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Sous la Méditerranée, du sel et du pétrole
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ADIT, mai 2008

   En 1970, trois chercheurs émettent l'hypothèse que la Méditerranée s'est asséchée il y a plus de 5 millions d'années.
LE MONDE | 13.05.08
LYON ENVOYÉE SPÉCIALE

     L'avenir de la mer Méditerranée préoccupe les chefs d'Etat, mais son passé, lui, passionne les scientifiques. Et leurs trouvailles pourraient susciter bien des convoitises, car il y est question de pétrole... sous une épaisse couche de sel. La thèse est la suivante: la Méditerranée fut jadis le théâtre d'une catastrophe environnementale de grande ampleur dénommée par les géologues "Crise de salinité messinienne". Il y a 5,5 millions d'années (Ma), la quasi-fermeture du détroit de Gibraltar sous la poussée de la plaque tectonique africaine a conduit à l'assèchement de la Méditerranée. L'évaporation des eaux a provoqué le dépôt de couches de sel épaisses de 2.000 m, surmontées d'une grande quantité de sédiments. Mais la mise en évidence de ce processus a provoqué une polémique scientifique internationale, qui a duré... trente-six ans.
     Les 5 et 6 mai 2008, une séance de la Société géologique de France a été organisée à l'université Claude-Bernard (Lyon-I) en l'honneur de Georges Clauzon, seul géologue français à avoir soutenu l'hypothèse formulée il y a près de quarante ans par trois chercheurs: William Ryan, Kenneth Hsü et Maria Bianca Chita. Ces trois scientifiques étaient présents en 1970 sur le navire océanographique américain Glomar-Challenger, qui menait une campagne de carottages en Méditerranée sur une dizaine de sites. Les carottes montraient la présence d'importantes couches de sel. Pour les trois scientifiques, cela ne pouvait s'expliquer que par un assèchement complet de Mare Nostrum, dans un passé géologique de quelques millions d'années. Mais quand Mme Chita (professeur à l'université de Milan) présenta cette thèse à l'université de Lyon, en France, en septembre 1971, les réactions des Français et des Italiens présents furent virulentes.
     Aujourd'hui, les esprits se sont apaisés, et une conférence de consensus réunie à Almeria, en Espagne, à l'initiative de la Commission internationale pour l'exploration scientifique de la mer Méditerranée, du 7 au 10 novembre 2007, a produit un texte qui signe la fin des hostilités, même s'il subsiste quelques irréductibles. Mais pourquoi une telle passion? "Des profils sismiques effectués en 1969 en Méditerranée avaient bien détecté la présence de sel en certains endroits. Mais personne ne s'attendait à phénomène d'une telle ampleur", explique Jean-Pierre Suc (CNRS, Laboratoire paléoenvironnements et paléobiosphère, à Lyon), l'un des organisateurs des journées des 5 et 6 mai.
     Georges Clauzon, qui a soutenu dès le départ Mme Chita, se souvient: "Quand Maria Chita, (...) a présenté sa théorie, elle a subi un feu nourri de commentaires et de questions très agressives, y compris de la part de compatriotes qui étaient opposés à ses vues." Mais il faut aussi reconnaître que, à l'époque, et pendant encore de longues années, personne n'avait une vue d'ensemble de l'histoire géologique et tectonique de la zone méditerranéenne. La plupart des scientifiques refusaient d'admettre l'hypothèse de la dessiccation complète de la mer, car elle ne cadrait pas avec les idées géologiques dominantes.
     De nos jours, la communauté scientifique s'accorde sur le scénario à deux temps de Georges Clauzon, découlant du modèle présenté en 1970. De - 7 Ma à - 5,96 Ma, la Méditerranée communiquait avec l'océan Atlantique par deux corridors, l'un situé à Gibraltar et l'autre au sud du massif du Rif. Dans un premier temps, le corridor sud-rifain se rétrécit à la suite de la poussée de la plaque africaine, et le niveau de la Méditerranée baisse de 150 m. Ce qui se traduit par un premier dépôt d'évaporites. Puis on assiste au retour des conditions antérieures. Enfin, entre - 5,64 Ma à - 5,48 Ma, soit une durée de seulement 160.000 ans, une nouvelle poussée de la plaque africaine isole complètement la Méditerranée et la mer Noire.

     C'est la grande crise messinienne pendant laquelle le niveau de la Méditerranée baisse de 1.500 m. L'évaporation entraîne le dépôt d'épaisses couches de sels minéraux (sulfates, chlorure de sodium et sels de potassium). Cette croûte de sel varie de 1,5 à 3 kilomètres d'épaisseur, et tapisse largement le fond des bassins. De profonds canyons se creusent à l'emplacement du lit des grands fleuves, qui seront plus tard comblés par des sédiments. Le plus spectaculaire est celui du Nil, découvert au moment de la construction du barrage d'Assouan (Egypte), avec une profondeur de 277 m sous le barrage lui-même et de 2.000 m sous Le Caire, et qui se prolonge sur 700 km. Le Rhône possède lui aussi un canyon long de près de 400 km, doté d'une profondeur de 1.150 m sous les Saintes-Maries-de-la-Mer et qui s'arrête sous la Bresse. La Société Bouygues l'a appris à ses dépens lorsqu'elle a creusé la partie souterraine du périphérique nord de Lyon. Là où les tunneliers devaient creuser du sable, ils ont en fait rencontré la rocaille du canyon.
     Mais le volume d'évaporites déposées dans les plaines abyssales de la Méditerranée correspond à un volume d'eau de mer évaporé égal à huit fois le volume total de la mer. On suppose alors qu'une alimentation océanique a subsisté en permanence pendant la crise de salinité sous la forme d'une cascade. Cette dernière, qui devait se situer sur l'emplacement actuel du détroit de Gibraltar, a fini par éroder l'obstacle qui empêchait l'arrivée des eaux de l'Atlantique. Et "il y a - 5,48 Ma, la remise en eau fut fulgurante: elle dura quatorze ans et remonta jusqu'au fond des canyons. Dans celui du Rhône, la mer est remontée jusqu'à Beaune", ajoute Jean-Pierre Suc. La mer Noire se remplit également mais, comme elle était moins salée, son assèchement n'a pas laissé d'évaporites. La remise en eau a eu aussi pour effet de débloquer la grande faille nord-anatolienne, qui démarre à l'est de la Turquie, et qui a à cette occasion traversé la mer de Marmara et le détroit des Dardanelles.
     Si ces informations semblent aujourd'hui acquises, la dessiccation de la plus grande surface marine fermée sur Terre conserve encore une partie de ses mystères. Et si, sous le sel, se cachait un "trésor"? Le chef de la mission du Glomar-Challenger, William Ryan (Université de Columbia) se souvient que, lors des forages entrepris dans les fonds méditerranéens en 1970, dans l'espoir de traverser les couches salines, les carottes "sentaient le pétrole à plein nez". De peur de provoquer une éruption pétrolière incontrôlée, les autorités scientifiques américaines avaient alors empêché la poursuite des forages. L'idée, à l'époque, n'était pas de chercher de l'or noir.
     Les chercheurs réunis à Lyon les 5 et 6 mai souhaitent, eux, sonder les profondeurs méditerranéennes dans le Golfe du Lion. D'autres projettent une campagne au sud de Chypre. Un programme international pourrait permettre de mobiliser le navire de sondage japonais Chikyu, le seul capable de forer des puits de 5 km à 7 km de profondeur sous les 2,5 km d'eau de la Méditerranée. Il est doté d'un "riser", une sorte de manchon qui entoure le train de tiges destiné à perforer les fonds marins, et qui est déjà utilisé par l'industrie pétrolière: les variations de pression sont mieux contrôlées, ce qui permet de creuser des puits profonds, même dans des zones instables.
     L'idée serait de forer pour atteindre la croûte océanique. Les carottes obtenues permettraient d'en savoir plus sur la présence éventuelle de pétrole; et d'avoir des précisions sur l'impact de la crise messinienne sur la faune et la flore, dont on sait peu de chose, si ce n'est qu'il a dû être extrêmement destructif.
Christiane Galus