CONTROVERSES ENER...ETHIQUES
et NUCLEAIRES

NORMES
extrait de la G@zette Nucléaire No 141/142

(p. 18, avril 1995)
II-Effets biologiques du rayonnement

     Quelques précisions sur les effets des fortes doses (effets déterministes) en plus des effets des faibles doses de rayonnement (effets stochastiques ou non déterministes ou aléatoires).

1) Distinction entre fortes et faibles doses : effets déterministes, effets stochastiques

Fortes doses de rayonnement :
     Un très grand nombre de cellules sont tuées et il en résulte des troubles pouvant entraîner la mort à court terme quand l'irradiation homogène du corps dépasse 5 Sv (500 Rem). Les 31 morts initiaux de Tchernobyl comportaient 29 morts par syndrome d'irradiation aiguë.
     La gravité des effets et leurs symptômes cliniques et biologiques (état de choc, signes neurologiques, épilation, nausées, vomissements, asthénie, hémorragies intestinales, chute des lymphocytes, aplasie médullaire etc.) sont directement liés aux doses reçues. Il s'agit de ce qu'on nomme les effets déterministes (ou non stochastiques). Ils apparaissent pour la plupart à court terme, lorsque la dose a dépassé un certain seuil qui dépend du symptôme considéré. L'irradiation localisée de certains tissus particuliers produit des lésions lorsque la dose-seuil est dépassée et la gravité dépend de la dose reçue (radiodermites, cataracte, stérilité etc.).

Faibles doses de rayonnement[3]
     Il s'agit de doses allant du rayonnement naturel (1 à 2 mSv) à 100-500 mSv (10-50 mRem).
     Il est admis par les instances officielles internationales de radioprotection que les faibles doses de rayonnement ont les effets suivants :

        - effets cancérigènes chez les personnes irradiées ou contaminées par des éléments radioactifs
  - effets génétiques chez leurs descendants (affections héréditaires) dus à l'irradiation des gonades.
     Les effets biologiques, cancers et dommages génétiques, sont d'une nature tout à fait différente de ceux causés par les fortes doses. Les effets ne sont plus déterministes. Ainsi les processus de réparation incomplète des cellules endommagées par le rayonnement peuvent induire un cancer,  mais dans une population d'individus irradiés d'une façon identique, certains développeront un cancer, d'autres pas, sans qu'il soit possible de prédire qui sera affecté. Ces effets apparaissent au hasard au sein de la population irradiée, ils sont dits stochastiques (ou non déterministes). Il est cependant possible d'effectuer certaines prédictions : dans une population soumise à un niveau d'irradiation donné et comparée à une population analogue non soumise à cette irradiation, l'excès de mortalité par cancers dépend de la dose reçue . Si l'action individuelle est non déterministe et aléatoire, l'action collective, elle, est déterminée (avec une marge d'imprécision d'autant plus importante que le groupe considéré est petit numériquement ou que la dose d'irradiation est faible).
     D'autre part ces effets sont différés :
     Les effets génétiques  se manifesteront dans toutes les générations à venir.
     Pour les cancers aucun symptôme n'est détectable entre le moment de l'irradiation et l'apparition clinique ultérieure du cancer radio-induit ce qui traduit des longs temps de latence :
     - de 2 ans et plus pour  les leucémies
     - supérieurs à 10 ans pour la plupart des tumeurs solides
     En ce qui concerne les effets cancérigènes, l'approche  ne pourra donc se faire correctement que d'une façon statistique sur une population importante, par un suivi de mortalité pendant un temps très long, en fait jusqu'à l'extinction de la cohorte étudiée.
     Le facteur numérique qui relie la dose reçue et l'excès de cancers mortels est dit facteur de risque cancérigène.
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     Les  problèmes importants pour ces effets stochastiques sont:
     - quelle est la forme de la courbe de réponse effet/dose? En particulier présente-t-elle un seuil (comme pour les fortes doses)?
     - quelle est la valeur du facteur de risque?
     - à partir des réponses à ces questions comment peut-on établir des normes pour la protection des travailleurs et de la population?

2) Irradiation in utero et irradiation des enfants 
     On doit tenir compte des effets tératogènes par irradiation in utero des embryons et des foetus, particulièrement radiosensibles, pouvant conduire à des avortements spontanés, des anomalies à la naissance, des retards moteurs ou mentaux plus ou moins graves.
     En ce qui concerne l'induction de cancer et leucémie on considère que le risque est plus élevé pour les enfants ayant été irradiés in utero
     D'autre part il semble se confirmer que les enfants de moins de dix ans sont plus radiosensibles que les adultes.
     Certains radioéléments peuvent produire des effets spécifiques. Il en est ainsi pour l'iode radioactif qui peut endommager la thyroïde. Si l'iode 131 de période très courte  (8 jours) n'est pas à prendre en compte dans la gestion des déchets radioactifs, l'iode 129 de très longue période - 16 millions d'années - n'est peut être pas suffisamment pris en considération pour évaluer l'impact sanitaire des déchets, surtout chez les enfants pour lesquels les dommages à la thyroïde sont particulièrement néfastes. 

3) La polémique sur les effets des faibles doses 
     Les effets biologiques de faibles doses de rayonnement ont été évalués essentiellement à partir du suivi de mortalité des survivants des bombardements atomiques de Hiroshima et Nagasaki. Les doses reçues ont été délivrées en un temps très court essentiellement par irradiation externe. L'estimation des effets biologiques aux  faibles doses s'est effectuée par extrapolation depuis les doses élevées jusqu'aux doses faibles en supposant une relation linéaire entre les effets cancérigènes et la dose. Cependant, parmi les survivants sélectionnés pour l'étude, un nombre important de personnes ont reçu des doses relativement «faibles» puisque  plus de 75% ont reçu des doses inférieures à  200 millisievert (20 rem).
     A partir des années 70 se déclencha une très violente polémique parmi les experts. D'un côté les experts officiels des divers comités internationaux, de l'autre certains scientifiques dont les recherches conduisaient à des résultats très différents.
     La polémique portait essentiellement sur deux  points :
     - l'existence d'un seuil de dose en dessous duquel il n'y aurait aucun effet (cancérigène ou génétique)
     - le facteur de risque cancérigène était-il correctement évalué à partir du suivi des survivants japonais ou bien certains biais faussaient-ils les estimations officielles ?
     Cette polémique est particulièrement intéressante à suivre car elle montre que les effets biologiques du rayonnement n'entraient pas dans la catégorie des polémiques académiques. L'enjeu économique et social était considérable et dans notre société cela ne pouvait pas se dérouler avec courtoisie. On a ainsi assisté à une mise à la retraite anticipée d'un chercheur gênant et pour d'autres à l'impossibilité d'accéder aux données essentielles pour la recherche et de publier dans les revues scientifiques importantes, à la mise à l'index allant même jusqu'à des listes noires. Toutes ces pratiques montrent bien l'importance sous-jacente à l'estimation des effets biologiques des faibles doses de rayonnement.


     Enfin en 1980 on apprend par des experts officiels que leurs estimations des effets des bombardements atomiques étaient fondées sur des modèles erronés et que des données importantes avaient disparu dans des poubelles au cours d'un déménagement de laboratoire. Une «ténébreuse affaire» comme le dira un expert [4].
     Tout cela est-il hors sujet: la gestion des déchets nucléaires ? Je ne le crois pas. En effet si la gestion de ces déchets doit préserver la santé des populations et le droit des générations futures, il est de première nécessité d'évaluer ce qui pourrait affecter la santé des populations  et celle des générations futures. Il n'est pas indifférent de savoir comment les organismes internationaux chargés de ce problème ont fonctionné. Les experts officiels ont-ils respecté les règles de base du débat scientifique à savoir :
     - libre accès des données fondamentales à toute personne de la communauté scientifique
     - libre diffusion des études des membres de la communauté scientifique

4) La situation actuelle et les recommandations de la Commission Internationale de Protection Radiologique
     La polémique n'est pas terminée mais les experts officiels internationaux ayant révisé radicalement certains de leurs concepts et réévalué à la hausse le facteur de risque cancérigène du rayonnement [5], la polémique a beaucoup perdu de sa virulence. Signalons que les experts français ont été les plus acharnés pour que ne soient pas réévalués en hausse les facteurs de risque et que, conséquence directe, ne soient pas diminuées les «limites de dose» pour les travailleurs et la population [6].
     La Commission Internationale de Protection Radiologique (CIPR) a servi jusqu'à présent de référence pour l'établissement  des normes de radioprotection. Ses concepts  ont considérablement évolué au cours du temps mais bien trop lentement par rapport aux connaissances scientifiques ce qui a créé dans bien des cas des situations difficiles irréversibles voire impossibles à gérer sur des critères sanitaires. Les problèmes liés à la gestion des déchets du cycle nucléaire en sont un exemple.
     En 1990 la CIPR a redéfini complètement le système de radioprotection qu'elle recommande dans sa publication 60 (CIPR 60, 1991) [5].

Les nouvelles recommandations de la CIPR [7]
     1) Il n'y a pas de seuil de dose en dessous duquel il n'y a aucun effet . La Commission s'explique sur ce point dans plusieurs articles (Art. 21, 62, 68, 69, 100). Toute dose de rayonnement comporte un risque cancérigène et génétique (effets stochastiques ou non déterministes).

     2) La probabilité d'apparition d'un cancer radio-induit mortel est directement proportionnelle à la dose reçue.

     3) Le rayonnement naturel n'est pas inoffensif.
     L'article 140 précise :
«La composante de l'irradiation du public due aux sources naturelles est de loin la plus élevée, mais ceci ne fournit aucune justification[souligné par nous] pour réduire l'attention qu'on doit apporter aux irradiations plus faibles mais plus facilement maîtrisables dues aux sources artificielles»[La CIPR omet de préciser qu'il s'agit de  situations hors catastrophe nucléaire] 

     4) Il est impossible d'établir un système de radioprotection uniquement sur des concepts scientifiques et des considérations de santé :
     «Le but [protection] ne peut pas être atteint sur la base des seuls concepts scientifiques»(Art. 15)
     «Le cadre de base de la protection radiologique doit inclure nécessairement des jugements d'ordre social» (Art. 100)

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     « Ainsi la définition et le choix des limites de dose implique des jugements sociaux. Pour des agents tels que le rayonnement ionisant pour lesquels on ne peut supposer l'existence d'un seuil dans la courbe de réponse aux doses pour certaines conséquences de l'exposition, cette difficulté est  incontournable et le choix de limites ne  peut être basé sur des conditions de santé » (Art. 123).
     Si les normes de radioprotection ne peuvent être établies ni sur des bases objectives (par des experts scientifiques) ni sur des bases sanitaires (par des experts médicaux) qui va définir les critères socio-économiques qui fixeront les normes ?
     La CIPR distingue trois domaines :
     - l'inacceptable
     - le tolérable
     - l'acceptable
     malheureusement la Commission ne définit pas quantitativement ces domaines et ne donne aucune indication sur les critères économiques retenus pour établir les bornes de ces domaines. L'avis des citoyens sera-t-il prépondérant pour définir ce qu'ils considèrent comme acceptable pour eux? Qui parlera pour les générations futures?

     5) La Commission révise à la hausse le facteur de risque cancérigène mortel du rayonnement qui passe de 1,25.10-2 par Sv (1,25.10-4/rem), valeur de 1977, à 5.10-2 par Sv (5.10-4 /rem) en 1990 pour la population. [Ceci signifie que si 1 million de personnes reçoivent 10 mSv il en résultera un excès de 500  cancers mortels]. Pour les travailleurs il est désormais de 4.10-2 /Sv. Remarquons que la valeur recommandée en 1977 était considérée par la CIPR comme surestimant le risque alors que cette restriction ne figure plus dans ses nouvelles recommandations. Des valeurs sont également données pour estimer le risque de cancers non mortels.
     Le risque génétique (défauts héréditaires pour toutes les générations) est estimé à 0,6 10-2 /Sv  pour les travailleurs et 10-2 /Sv  pour la population.

     6) Par voie de conséquence la CIPR révise à la baisse les normes de radioprotection. 
     Pour les travailleurs la limite de dose annuelle moyennée sur 5 ans ne doit pas dépasser 20 millisievert (20 mSv ou 2 rem) mais avec possibilité d'une limite annuelle de 50 mSv (à condition que la limite de 100 mSv sur 5 ans soit respectée). Pour le public c'est dès 1985 qu'à la conférence de Paris la CIPR préconisait une limite de dose annuelle de 1 mSv/an (0,1 rem/an) au lieu de 5mSv antérieurement. En 1990 elle renouvelle cette limite en précisant que la limite annuelle de 1mSv est celle moyennée sur 5 ans.
     Pour la CIPR ces limites de dose n'impliquent pas qu'en dessous de ces limites le rayonnement est inoffensif. Sa position est clairement indiquée dans l'article 124 : 
     «Dans la pratique, plusieurs idées fausses sont apparues dans la définition et la fonction des limites de dose. En premier lieu, la limite de dose est largement, mais d'une façon erronée, considérée comme une ligne de démarcation entre «l'inoffensif» et le «dangereux»(...). Elle est communément considérée comme la seule mesure de contrainte du système de protection».

     7) En juillet 1992 la Commission des Communautés Européennes rédige un projet de directive européenne reprenant les recommandations de la CIPR. Une fois adopté par le Parlement européen il ne sera pris en compte par les autorités sanitaires françaises qu'au bout de 4 à 5 ans ce qui nous mène vers l'an 2000 soit 15 ans après les premières recommandations de la CIPR en faveur d'une réduction des limites de dose et plus de 20 ans après par rapport aux connaissances  reconnues officiellement par les experts sur les effets biologiques du rayonnement.
     On peut, contrairement aux responsables français, considérer que la CIPR n'a pas adopté des recommandations tellement prudentes («conservatives»). Certaines études montrent en effet que le facteur de risque cancérigène pourrait être plus élevé que celui admis par la CIPR d'un facteur 2 à 3. Il serait souhaitable, dans l'intérêt des générations futures et au vu de l'évolution continue de l'augmentation des facteurs de risque au cours du temps, d'adopter des normes beaucoup plus basses, extrêmement respectueuses de l'avenir. 
Références
[3] Roger Belbéoch, Effets biologiques à long terme des faibles doses de rayonnement ionisant, Actes du Colloque  nucléaire - santé - sécurité organisé par le Conseil Général de Tarn et Garonne, Montauban, 21-22-23 janvier 1988 p. 197-22, accès webmaistre, in Les effets biologiques du rayonnement, SEBES, novembre 1990, accès webmestre (La radioactivité et le vivant) p.15-21, [Stratégies Énergétiques, Biosphère et Société,  Forum interdisciplinaire indépendant, organe de l'Association Pour l'Appel de Genève, Département d'histoire du droit et des doctrines juridiques et politiques, Faculté de droit de l'Université de Genève, 5 rue Saint-Ours, CH-1211 Genève 4].
[4] Le système international de radioprotection est fondé sur des données fausses, La Gazette Nucléaire n°56/57,  décembre 1983 p. 24-26
[5] Recommendations of the International Commission on Radiological Protection, ICRP 60, ICRP Publication 60, (adopted by the Commission in november 1990) Pergamon Press, 1991.
[6] Les normes de radioprotection : les experts français s'opposent aux nouvelles recommandations de la Commission Internationale de Protection Radiologique, La Gazette Nucléaire n°117/118, août 1992, p.10-13
[7] LA RADIOPROTECTION, Les nouvelles recommandations de la Commission Internationale de Protection Radiologique (CIPR 60, 1991) ibidem p. 3-9