucre, de blé ou de betterave, et des substituts au diesel: des huiles faites à partir de colza, de soja ou d'huile de palme.

Julien_L.: Quelles céréales contribuent à la production d'agrocarburants?
Jean-Christophe Bureau: Pour les céréales destinées à l'éthanol, c'est surtout le blé, mais on peut en faire avec de l'orge, du seigle, etc.

TOTOVITCH: Peut-on avoir une réponse claire sur le bilan énergétique et environnemental des agrocarburants cultivés en France ? Il semble, en effet, que la seule étude publiée à ce sujet et commandée par l'Ademe soit entachée d'erreurs méthodologiques que l'Ademe aurait reconnues. Qu'en est-il vraiment?
Jean-Christophe Bureau: Il est très difficile de vous donner une réponse claire. Il y a peu d'études complètement indépendantes, et presque tous les chiffres publiés sont influencés par une industrie ou un groupe de pression, que ce soit les pétroliers, les céréaliers ou les betteraviers. J'ai recensé une cinquantaine d'études différentes sur le bilan environnemental, et les chiffres sont incroyablement divergents. L'étude de l'Ademe est parmi celles les plus favorables aux agrocarburants. Il en est d'autres qui trouvent un bilan beaucoup plus négatif en France. Le bilan énergétique (c'est-à-dire le rapport entre l'énergie fossile – le pétrole – économisée et utilisée) de l'éthanol à partir de blé est très médiocre. Le bilan des huiles de colza comme substitut au diesel est un peu meilleur, mais, dans les deux cas, si l'on tient compte des pollutions des eaux et d'autres aspects environnementaux, le bilan en termes d'environnement est très incertain.

bbb: Cultive-t-on déjà en masse ces agrocarburants, ou bien le débat est-il pour l'instant théorique?
Jean-Christophe Bureau: Dans trois pays, on les cultive déjà de manière importante. Il s'agit, en premier lieu, des Etats-Unis: plus de 40% de la production mondiale (surtout de l'éthanol de maïs, mais de plus en plus du biodiesel). L'autre grand producteur est le Brésil, avec de la production d'éthanol de canne à sucre. Enfin, l'Union européenne est un producteur significatif, surtout l'Allemagne avec du colza pour le diesel.

Moka: Quel lien faites-vous entre le développement des agrocarburants et l'actuelle crise alimentaire?
Jean-Christophe Bureau: Il y a beaucoup de raisons convergentes à la hausse des prix agricoles qui crée cette crise alimentaire: la production d'agrocarburants est l'une d'entre elles, mais elle est très loin d'expliquer la hausse des prix à elle seule. Les principales raisons sont la hausse des prix du pétrole, donc des engrais, la demande des pays émergents pour des céréales, et sans doute, à court terme, de la spéculation. Les agrocarburants n'occupent qu'1 % des terres cultivables au monde, mais sur certains marchés comme le maïs, l'ambitieux programme américain d'éthanol, qui utilise plus d'un quart de la production américaine, contribue significativement à la hausse des prix. Comme on peut utiliser du blé ou du maïs dans l'alimentation animale, cette hausse se propage aux autres céréales.

Thierry: A-t-on évalué l'impact de la généralisation de la production d'agrocarburants sur les prix des produits alimentaires?
Jean-Christophe Bureau: L'INRA (l'Institut national de la recherche agronomique) en France, la FAO (l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture), et l'International Food Policy Research Institute sont en train de travailler là-dessus. Il est assez difficile de mesurer la responsabilité des agrocarburants, car on a du mal à estimer la part de la spéculation dans la hausse des prix. Les chiffres préliminaires conduisent à penser que les programmes de biocarburants expliquent 10 à 25% de la hausse des prix des céréales. C'est un chiffre bien plus faible pour les prix de l'alimentaire au consommateur en France, puisque les produits agricoles représentent en fait une part assez faible du produit fini.

kisifi: Il y a quelques semaines, la Banque mondiale a évoqué des manifestations violentes liées à la flambée des prix alimentaires dans plusieurs pays, dont Madagascar. J'habite Madagascar et je peux certifier que c'est faux, le prix du riz est même inférieur à celui de l'an passé. Est-ce que cette "crise alimentaire" actuelle qui sert d'argument aux opposants aux agrocarburants existe vraiment?
Jean-Christophe Bureau: Je suis à Paris, où la crise est peu visible, mais je ne crois quand même pas au complot. Les prix des céréales ont flambé. Si l'on considère que, il y a quelques années, le prix moyen du blé était de l'ordre de 90 € la tonne, il est monté à 280 € et est encore aujourd'hui autour de 190 €. Cela peut traduire de la spéculation à court terme, mais, plus fondamentalement, une forte demande, et donc une tension sur les marchés. Dans le cas du riz, il faut voir que ce qui est échangé dans le commerce international est une part très faible de la production mondiale (de l'ordre de 7%). La flambée des prix vient du fait que beaucoup de pays exportateurs ont instauré des interdictions d'exporter ou des taxes à l'exportation. Cela fait donc monter les prix, même si localement une bonne récolte peut les faire baisser. Peut-être est-ce le cas à Madagascar? Je ne connais pas la situation.

zorg: Vous ne parlez pas de la France? L'INRA se désintéresse-t-il du marché français? Pouvez-vous nous préciser les régions françaises intéressées par la production de biocarburant et nous faire entrer dans le concret de notre économie?
Jean-Christophe Bureau: L'INRA travaille surtout sur la recherche, donc sur l'avenir, et ses travaux portent beaucoup sur les agrocarburants de deuxième génération, qui ne seront pas faits avec des céréales, mais avec des produits à fibres (cellulosiques, comme des graminées ou des arbustes). Les régions françaises concernées sont surtout pour l'instant les régions de grandes cultures (céréales et oléagineux), donc des plaines assez fertiles, mais si les agrocarburants de deuxième génération se développent, ils pourraient être cultivés dans des régions à sol plus pauvre, et entrer moins en concurrence avec la production alimentaire. Cependant, la recherche avance lentement, et ils ne seront pas prêts avant plusieurs années, dans des conditions économiques réalistes. Le département d'économie de l'INRA évalue les avantages et les inconvénients des soutiens aux agrocarburants sur un plan économique. Sans vouloir caricaturer, l'INRA a toujours été réservé sur l'intérêt des aides publiques aux agrocarburants, au moins de première génération.

Mateos: Est-ce la production d'agrocarburants elle-même ou les instruments politiques (directives européennes, Energy Act aux Etats-Unis) poussant à la production qui sont en cause?
Jean-Christophe Bureau: Les agrocarburants ne se seraient pas développés en Europe et aux Etats-Unis sans des soutiens publics. Par contre, au Brésil, l'éthanol de canne à sucre peut tout à fait se développer sans aide publique. C'est aussi la production qui a le meilleur rendement énergétique. Ce qui est donc mis en cause, ce sont surtout les politiques américaine et européenne d'aide aux agrocarburants. En Europe, des directives européennes fixent des objectifs, mais les soutiens aux agrocarburants sont surtout des subventions et des défiscalisations nationales. La France, par exemple, a des objectifs plus ambitieux que les directives européennes, qui d'ailleurs ne fixent pas des taux obligatoires (ce sont de simples recommandations). Des pays comme la France et l'Allemagne font donc du "zèle".

sam: Même découplés de la production, les paiements directs de la PAC sont-ils une incitation à produire des graines pour les agrocarburants? N'y a-t-il pas une faille dans la fameuse boîte verte de l'accord agricole de l'OMC?
Jean-Christophe Bureau: On ne peut pas accuser la PAC d'une chose et son contraire. Certains disent justement que ces aides, maintenant "découplées" (qui ne sont plus liées aux quantités produites), sont responsables du fait que l'agriculture européenne produit moins, et donc de la montée des cours mondiaux. C'est la thèse de certains syndicats agricoles français. Je ne crois pas personnellement que cela explique la hausse des prix, mais inversement, ce ne sont pas ces aides de la PAC qui favorisent la production d'agrocarburants. Il y a seulement une petite aide à l'hectare aux agrocarburants que la Commission européenne remet en cause et qui joue assez peu sur la production. Le soutien aux agrocarburants est bien davantage le fait des gouvernements des pays membres.

MESNARD_A_1: Quelles sont les principales firmes ou groupes qui s'intéressent aux agrocarburants? Quel est leur intérêt?
Jean-Christophe Bureau: La plupart des usines viennent d'investissements du monde agricole. Par exemple, une grosse usine d'éthanol de blé a été financée par des agriculteurs et un groupe sucrier qui leur appartient. Leur intérêt était de trouver un débouché lorsque les prix des céréales étaient très bas. Depuis, ils ont monté, ce qui pose le problème de la rentabilité de ces usines. Néanmoins, pour la profession agricole, cela peut être utile pour assurer un débouché à prix plus stables dans une période où les cours fluctuent. D'autres acteurs ont investi dans la filière, par exemple des groupes amidonniers, car ils pensent que, à terme, derrière les agrocarburants, il y a des molécules intéressantes pour l'industrie et que les produits agricoles seront une source de matières premières pour la chimie. Il s'agit donc pour beaucoup de maîtriser un processus technologique.

bartouc: Le palmier à huile en Asie du Sud-Est et la canne à sucre au Brésil attirent déjà les spéculateurs. Y a -t-il un remède à cela?
Jean-Christophe Bureau: Je pense qu'ils n'attirent pas les spéculateurs, mais les investisseurs. Dans les deux cas, ce sont des plantes qui peuvent produire des agrocarburants à bas coût. Le problème est que, si la canne à sucre au Brésil peut encore s'étendre sans dommage écologique catastrophique, c'est assez rarement le cas du palmier à huile en Asie. D'autre part, on risque le développement de cette culture sur des zones de forêts vierges, aussi bien en Amérique qu'en Afrique.

Suzanne_Berthaut_1: Notre planète ne serait-elle pas défigurée, spoliée, dévastée par un plan de masse pour les biocarburants?
Jean-Christophe Bureau: Si, on risque une déforestation massive, qui a déjà eu lieu en Indonésie, où la jungle a déjà disparu, qui est en train d'avoir lieu en Malaisie, et risque d'avoir lieu au Brésil et en Colombie. Le seul éclair d'optimisme serait que des agrocarburants de seconde génération puissent pousser sur certaines terres peu fertiles et soient une solution pour améliorer les revenus en Afrique, car on sait que l'on fait davantage attention à l'environnement dans des pays plus riches. C'est une idée que met en avant la FAO, mais certains experts sont critiques, même sur les agrocarburants de deuxième génération, faisant valoir que dès que l'on exporte de la matière organique du sol, on met en danger le sol en question.

FDL: Pourquoi la France tarde ainsi à investir sur les biocarburants de seconde génération? L'Allemagne a déjà ouvert sa 1re usine...
Jean-Christophe Bureau: A l'heure actuelle, c'est une production qui n'est pas rentable sans subventions. Il me semble donc plus important de mettre l'argent du contribuable dans la recherche plutôt que dans les investissements. Il est trop tôt pour lancer des programmes ambitieux, car la technologie actuelle (qui date en fait des années 1930, ce qu'on appelle la "voie chimique" utilisée dans les usines dont vous parlez) n'est guère prometteuse. La voie la plus prometteuse consisterait à faire dégrader la cellulose par des bactéries (voie biologique). Cette technique progresse, mais est loin d'être opérationnelle, et n'est en tout cas pas viable économiquement. De plus, comme je le disais, même si la deuxième génération permettait de moins entrer en concurrence avec la production alimentaire, elle ne résout pas tous les problèmes. L'exportation de matières organiques, même avec des arbustes (taillis à courte rotation de bouleaux ou de saules) des graminées (switch grass) ou d'autres plantes (miscanthus), nécessitera des apports d'engrais minéraux, avec un impact environnemental sur les sols. La solution qui sera réellement durable sera sans doute une troisième génération à partir d'algues lipidiques. Là, on en est aux tous débuts de la recherche...

zorg: Lorsque je vais dans le Sud-Ouest, je rencontre des agriculteurs qui nous disent: "Utilisez les biocarburants! Ce sera pour nous une source de revenus qui nous permettra d'assurer la relève du métier par les jeunes agriculteurs..." N'est-ce pas là un projet d'avenir pour nos agriculteurs en besoin de reconversion pour certains?
Jean-Christophe Bureau: C'est très exactement ce pourquoi la France a soutenu un programme d'agrocarburants ambitieux. La première raison était justement d'assurer des débouchés et des revenus à l'agriculture française. Les arguments d'indépendance énergétique et de réduction d'émissions de gaz à effet de serre ont toujours été un peu "pipeau". Le problème est que, depuis, les cours mondiaux se sont envolés, et il n'y a plus de problème de débouchés à court terme. Il faut garder la tête froide : les agrocarburants peuvent sans doute aider le secteur agricole si ses prix mondiaux baissent, et en tout cas pourraient permettre, à mon avis, de réduire les effets de la volatilité des cours pour les agriculteurs qui pourraient contracter une partie de leurs récoltes à prix stables. Ils n'ont donc pas que des inconvénients.

Moz: Si les agrocarburants peuvent se présenter comme une "solution" dans les pays du Nord, dans quelles mesures seraient-ils positifs pour les pays du Sud, notamment l'Afrique? Serait-ce une option viable et bénéfique pour ces populations?
Jean-Christophe Bureau: Les agriculteurs des pays du Sud ont été laminés par des décennies de prix bas. Et aussi par la concurrence déloyale des produits subventionnés des pays du Nord. Un marché des agrocarburants pourrait donc les aider. La FAO voit dans cette évolution une opportunité pour des agriculteurs du Sud. Dans le cas de la première génération, il faut des terres fertiles. Il est sans doute possible de développer de la canne à sucre et du palmier à huile en Afrique, mais il est douteux que les petits paysans en tirent les principaux bénéfices. L'effet bénéfique des agrocarburants me semble surtout de tirer les prix des céréales vers le haut, ce qui redonne un intérêt économique aux cultures de mil ou de sorgho traditionnelles. Par contre, si les agriculteurs africains y trouvent un intérêt, les consommateurs urbains africains subissent la hausse des prix de plein fouet. Le défi est de faire en sorte que les paysans africains répondent à ces prix élevés et puissent réapprovisionner les villes qui ont pris l'habitude de se nourrir de produits importés. La difficulté est énorme, car il y a de nombreux obstacles à lever : infrastructures qui manquent, insécurité foncière, accès aux crédits, accès aux engrais, etc.

Z.Safwan: Quelles solutions préconisez-vous pour éviter une crise alimentaire à l'échelle mondiale?
Jean-Christophe Bureau: Il faut distinguer des mesures d'urgence, comme celles prônées par Michel Barnier (ministre français de l'agriculture) ou Gordon Brown (premier ministre britannique), et des mesures de plus long terme. La population mondiale est passée de 2 à 7 milliards d'habitants en un peu plus d'un siècle. Il est clair que se posera un problème de ressources. Pour l'instant, c'est surtout le déséquilibre de pouvoir d'achat qui rend pessimiste, car il est probable qu'on continue à remplir le réservoir des voitures américaines avant de donner à manger à un Sahélien. Les solutions impliquent un changement de l'alimentation dans le sens de moins de protéines animales (il faut beaucoup de kilos de céréales pour produire un kilo de viande, et il serait écologiquement plus sensé de devenir davantage végétariens), mais aussi de ne pas mobiliser trop de surfaces pour les agrocarburants.