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Base de données Tchernobyl
LE MONDE | 05.09.02 | 10h16
Autour de Tchernobyl, la nature reste en liberté surveillée.
La faune et la flore ont repris leurs droits, mais le poison demeure.

Tchernobyl (Ukraine) de notre envoyée spéciale
    Combien de victimes aura fait Tchernobyl ? Combien de tumeurs (1400 cancers de la thyroïde ont été recensés, entre 1986 et 1997, chez des personnes ayant moins de 18 ans au printemps 1986), combien de leucémies et de malformations congénitales, combien de décès précoces chez les 600.000 "liquidateurs" qui se sont affairés autour du réacteur pour en maîtriser les déchets radioactifs, et qui, depuis, se sont éparpillés dans les différentes républiques de l'ex-URSS ? Seule certitude : aujourd'hui, dans "la zone", l'air et la terre ont beaucoup perdu de leur pouvoir mortel.
    Autour des routes recouvertes d'asphalte, la forêt a gagné sur les champs de blé, les kolkhozes et les anciens villages. Une vraie forêt de pins et d'ormes mêlés d'érables, dans laquelle sangliers, oiseaux et rongeurs peuvent désormais s'ébattre à leur aise : personne, ou presque, ne vient plus les chasser.
    Le mal a cessé de tuer, mais le poison demeure. Le césium et le strontium, radionucléides dont la demi-vie est d'environ 30 ans, sont toujours dans les sols. Presque en surface pour le premier, jusqu'à plusieurs mètres de profondeur pour le second. Si la nature a repris ses droits, sa liberté est donc toute relative. Au début des années 1990, l'Ukraine, qui venait tout juste de recouvrer son indépendance, avait d'autres urgences: "Faute de vigilance, le feu s'est propagé à plusieurs reprises sur des centaines d'hectares, entraînant la remise en suspension de 70 tonnes de cendres radioactives", raconte Valéri Tipikhine, chef du département scientifique et industriel chargé de la gestion de la zone. Depuis, les pompiers accourent au moindre foyer. On mesure également avec le plus grand soin la qualité de l'eau : son écoulement dans la rivière Pripiat, qui rejoint le réservoir alimentant la ville de Kiev, constitue le meilleur moyen de transport de la radioactivité v! ers l'extérieur.
    De ce terrain expérimental grandeur nature, il faut tirer le maximum d'enseignements. Depuis 1997, l'Institut français de protection et de sûreté nucléaire (IPSN) et son homologue allemand coopèrent ainsi avec l'Ukraine, la Biélorussie et la Russie pour étudier l'impact de l'accident sur l'environnement. Sur le sol, l'eau, la végétation, et aussi sur les animaux qui vivent là, grâce auxquels on espère mieux comprendre les effets des petites doses que subissent, jour après jour, les habitants des régions contaminées.

MULTIPLES EFFETS NÉFASTES
    "Quand les gens arrivent à la clinique, ils sont déjà malades", constate Marina Alesina. Au centre de radiobiologie des animaux de Tchernobyl, elle étudie depuis sept ans l'état de santé de rats et de mulots exclusivement nourris et abreuvés par des produits locaux - comme le font les "revenants" lorsqu'ils n'ont pas les moyens de s'approvisionner à l'épicerie locale. "Chez ces animaux, l'irradiation à petites doses produit un effet comparable à celui d'un stress chronique. Diminution de l'immunité, grande fatigue, troubles du système endocrinien, diabète, troubles sexuels : on voit tous ces symptômes croître avec le temps", affirme-t-elle. Un constat qui ne surprend pas le docteur Angelina Nyagu, du centre de médecine radiologique de Kiev, qui note chez ses patients une augmentation régulière de toutes les maladies. Il n'y a pour elle aucun doute : les radiations à faibles doses peuvent exercer des effets néfastes autres que des cancers. Elle constate que les ! moyens médicaux alloués en Ukraine aux victimes de l'irradiation diminuent chaque année, alors que ces effets, eux, augmentent. Présidente de l'association des médecins de Tchernobyl, elle se bat sans relâche pour que l'aide humanitaire internationale vienne, au moins partiellement, combler ce vide. Pour que l'Occident n'oublie pas trop vite le peuple de Tchernobyl, meurtri à jamais par une catastrophe qui aurait pu nous concerner tous.
Catherine Vincent

Pripiat, la cité HLM la plus radioactive du monde
    Seize ans après la catastrophe, les environs de la centrale de Tchernobyl sont une région fantôme. Les sols y sont contaminés pour des décennies. Pourtant vivent encore dans cette zone des milliers de personnes, que les autorités, pour des raisons économiques, n'envisagent pas de déplacer.
Tchernobyl (Ukraine) de notre envoyée spéciale
    "Je suis née dans une ville qui n'existe pas" : à Kiev, où elle vit, Olya a commencé ainsi une de ses compositions scolaires.
    Sur son passeport, son lieu de naissance est pourtant inscrit en toutes lettres : Pripiat. Mais l'enfant est née en 1985. Un an plus tard, sa ville n'était plus qu'une immense poubelle radioactive abandonnée des hommes.
    Pripiat, construite en 1970 à 3 kilomètres de la centrale de Tchernobyl... Une ville "modèle" évoquant Sarcelles ou La Courneuve, comme l'URSS les concevait alors pour accueillir le personnel de son industrie nucléaire. La vie y était douce à ses 48.000 résidents, qui jouissaient de multiples avantages - jardin d'enfants, théâtre, cinéma, piscine - et d'un bon ravitaillement. Jusqu'à ce jour de printemps où ils se réveillèrent pour apprendre qu'il leur fallait partir sans rien emporter, pas même un manteau : officiellement, ils quittaient leur ville "pour trois jours". En quelques heures, ils abandonnèrent tout. Aucun ne revint jamais. C'était le 27 avril 1986, au lendemain du plus grave accident nucléaire civil que le monde ait connu.
    Samedi 26 avril, peu après minuit : le réacteur n° 4 de la centrale explose. Pour éteindre le feu, 31 sauveteurs perdent la vie, mais le panache de fumée hautement radioactif continue de s'élever dans le ciel. Les rejets ne seront stoppés que le 5 mai, après avoir survolé une large partie de l'Europe. En quelques jours, le monde entier découvre l'existence, au nord de l'Ukraine, d'une petite ville nommée Tchernobyl. En quelques jours, la peur se propage. Dans un rayon de 30 kilomètres autour du monstre incandescent, ainsi que dans les régions de Biélorussie, de Russie et d'Ukraine arrosées par la pluie lors du passage du premier panache, la contamination est déjà maximale.
    Très vite, Moscou prend conscience de la tragédie. Au matin du dimanche 27 avril, la radio locale informe les habitants de Pripiat qu'ils doivent se préparer à une évacuation. A 14 heures (plus de trente-six heures après l'explosion), les premiers bus entrent dans la ville. Les derniers en sortent trois heures plus tard, chargés des derniers habitants. Long de 20 kilomètres, le gigantesque convoi tourne le dos à la mort. Pripiat reste seule avec ses fantômes.

TEMPS SUSPENDU
    Seize ans plus tard, ils y sont encore. Dans la ville où ne règne plus que le silence, le temps semble suspendu pour l'éternité. Un arbuste a établi ses pénates dans une chambre de l'hôtel. Au deuxième étage du centre culturel, le sol est resté jonché de livres. Habitée par les herbes, la cité champignon ne contient plus ni meubles ni effets personnels - tout a été enterré ou vendu. Mais elle tient toujours debout, au milieu des gravats et des morceaux de verre qui, partout, jonchent le sol. A quoi bon les ôter ? Aucun enfant ne montera plus dans ses autos tamponneuses rouillées, aucun ne foulera à nouveau son sol qui imprime au compteur du dosimètre, à chaque coin de rue, un brusque pic de radioactivité. Et quand bien même la terre serait décontaminée : le "sarcophage" que l'on voit s'élever au loin, sinistre structure de métal et de béton construite à la hâte au-dessus du réacteur pour y confiner les matières radioactives, rappelle à qui voudrait l'oublier que la mort r! ôde toujours.
    A Pripiat même, comme dans un rayon de 10 kilomètres autour de la centrale, le contrôle est donc absolu. Personne n'est autorisé à vivre là, rares sont ceux qui obtiennent un laissez-passer. Franchi ce premier barrage, la "zone d'exclusion" s'étend encore sur un rayon de 20 kilomètres, englobant la ville de Tchernobyl (située à 12 kilomètres de la centrale) et 74 hameaux. Ici aussi furent tout d'abord interdits toute production agricole, tout transit de personnes et de marchandises. Du 2 au 6 mai 1986, des milliers d'habitants, sommés d'abandonner tous leurs biens, furent évacués et dirigés vers des lieux d'accueil plus ou moins provisoires. Mais des centaines de personnes, âgées pour la plupart, revinrent quelques mois ou quelques années plus tard. Pour vivre ou mourir chez elles.
    Tolérantes vis-à-vis de ces "revenants" (ils sont plus de 400 dans la seule ville de Tchernobyl), les autorités veillent à ce qu'ils reçoivent une surveillance médicale minimale et les ravitaillent en eau et en produits frais. La plupart continuent toutefois de vivre de leur propre production agricole. Comme ils l'ont toujours fait. Et sans appliquer de contre-mesures contre l'invisible mal qui imprègne encore les cultures potagères et fruitières.

"LA ZONE" RENAÎT PEU À PEU
    Seize ans après "la catastrophe"- personne, ici, ne l'appelle autrement -, l'avenir, tout doucement, commence ainsi à se dessiner. Pripiat, figée par le drame, est morte à jamais : la ville nouvelle de Slavoutitch, à 50 kilomètres à l'est, l'a déjà remplacée. Mais "la zone", elle, commence à renaître. Aux confins du territoire maudit, on fait paître les vaches "à titre expérimental". A Tchernobyl même, le taux de radiations est devenu acceptable. Légalement, personne ne doit y vivre, mais plusieurs centaines de personnes déléguées à la surveillance de la région y travaillent en alternance. L'église est en cours de restauration, les enfants reviennent passer les vacances chez leurs grands-parents, un chien aboie ici ou là... Les bars et la petite épicerie sont ouverts, et il suffit de demander la clé pour pouvoir profiter de la salle de jeu.
    Si ce n'était ces maisons abandonnées aux toits mangés par la végétation, et ces étranges conduites d'eau aériennes qui coiffent les routes comme autant de portiques, on pourrait presque se croire dans une petite ville de l'Ukraine ordinaire. Mais Tchernobyl n'est plus, ne sera plus jamais une ville ordinaire. Elle a ses scientifiques, ses journalistes, et même... ses touristes. A Kiev, en effet, plusieurs agences organisent désormais des séjours - de durée limitée - dans la région. Preuve que tout est bon pour faire de l'argent, mais aussi que l'atome n'y fait plus aussi peur.
    Quand la toute jeune Ukraine aura retrouvé son souffle et son économie, "la zone" amorcera sa reconstruction. En attendant, il faut bien vivre... et organiser le trafic. Bois, myrtilles, champignons, viande de sanglier : pour peu que l'on déjoue la vigilance - très lâche, à en juger par les camions emplis de troncs d'arbres qui circulent aux yeux de tous - des autorités, tout est bon à vendre dans la forêt de Tchernobyl. Beaucoup, sans doute, en est déjà sorti. A propos de la "forêt rousse", ces centaines d'hectares situés au pied du réacteur où les pins, rongés par les radiations, sont morts du jour au lendemain et où ont été enfouis par centaines, dans d'immenses fosses, les engins utilisés pour "liquider" l'accident, il court d'ailleurs une méchante rumeur. Là, dans cette terre hautement contaminée, on raconte qu'il n'y a plus autant de métal que naguère, que tout ce qui avait de la valeur en aurait été exhumé, nettoyé et revendu. Pour aller où ? Nul ne le sait. Mais, ! comme le dit en riant l'un des chauffeurs de la centrale, avec cet humour teinté de fatalisme dont le peuple ukrainien semble ne jamais se départir : "Ne vous inquiétez pas, vous autres Occidentaux : avec le temps, vous finirez par avoir tout !"
Catherine Vincent

La tragédie biélorusse
    La Biélorussie n'a pas de centrale, mais elle est le pays qui a le plus souffert de la catastrophe de Tchernobyl. Le vent soufflant au nord, près de 70% des radionucléides projetés dans l'atmosphère par l'incendie du réacteur sont retombés sur son territoire. Si l'iode 131 a vite cessé ses ravages, césium 137 et strontium 90 continuent de contaminer 23% du territoire (contre 5% en Ukraine). L'argent manque pour réhabiliter les sols, la population frappée par la crise se nourrit de plus en plus des cultures familiales : pour nombre de médecins, le pire est à venir. De ce petit pays dont le monde n'avait presque pas entendu parler auparavant, "on dit maintenant que ce n'est plus une terre, mais un laboratoire", écrit Svetlana Alexievitch, auteur de La Supplication (Lattès 1998, J'ai lu, 2000). Pour comprendre l'isolement des Biélorusses, pour approcher le drame quotidien des mères, des enfants, et l'épreuve surhumaine vécue par les "liquidateurs", il faut l! ire les bouleversants témoignages qui constituent cet ouvrage, à propos duquel elle a cette phrase terrifiante : "Plus d'une fois, j'ai eu l'impression de noter le futur."

Des centaines de personnes travaillent encore à la centrale
Tchernobyl (Ukraine) de notre envoyée spéciale
    "L'évacuation ? Je m'en souviendrai toute ma vie, et même sous la terre !" Les premiers temps, Oustina avait bien essayé de s'adapter à la situation, à sa nouvelle maison "froide et sans chauffage". D'oublier son logis et son chat, qu'elle n'avait pu emporter. Mais comment faire, quand on n'a rien connu d'autre en soixante-dix ans que son village natal ? Comment se remettre d'un tel déracinement, au nom d'un mal invisible qui ne produit ni odeur ni douleur ?
    Alors Oustina est revenue à Opatchitchi.
    Un an et demi après l'accident, elle l'a retrouvé comme elle l'avait quitté - les voisins en moins. La radioactivité ? Elle hausse les épaules. Peu importe, au fond, s'il faut en mourir un jour : les radiations minent moins que l'exil.

TOUT PERDRE UNE SECONDE FOIS
    Ivan, lui aussi, se souvient de l'évacuation des villages, de ces gens qui pleuraient, voulaient prendre leurs poules, embrassaient la porte de la maison "qu'ils avaient souvent construite de leurs mains". En avril 1986, il vivait à Pripiat avec sa femme et ses deux enfants, âgés de 6 et 7 ans. "Ils sont souvent malades. En 1991, mon garçon a été examiné pour leucémie", dit-il très vite. Aujourd'hui, toute sa famille vit à Kiev, mais Ivan, chauffeur de bus, n'a jamais cessé de travailler pour la centrale. "Après l'accident, nous étions quatre à nous relayer pour un autobus. Deux sont morts, l'un en 1992, l'autre en 1993. Ils n'ont pas été remplacés." Trouver un autre emploi ? Il n'y songe même pas. "Il n'y a rien d'autre pour nous par ici. Et nous nous sommes habituées aux conditions de travail." Pour tous ceux (ils sont plusieurs centaines) qui s'affairent encore à la maintenance du complexe nucléaire, sa fermeture définitive en décembre 2000,! obtenue par les pays occidentaux en échange d'une compensation financière, est une mauvaise affaire. Ils savent qu'ils ne retrouveront jamais un tel salaire (entre 600 et 1500 grivnas: 120 à 300 € par mois). Quand le travail s'arrêtera pour eux à la centrale, ils auront tout perdu une seconde fois.
    Pour Svitlana, évacuée de Pripiat avec sa fille de 12 mois, les années qui suivirent furent de loin les plus dures. "Après quelques jours passés à Moscou, nous sommes revenus à Kiev, où vivaient mes parents. C'était le 13 mai, on lavait les rues tous les jours. Quand nous disions que nous venions de Pripiat, tout le monde nous regardait comme des pestiférés." Depuis, à force de patience, elle a acheté à Kiev son propre appartement. A l'inévitable question sur la santé de sa fille, son visage s'éclaire pour la première fois : elle va fêter ses 18 ans, et elle va bien.
Catherine Vincent