CONTROVERSES NUCLEAIRES !
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Le "Pompier de l'atome" qui vole au secours de tous les irradiés du monde
ADIT, Le Nouvel Observateur, novembre 2007

     A chaque catastrophe nucléaire, c'est lui qu'on réclame. Avec son équipe, le chercheur français Patrick Gourmelon intervient aussi bien dans des centrales, sur des chantiers que dans des hôpitaux. De Tchernobyl à Epinal, portrait d'un combattant des rayons
      Ce jour-là Pablo(1), un jeune ouvrier chilien, prend son quart de pause et s'installe sur un échafaudage pour casser la croûte. A ses pieds, il aperçoit une tige métallique brillante. Intrigué, il s'approche et ramasse l'objet qu'il prend pour un stylo. Puis l'oublie dans la poche de son pantalon. Quelques instants plus tard, il sent une brûlure. Vaguement inquiet, il montre son étrange trouvaille à son supérieur. Soudain, la porte du bureau s'ouvre à toute volée, un employé surgit, affolé: son appareil de dosimétrie sature, il y a de la radioactivité dans l'air. Sans le savoir, Pablo a mis dans sa poche une source radioactive utilisée dans l'industrie pour vérifier l'état d'une soudure. En quelques minutes, branle-bas de combat: les autorités chiliennes sont prévenues et demandent assistance à l'AIEA, l'Agence internationale de l'Energie atomique. Pour elles, il n'y a qu'un homme à contacter: c'est Patrick Gourmelon, un chercheur français. Le seul scientifique au monde capable, en un temps record, de réunir les meilleurs spécialistes des radiations pour trouver un traitement adapté. Le seul à savoir évaluer avec précision les doses de radioactivité reçues. Patrick Gourmelon, le «pompier de l'atome».
     Cheveux noirs, profil aquilin, allure svelte et dynamique pour ses 60 ans. Look classique, voix posée. Patrick Gourmelon a tout de l'universitaire un peu timide. Derrière sa mise discrète, difficile de l'imaginer en une sorte de Red Adair de la radioactivité. L'homme cumule les casquettes: médecin, biologiste, physicien, chercheur... A chaque catastrophe nucléaire, c'est lui que l'AIEA réclame. On se dispute ses diagnostics, on lui envie son réseau d'experts de renom, on admire son professionnalisme. Patrick Gourmelon est sur tous les fronts: un jour à Stockholm, sollicité par l'Autorité de Sûreté nucléaire suédoise, le lendemain en Allemagne, invité par l'université scientifique fd'Ulm, le surlendemain au chevet des irradiés du CHU d'Epinal. Depuis seize ans, au coeur de la machine très secrète des risques nucléaires, l'Institut de Radioprotection et de Sûreté nucléaire (IRSN), il dirige une équipe de 130 chercheurs. Dans ce laboratoire de l'atome, il a fait des miracles, sauvé des dizaines de vies. C'est à l'hôpital militaire Percy, à Clamart, qu'il accueille tous les irradiés du monde.
     Sa traque de l'atome commence juste après Tchernobyl, dans les années 1990. A l'époque, le monde entier est sous le choc: «Personne n'avait envisagé un tel accident, raconte Patrick Gourmelon. Les spécialistes avaient tout misé sur la prévention, et rien sur les traitements.» Les chercheurs sont pris de court : ils ne savent pas bien traiter les irradiations à fortes doses. En France, le pays le plus nucléarisé au monde, les écologistes grondent. L'énergie atomique fait peur. EDF est sous le feu des critiques. Pour apaiser les esprits, le fournisseur d'électricité décide de lancer avec l'IPSN (actuel IRSN) un gros programme de recherche sur le nucléaire. L'objectif ? Redorer le blason de l'atome et faire «rayonner» la France au niveau international. Reste à trouver un expert. Ce sera Patrick Gourmelon, rendu célèbre pour ses recherches sur les rayonnements au centre des armées de Clamart. Il est recruté par l'IRSN en 1991. La même année, il intervient sur son premier accident nucléaire à Forbach, en Lorraine. 
     Dans une usine de retraitement, les déchets sont irradiés dans un accélérateur. Une machine se bloque. Trois manutentionnaires interviennent et sont gravement brûlés par les rayons. Patrick Gourmelon est dépêché sur place, avec le docteur Carsin, un spécialiste des grands brûlés. Ils tentent une greffe de la peau. Elle ne prend pas. «C'est là qu'on a découvert les propriétés des lésions radioactives, explique-t-il. A la différence des brûlures thermiques, elles peuvent apparaître plusieurs semaines après l'irradiation, progresser en surface et en profondeur parfois pendant plusieurs années.» Les premiers signes? Une petite rougeur au niveau de la zone irradiée. Puis la peau se fissure, un petit trou apparaît, comme une brûlure de cigarette. Au trentième jour, le trou se creuse, grandit, parfois jusqu'à dix centimètres, nécrosant les chairs en un trou béant. «Parfois, la plaie est tellement profonde qu'on ne peut plus rien faire», soupire le professeur. Son pire souvenir? Une jeune femme polonaise. Traitée par radiothérapie pour un cancer du sein, elle avait reçu une surdose gravissime, après un mauvais réglage. «La nécrose au niveau de son sein était si profonde que je voyais son muscle cardiaque se soulever au fond de la cavité.» Il évoque aussi la souffrance, une douleur terrible, que rien ne peut calmer. «Un jour, un de nos patients avait tellement mal qu'il a voulu se jeter par la fenêtre», se souvient-il.
     Sur son écran, les images des derniers accidents défilent: Belgique, 2006, dysfonctionnement industriel; Epinal, 2007, accident de radiothérapie... Chaque fois, des erreurs humaines sont en cause: employés mal formés, procédures pas respectées, mauvais réglages. «Une minute d'inattention et c'est le drame», déplore Patrick Gourmelon. Le dernier accident en date? En juin 2006, à Dakar, dans les filiales sénégalaise et ivoirienne du groupe français Bureau Veritas. Sur un chantier, une tige radioactive reste coincée dans le tuyau d'un appareil de soudure. Personne ne se rend compte de rien et l'appareil est rangé sous l'escalier d'un bureau, où veillent deux vigiles. «Pendant deux mois, les deux employés ont été constamment exposés», raconte Gourmelon. L'un fait sa prière musulmane tous les soirs, la tête à quelques centimètres de la source d'iridium. L'autre enlève tous les matins ses chaussures qu'il range sous l'escalier...

(1) Le prénom a été changé.
suite:
     Quand enfin l'objet radioactif est retrouvé, tous deux sont gravement irradiés. «Un des vigiles avait 73 grays(2) dans le bras, soit plus de trois fois la dose capable de détruire la peau et le muscle!» Aussitôt prévenu, Patrick Gourmelon l'a pris en charge en France, à l'hôpital Percy. «Il a fallu creuser jusqu'à l'os, et lui reconstituer une masse musculaire entière.» Une vraie boucherie. Un an d'opérations, de tests, un an de mobilisation, jour et nuit, de l'équipe de Gourmelon. En juillet dernier, le patient a pu repartir au Sénégal, son bras sauvé grâce à une technique révolutionnaire de thérapie cellulaire. Sans ce traitement miracle, «il aurait fallu l'amputer».
     «Des accidents de ce type, il y en a de plus en plus, surtout dans l'industrie et la médecine», dit Gourmelon. Les chiffres le montrent: sur 600 accidents d'irradiation répertoriés dans le monde depuis cinquante ans, 41% concernent le secteur industriel et 11% la médecine. Le plus préoccupant? La multiplication des sources radioactives en circulation. Il y a dix ans seulement, il n'y en avait qu'une centaine en France. Aujourd'hui, on en compte 17.500, exploitées par plus de 5.000 utilisateurs. Dans l'industrie, elles servent à stériliser les produits pharmaceutiques, à pasteuriser les emballages, à conserver les aliments... En médecine, elles permettent de traiter chaque année 180.000 patients atteints du cancer et aident à diagnostiquer des centaines de pathologies. Mal maîtrisées, elles représentent des centaines de milliers de foyers potentiels d'irradiation. «Tous les pays devraient gérer ces sources, mais ce n'est pas toujours le cas, surtout dans les pays en voie de développement», regrette Patrick Gourmelon. Chaque année, des centaines de sources sont ainsi perdues, volées, oubliées sur des chantiers. Parfois même abandonnées sciemment dans des décharges. Exemples? Ces matières radioactives, retrouvées éparses sur un ancien camp d'entraînement russe, et que des ouvriers géorgiens ont «collectionnées» avant d'en laisser une dans un manteau pendant un an. Bilan: onze personnes irradiées. Ou encore ce générateur électrique en Géorgie que des villageois ont démonté pièce par pièce pour les revendre sur le marché. Deux blessés sévères. Et la France n'est pas épargnée. En quelques mois, une vingtaine d'accidents de radiothérapie se sont multipliés à Toulouse, Angers, Saint-Etienne et surtout Epinal, «la plus grande catastrophe de radiothérapie du monde», selon Gourmelon (voir encadré). Des notices mal lues, des erreurs de conception et, surtout, la pénurie de physiciens d'hôpitaux, garants de la bonne application des doses. Dans son appartement à Fontenayaux-Roses, non loin de l'hôpital Percy, pour être au plus près de ses patients, Patrick Gourmelon se prend à rêver. Il imagine l'IRSN en pôle d'expertise mondiale, une cellule de risque à la pointe de la prévention pour renforcer le contrôle des sources dans tous les pays, former les employés et améliorer la sécurité. «Les radiations peuvent faire des miracles, à condition de savoir les maîtriser, explique-t-il. C'est comme un mur du son, en quelques instants, on peut passer de l'autre côté.».

Une catastrophe nationale
     C'est une série noire. Un mauvais polar qui débute en octobre 2006 à l'hôpital de radiothérapie d'Epinal. L'Agence régionale de l'Hospitalisation (ARH) de Lorraine annonce que 23 patients ont subi une surexposition radiologique de 20% supérieure aux doses prévues. Traités pour un cancer de la prostate, ils ont été victimes d'une «erreur de paramétrage» d'un appareil. «Les rayons, en détruisant les cellules cancéreuses de la prostate, ont touché les voies urinaires et anales», explique Patrick Gourmelon, patron du pôle santé de l'IRSN. Parmi eux, cinq personnes décèdent. Les conséquences de ces surdoses ? Elles sont terribles. A demi-mot, Gourmelon raconte ce que personne n'ose dire : que l'on urine par l'anus et que l'on pisse de la merde, et que ça ne s'arrête jamais. Il évoque la perte d'identité, l'absence de vie sociale. Il parle de la douleur, affreuse, continue, insoutenable des fistules géantes, ces lésions internes provoquées par l'irradiation, «très difficiles à soigner en dehors des traitements classiques». L'IRSN est chargé par le ministère de la Santé de mener une vérification générale des pratiques de l'hôpital. Et là, stupeur, Patrick Gourmelon constate que 409 autres patients traités pour des cancers de la prostate ont reçu une dose de 8% supérieure à la normale entre 2001 et 2006, à cause d'une «erreur de comptage». Et ce n'est pas fini: en septembre, les enquêteurs découvrent qu'une «erreur systématique» de paramétrage d'un appareil pourrait avoir affecté près de 5.000 patients de l'hôpital depuis 1989, à des doses allant de 3 à 7%. Depuis, 63 plaintes ont été déposées et une enquête a été ouverte.
     A Lyon, Toulouse, SaintEtienne, Angers, une vingtaine d'accidents de radiothérapie viennent d'être déclarés à l'Autorité de Sûreté nucléaire (ASN) . «Il y a encore deux ans, le monde médical n'était soumis à aucune déclaration d'incident», dit Patrick Gourmelon. Depuis septembre dernier, l'Autorité de Sûreté nucléaire a chargé une soixantaine d'inspecteurs de contrôler les appareils de radiothérapie. Epinal, l'arbre qui cache la forêt?

Marie Vaton

(2) Unité de dose de radiations ionisantes absorbées. Elle correspond à une énergie de 1 joule absorbée par un kilogramme de matière irradiée.