CONTROVERSES NUCLEAIRES !
ESSAIS NUCLEAIRES ET SANTE

DANS LE GRAND OUEST AMÉRICAIN - Sur la piste de la bombe A
Courrier international - n° 888 - 8 nov. 2007

     Parcs à thème nucléaire, souvenirs du projet Manhattan à Los Alamos, vestiges de la guerre froide et silos de missiles intercontinentaux émaillent le parcours de la Nuclear Trail. Au milieu de paysages superbes.
     C'est journée portes ouvertes à Bomb Country, dans le désert du Nouveau-Mexique. Une bonne occasion pour faire une sortie en famille sur les lieux où fut testée la première bombe atomique de l'Histoire, le 16 juillet 1945. Des centaines de touristes se promènent sur le site Trinity en piétinant des fragments de verre radioactif vert qui proviennent de la fonte du sable du désert sous l'effet de la boule de feu nucléaire – une explosion qui fut décrite comme "plus brillante qu'un millier de soleils" et qui a fait entrer la planète dans l'ère nucléaire avec fracas. Aujourd'hui, les parents font la queue devant les stands de hot-dogs et les toilettes publiques. Les gosses achètent des tee-shirts décorés de champignons nucléaires. A l'endroit exact de l'explosion, un groupe de visiteurs pose par terre une nappe à carreaux rouges et blancs pour faire un "pique-nique nucléaire". Une femme sourit devant l'objectif du photographe. "Est-ce qu'on brille déjà?" s'écrie-t-elle.
     Le site Trinity est l'une des principales étapes de la Nuclear Trail, la "piste nucléaire". Depuis la frontière mexicaine jusqu'au Wyoming, ce parcours touristique qui emprunte l'autoroute I-25 sur plus de 1.500 kilomètres permet de faire un voyage splendide à travers les grands espaces inhabités de l'Ouest américain. Un périple où l'on redécouvre l'épopée héroïque – et obsessionnelle – de l'armement nucléaire américain. En chemin, si l'on sait où regarder, on tombe sur d'abondants vestiges, fantastiques, terrifiants et absurdes. A la fin de la piste, alors qu'on pense être arrivé sans risque au terme de l'aventure, on s'aperçoit que le nucléaire est une activité toujours bien présente.
     S'aventurer dans cet Ouest nucléaire représente un moyen inoubliable de découvrir une autre Amérique. Alors que je roulais sur la I-25 en direction du nord depuis Las Cruces, près de la frontière mexicaine, j'écoutais sur le lecteur de CD de la voiture un accompagnement sonore idéal, une joyeuse chanson chantée par Tom Lehrer sur le jour de ­l'Apocalypse: "Là où le paysage est fantastique et l'air radioactif, Oh ! l'Ouest sauvage, c'est là où je veux aller."
     Fantastique, le Nouveau-Mexique l'est en effet. Les conquistadors espagnols sont passés par ici, tout comme Billy the Kid. Dans les années 1940, J. Robert Oppenheimer fabriquait sa superbombe un peu plus loin, à Los Alamos.
     Maintenant, l'autoroute file à travers un paysage brut et primitif, et on a du mal à croire que quelque part, derrière l'horizon, de nouveaux missiles de croisière hantent les terrains d'essai perdus dans le désert. En remontant quelques kilomètres plus au nord sur la ­I-25, le nucléaire devient une réalité irréfutable. Au pied des collines de la ­banlieue d'Albuquerque, on rencontre un immense supermarché baptisé H-Bomb. La piste nucléaire se transforme ici en rue commerçante. Plus loin se trouvent les laboratoires Sandia, où les chercheurs travaillent d'arrache-pied à la mise au point de bombes nucléaires miniaturisées et de puissants rayons laser antimissiles. Je règle la radio sur la chaîne locale K-Bomb 106 et je tombe sur Political Science, de Randy Newman, une chanson qui glorifie un chauvinisme nucléaire dévoyé: "Ils ne nous respectent pas, alors surprenons-les/Lâchons la grosse bombe et pulvérisons-les."
     A environ une heure de route au nord d'Albuquerque, je m'arrête pour la nuit dans l'adorable ville de Santa Fe. Le centre-ville, dont tous les bâtiments sont construits en adobe couleur café, est aussi joli qu'il sent bon, exhalant un parfum de fleurs et une odeur de bois brûlé. Santa Fe regorge d'hôtels agréables et d'excellents restaurants. Mon gîte préféré est le Inn of the Anasazi, situé juste derrière la grande place. Mais La Fonda, un petit établissement vieillot de style espagnol aux beaux couloirs carrelés, peut se targuer de solides références en matière de mythologie nucléaire. Les scientifiques qui travaillaient avec Oppenheimer sur le projet Manhattan aimaient se retrouver au bar La Fonda pour se détendre et essayer d'oublier qu'ils jouaient dangereusement aux dés avec Armaguédon. Un peu plus loin dans la rue se trouve l'endroit où le superespion et chercheur Klaus Fuchs a remis les secrets de la bombe à son contact soviétique.
     Le lendemain, je mets de nouveau la musique de Tom Lehrer tandis que je roule sur la spectaculaire route montagneuse en direction de Los Alamos, où le chanteur et chercheur avait un temps travaillé: "Je chercherai le silence du désert/au milieu d'un décor superbe/comme j'ai envie de voir le champignon." Dans les années 1940, lorsque l'unique route existante était un chemin de terre menant à une lointaine crête de plus de 2.000 mètres d'altitude dans les montagnes du Sangre de Cristo, c'était un lieu idéal pour mener des activités secrètes. C'est Oppenheimer qui connaissait l'endroit, pour y avoir passé des vacances dans son enfance. Et c'est là qu'il a pu réunir son équipe d'éminents physiciens pour imaginer l'arme qui allait transformer quelques années plus tard Hiroshima en un cauchemardesque banc d'essai.
     En pénétrant dans Los Alamos, je suis perplexe. Il paraît en effet improbable que cette localité aux allures de coquette banlieue ait pu servir de rampe de lancement à l'Apocalypse. A chaque coin de rue se dresse une église, et seuls les noms des artères – "Oppenheimer" ou "Trinity" – rappellent les événements survenus ici, ces épisodes qui ont changé la face du monde. C'est alors que je découvre de mystérieux hangars et des enchevêtrements de tuyaux métalliques qui confirment que Los Alamos reste habité par l'industrie nucléaire. Je trouve finalement plus rassurant d'aller visiter le musée des sciences Bradbury, où les répliques des premières bombes atomiques, "Fat Man" et "Little Boy", semblent à la fois sinistres et tout droit ­sorties d'une bande dessinée.
     Je reprends la I-25 dans un paysage majestueux et imposant avec la muraille des montagnes Rocheuses barrant l'horizon à l'ouest. Nous avons quitté le Nouveau-Mexique et nous sommes maintenant dans l'Etat du Colorado. La florissante ville de Colorado Springs baigne dans une atmosphère d'ordre militaire et de chrétienté militante. Elle abrite d'ailleurs le symbole suprême de la guerre froide, la base aérienne de Cheyenne Mountain. Un tunnel de près de deux kilomètres de long creusé sous les Rocheuses mène à une ville digne de James Bond, où l'on centralise sur des écrans les données recueillies par un réseau de puissants radars de surveillance avancée. Les techniciens, dont la mission est de détecter toute éventuelle attaque de missile ennemi contre le territoire américain, se disent capables de repérer des objets en orbite de la taille d'un tournevis. Bâti au début des années 1960 à la suite de la crise des missiles cubains, le centre de commandement souterrain – qui comporte même un hôpital, un salon de coiffure et un supermarché – a été entièrement construit sur amortisseurs afin de pouvoir encaisser le choc d'une attaque nucléaire directe. La base est actuellement en sommeil, mais elle peut à tout moment redevenir opérationnelle.
     Au-delà de Denver, l'autoroute passe près du site d'un désastre nucléaire. Rocky Flats, où étaient fabriqués les cœurs en plutonium des bombes H, a été fermé il y a des années après une inspection du FBI, mais reste l'un des endroits les plus contaminés de la planète. Puis la "piste nucléaire" pénètre dans l'Etat du Wyoming. Les prairies vallonnées (et inhabitées) s'étendent à perte de vue. Mais on découvre bientôt aux portes de la base aérienne F.E. Warren, à Cheyenne, des missiles géants Minuteman 3 qui indiquent que nous sommes maintenant dans un haut lieu de missiles balistiques intercontinentaux. On peut voir les silos qui les abritent tout au long de la I-25. Il s'agit de complexes d'aspect inoffensif, pas plus grands qu'un court de tennis, dans lesquels les missiles attendent, cachés sous leurs couvercles de béton. On peut lire sur la clôture: "Accès interdit – Usage des armes mortelles autorisé".
     J'avais déjà passé auparavant quelques semaines avec les missiliers de F.E. Warren pour les besoins du tournage d'un film documentaire. Cela avait été une expérience à la fois effrayante et rassurante. "Rester en état d'alerte", dans le jargon des missiliers, signifie attendre et surveiller dans les bunkers enterrés à plus de vingt mètres sous la prairie. Ils doivent se tenir prêts à tourner les clés et à libérer les Minuteman pour que les ­missiles fassent un bond au-dessus de la ­planète et aillent détruire des villes lointaines. Fait rassurant : les hommes sont attachés au côté dissuasif de leur travail et sont persuadés qu'ils n'auront sans doute jamais besoin de tourner les fameuses clés.
     Pour les touristes de passage, c'est une curiosité. Mais, pour ceux qui vivent le long de la "piste nucléaire", les missiles sont présents en permanence. "C'est comme si l'on vivait avec un tigre à la cave", m'a dit un agriculteur qui a un silo installé au milieu de ses champs. "Que se passerait-il si le tigre montait dîner?"
Leslie Woodhead
Financial Times
Mort aussi
     Paul Tibbets, le pilote qui a lâché la première bombe atomique – sur Hiroshima – le 6 août 1945, est mort le 1er novembre dernier. Il avait 92 ans. Le bombardier Enola Gay, qu'il avait baptisé ainsi en hommage à sa mère, avait provoqué la mort de 80.000 personnes. Paul Tibbets était revenu plusieurs fois sur sa mission, déclarant notamment que "si Dante s'était trouvé avec nous dans l'avion, il aurait été terrifié (…). La ville que nous avions vue si clairement dans la lumière du jour était maintenant recouverte d'une horrible salissure." Il avait aussi dit: "Je ne suis pas fier d'avoir tué 80.000 personnes, mais je suis fier d'être parti de rien, d'avoir préparé ce vol et d'avoir parfaitement conduit cette mission."

Carnet de route

     Y ALLER? L'aéroport de la ville d'Albuquerque (Nouveau-Mexique) est le plus proche du site Trinity, le cœur de l'Ouest nucléaire. On y accède depuis Paris après une escale à ­Denver, Chicago ou Dallas (via American Airlines, United Airlines ou Lufthansa, à partir de 700 € l'aller-retour).

     À SAVOIR: La "piste nucléaire" est jalonnée de vestiges de la guerre froide et s'étend de la frontière mexicaine au Wyoming. Elle passe à proximité de Los Alamos, ville construite pendant la Seconde Guerre mondiale pour abriter le centre américain de recherches nucléaires. C'est là qu'a été développé, dès 1940, le projet Manhattan, qui a mené à la création des bombes atomiques "Little Boy" (à l'uranium) et "Fat Man" (au plutonium), lâchées sur Hiroshima et Nagasaki les 6 et 9 août 1945.

     OÙ DORMIR: A Albuquerque, vous pourrez vous loger au modeste Econo Lodge Old Town (http://www.econolodgeoldtown.com). Mais il est plus intéressant de faire 90 kilomètres vers le nord pour vous rendre à Santa Fe, où vous pourrez poser vos bagages à l'élégant Inn of the Anasazi (http://www.innoftheanasazi.com) ou encore à l'hôtel La Fonda (www.lafondasantafe.com), qui tient une grande place dans l'histoire du nucléaire puisque les créateurs de la bombe atomique venaient s'y relaxer.

     À VOIR: Au sud d'Albuquerque, le site Trinity constitue une étape essentielle sur la "piste nucléaire". On ne le visite que deux jours par an, le premier samedi des mois d'avril et d'octobre. Vous pouvez y accéder par la route, en sortant de l'autoroute US 380 à Stallion Gate,ou en empruntant la navette qui part de la ville d'Alamogordo à 8 heures du matin.
     Dans les environs, il ne faut pas manquer le White Sands Missile Range Museum (parc d'exposition des missiles et roquettes testés à White Sands) et le National Atomic Museum, installé sur la base militaire de Kirtland et consacré à l'histoire du nucléaire américain.
     Outre ses attraits nucléaires, la région regorge de vestiges amérindiens. Il est intéressant, à ce titre, de visiter l'Indian Pueblo Center d'Albuquerque et de vous rendre au Coronado State Monument pour visiter les ruines de Pueblo de Kuaua, où l'expédition du conquistador Francisco Vásquez de Coronado aurait fait escale en 1540.


Des enfants escaladant une réplique de 'Fat Man', la bombe atomique larguée sur Nagasaki le 9 août 1945
Rene Burri / Magnum Photos

Le site de l'explosion de la première bombe atomique, dans le désert du Nouveau-Mexique
René Burri / Magnum Photos

Le premier essai thermonucléaire, le 31 octobre 1952
Joe Raedle / Getty Images