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RAPPORT
au nom d’un groupe de travail mixte**
La relation dose-effet et l’estimation des effets cancérogènes des faibles doses de
rayonnements ionisants
Maurice TUBIANA et André AURENGO*

Résumé et conclusions en français
(version anglaise)


    Les risques cancérogènes d’une exposition aux rayonnements ionisants ont été estimés par de nombreuses études épidémiologiques entre 0,2 et 5 Sv1. Mais le domaine des doses qui concerne la santé humaine est généralement beaucoup plus faible: les doses délivrées par la plupart des examens radiologiques sont inférieures à une dizaine de mSv1. Les irradiations auxquelles sont exposés les travailleurs ou les personnes habitant les régions où l’irradiation naturelle est élevée, sont également de cet ordre ou légèrement supérieures.

    Or les études épidémiologiques disponibles ne décèlent aucun effet pour des doses inférieures à 100 mSv, soit qu’il n’en existe pas, soit que la puissance statistique des enquêtes ait été insuffisante pour les détecter. Comme certaines enquêtes portent sur un grand nombre de sujets, ces résultats montrent déjà que le risque, s’il existe devrait être très faible. Il est peu vraisemblable que de nouvelles enquêtes parviennent, dans un avenir proche, à estimer ces risques éventuels et encore moins à les exclure. En effet, le suivi de cohortes, même de plusieurs centaines de milliers de sujets n’aura sans doute pas la puissance statistique suffisante pour mettre en évidence un excès d’incidence ou de mortalité très petit venant s’additionner à une incidence de cancer qui est très grande dans les populations non irradiées et qui fluctue en fonction des conditions de vie. Seules des comparaisons entre des régions géographiques à haute et faible irradiation naturelle, et dans lesquelles les conditions de vie sont semblables pourraient apporter des informations pour cette gamme de dose et de débit de dose. Il faut donc suivre attentivement les résultats des enquêtes en cours au Kerala (Inde) et en Chine.

    Les méthodes d’évaluation directe étant insuffisantes, on est contraint pour estimer les risques éventuels des faibles doses (< 100 mSv) d’extrapoler à partir des effets cancérogènes observés entre 0,2 et 3 Sv. Une relation linéaire décrit convenablement la relation entre la dose et l’effet cancérogène pour les doses supérieures à 200 mSv où on a pu la tester. Ceci a paru justifier l’utilisation d’une relation linéaire sans seuil (RLSS) pour estimer le risque des faibles doses.

     Cependant dans le domaine des doses inférieures à quelques dizaines de mSv, les données radiobiologiques récentes jettent un doute sur la validité de cette procédure, car elles sont en désaccord avec les deux hypothèses sur lesquelles la relation linéaire sans seuil est implicitement fondée à savoir : 1) la constance de la probabilité de mutation (par unité de dose) quels que soient la dose et le débit de dose. 2) le processus de cancérogenèse, après avoir été initié dans une cellule, évolue indépendamment des lésions éventuellement présentes dans les cellules environnantes.

    En effet, les données récentes mettent en évidence l’existence de mécanismes de défense contre les altérations du génome à l’échelle de la cellule du tissu et de l’organisme et qui limitent la prolifération d’une cellule « initiée » dans un tissu ou un organisme multicellulaire:

    1. Les progrès de la radiobiologie ont montré que la cellule ne subit pas passivement l’accumulation des lésions  causées par les rayonnements. Elle se défend et réagit par au moins trois mécanismes:

    - En mettant en oeuvre des systèmes enzymatiques de détoxification dirigés contre les espèces actives de l’oxygène apparues à la suite du stress oxydatif,

   - En éliminant les cellules lésées (mutées ou instables), grâce à deux mécanismes: l’apoptose (qui peut être déclenchée par des doses de l’ordre de quelques mSv afin de tuer les cellules dont le génome a été altéré ou présente des dysfonctionnements) et la mort au moment de la mitose des cellules dont les lésions n’ont pas été réparées. Or, des travaux récents indiquent qu'il existe un seuil au-dessous duquel les faibles doses et débits de dose ne déclenchent pas l’activation des systèmes de signalisation intracellulaire qui gouvernent la réparation, ce qui entraîne la mort de ces cellules.

    - En mettant en oeuvre des systèmes de réparation de l’ADN qui sont stimulés ou activés par des doses de l’ordre d’une dizaine de mSv.

    Il existe, de plus, des systèmes de signalisation intercellulaire qui informent chaque cellule sur le nombre de cellules environnantes ayant été lésées. Les méthodes modernes d’analyse de la transcription des gènes cellulaires montrent que pour de nombreux gènes, celle-ci est modifiée par des doses beaucoup plus faibles (de l’ordre du mSv) que celles pour lesquelles on observe une mutagenèse. Ces méthodes ont été la source de progrès considérables en montrant que selon la dose et le débit de dose ce ne sont pas les mêmes gènes qui sont transcrits.

    Il apparaît ainsi que pour les très faibles doses (<10 mSv), les lésions sont éliminées par la disparition des cellules; pour des doses un peu plus élevées et endommageant un nombre notable de cellules (donc susceptibles de causer des lésions tissulaires), les systèmes de réparation de l’ADN sont activés ; ils permettent la survie cellulaire mais peuvent générer des erreurs. Aux faibles doses (< 100 mSv), le nombre de réparations fautives mutagènes est petit mais son importance relative, par unité de dose, croît avec la dose et le débit de dose.

    Cette modulation des réactions de défense de la cellule en fonction de la dose, du débit de dose, de la nature et du nombre de lésions, des conditions physiologiques de la cellule et du nombre de cellules atteintes explique les fortes variations de radiosensibilité (mortalité cellulaire, ou probabilité de mutation, par unité de dose) qui sont observées en fonction de la dose et du débit de dose: hypersensibilité cellulaire initiale au cours d’une irradiation quand la dose est faible, puis au delà de 200 mSv apparition d’une radiorésistance induite avec diminution de la mortalité cellulaire (par unité de dose), variations brutales de la radiosensibilité après une irradiation intense et brève, radio-adaptation c’est-à-dire diminution temporaire de la radiosensibilité dans les heures ou jours qui suivent une première irradiation à faible dose, etc.

    2. D’autre part, on pensait que la radiocancérogenèse était initiée par une lésion du génome atteignant de façon aléatoire quelques cibles spécifiques (proto-oncogènes, gènes suppresseurs, etc.). A ce modèle relativement simple, qui avait donné un substrat théorique à l’utilisation de la RLSS, s’est substitué celui d’un processus complexe, que l’on commence à identifier, où s’associent lésions génétiques et épigénétiques et surtout dans lequel les relations entre la cellule initiée et les cellules environnantes jouent un rôle essentiel. Ce processus de cancérogenèse se heurte à des mécanismes efficaces de défense à l’échelle du tissu et de l’organisme. Au niveau du tissu, les mécanismes qui interviennent dans l’embryogenèse et pour diriger la réparation tissulaire après une agression, semblent jouer un rôle pour contrôler la prolifération d’une cellule, même quand celle-ci est devenue autonome. Ce mécanisme pourrait expliquer l’absence d’effet cancérogène après contamination par de faibles quantités de radioéléments émetteurs? (phénomène dans lequel un petit nombre de cellules ont été fortement irradiées mais sont environnées par des cellules saines) avec l’existence, dans ce cas, d’un seuil chez l’homme comme chez l’animal.

suite:
Il pourrait aussi contribuer à expliquer la grande différence de probabilité d’un effet cancérogène selon le tissu et selon la dose, puisque la mort d’un grand nombre de cellules désorganise le tissu et favorise l’échappement d’une cellule initiée aux contrôles tissulaires, comme le suggèrent aussi les irradiations locales au travers de grilles.

    3. Enfin, les systèmes de surveillance mis en oeuvre par les cellules saines de l’organisme sont capables d’éliminer des clones de cellules transformées, comme le montrent, les échecs des greffes de cellules tumorales ainsi que la forte augmentation de la fréquence de certains cancers chez les sujets immunodéprimés (un certain lien semble exister entre une déficience du système de réparation NHEJ et l’immunodéficience).

    Toutes ces données suggèrent une moindre efficacité des faibles doses, voire l’existence d’un seuil qui pourrait être lié soit à l’absence de mise en oeuvre des mécanismes de signalisation et de réparation pour les très faibles doses, soit à l’association apoptose + réparation non fautive + immunosurveillance, sans qu’il soit possible, en l’état actuel de nos connaissances, de fixer le niveau de ce seuil (entre 5 et 50 mSv ?) ou d’en démontrer l’existence. Ces réactions peuvent aussi expliquer l’existence d’un phénomène d’hormesis2 dû à la stimulation des mécanismes de  défense, notamment à la lutte contre les formes actives de l’oxygène. De fait, la méta-analyse qui a été faite des résultats de l’expérimentation animale montre dans 40% de ces études une diminution de la fréquence spontanée des cancers chez les animaux après de faibles doses, observation qui avait été négligée car on ne savait pas l’expliquer.

    Globalement, ces résultats montrent qu’il n’est pas justifié d’utiliser une relation linéaire sans seuil (RLSS) pour estimer le risque cancérogène des faibles doses à partir des observations effectuées pour des doses allant de 0,2 à 5 Sv, puisqu’un même incrément de dose a une efficacité variable en fonction des conditions d’irradiation notamment de la dose totale et du débit de dose.

    La conclusion de ce rapport est, de ce fait, en contradiction avec celles d’autres auteurs [43,118] qui justifient l’utilisation de cette relation sur les arguments suivants:
    1. aux doses inférieures à 10 mSv il n’y a pas d’interaction entre les différents événements physiques initiés le long des différentes trajectoires des électrons;
    2. la nature des lésions ainsi causées et la probabilité de réparation fidèle ou fautive et d’élimination par la mort des cellules lésées ne dépendent ni de la dose ni du débit;
    3. le cancer est la conséquence directe et aléatoire d’une lésion de l’ADN dans une cellule apte à se diviser et la probabilité pour qu’une cellule initiée donne naissance à un cancer n’est pas influencée par les lésions dans les cellules voisines et les tissus;
    4. la relation linéaire sans seuil rend compte de manière correcte de la relation dose-effet pour l’induction de tumeurs solides dans la cohorte d’Hiroshima et Nagasaki;
    5. l’effet cancérogène de doses de l’ordre de 10 mSv est prouvé chez l’homme par les résultats des études sur l’irradiation in utero.

    Le premier argument concerne les phénomènes physico-chimiques initiaux qui sont proportionnels à la dose; cependant la nature et l’efficacité des mécanismes de défense qu’ils déclenchent varient avec la dose. Le deuxième argument est donc en opposition avec les travaux récents de radiobiologie que nous venons d’examiner. Le troisième argument ne tient pas compte de la complexité du processus de cancérogenèse qui a été révélée au cours de la dernière décennie et qui souligne en particulier le rôle des relations intercellulaires et du stroma. Pour le quatrième, on doit remarquer que d’autres types de relation dose-effet (quadratiques ou avec seuil), tout aussi compatibles que la RLSS avec les données concernant les tumeurs solides chez les survivants des explosions atomiques, ont l’avantage de rendre compte d’autres données épidémiologiques non compatibles avec la RLSS, notamment l’incidence des leucémies chez ces mêmes survivants. De plus, les dernières données disponibles montrent que la relation dose-effet pour les tumeurs solides chez les survivants d’Hiroshima–Nagasaki n’est pas linéaire mais curvilinéaire entre 0 et 2 Sv. Enfin, même si la linéarité de la relation dose-effet était démontrée pour certains cancers entre, par exemple 50 mSv et 3 Sv, sa généralisation ne serait pas possible car l’expérimentation et l’observation clinique montrent que la relation dose effet varie considérablement selon le type de tumeur et l’âge lors de l’irradiation. La relation empirique globale observée pour l’ensemble des tumeurs solides correspond à l’addition de relations qui peuvent être très différentes selon le type de cancer, par exemple linéaires ou quadratiques, avec ou sans seuil.

    Enfin, en ce qui concerne les irradiations in utero, quelle que soit la valeur de l’étude d’Oxford, certaines incohérences entre les données disponibles imposent une grande prudence avant de conclure qu’il existe une relation causale à partir de données montrant une association. De plus, il est très discutable d’extrapoler du foetus à l’enfant ou à l’homme, en particulier parce que le niveau de développement, les relations intercellulaires et les systèmes d’immunosurveillance sont très différents.
 

    En conclusion, le présent rapport émet des réserves sur l’usage de la RLSS pour évaluer le risque cancérogène des faibles doses (< 100 mSv). La RLSS peut constituer un outil pragmatique utile pour fixer les règles de la radioprotection pour des doses supérieures à une dizaine de mSv; mais, n’étant pas fondée sur des concepts biologiques correspondant à nos connaissances actuelles, elle ne peut pas être utilisée sans précaution pour estimer par extrapolation l’effet des faibles et surtout des très faibles doses (< 10 mSv), notamment dans l’évaluation du rapport bénéfice/risque, imposée au praticien dans le cadre de la pratique radiologique par la directive européenne 97-43. Les mécanismes biologiques sont différents pour des doses inférieures à quelques dizaines de mSv et pour des doses supérieures. Les risques éventuels dans la gamme de dose des examens radiologiques (0,1 à 5 mSv ; jusqu’à 20 mSv pour certains examens) doivent être estimés en tenant compte des données radiobiologiques et de l’expérimentation animale. L’usage d’une relation empirique qui n’est validée que pour des doses supérieures à 200 mSv pourrait, en surévaluant les risques faire renoncer à des examens susceptibles d’apporter au malade des informations utiles ; elle pourrait aussi en radioprotection conduire à des conclusions erronées.

    Les décideurs confrontés au problème des déchets radioactifs ou au risque de contamination doivent réexaminer la méthodologie utilisée pour évaluer les risques des très faibles doses et des doses délivrées avec un très faible débit.

     Enfin ce rapport confirme qu’il n’est pas acceptable d’utiliser le concept de dose collective pour évaluer les risques liés à l’irradiation d’une population.


** MM. André AURENGO (Rapporteur), Dietrich AVERBECK, André BONNIN(), Bernard LE GUEN, Roland
MASSE, Roger MONIER, Maurice TUBIANA (Président), Alain-Jacques VALLERON, Florent de VATHAIRE
* Membres de l’Académie nationale de médecine
Notes:

1 Voir glossaire pour les grandeurs et les unités caractérisant la dose.
Il n’y a pas de consensus sur les doses correspondant aux «faibles» ou «très faibles» doses. Selon les auteurs, les faibles doses sont celles inférieures à 200 ou à 100 mSv, les très faibles doses celles inférieures à 20 ou à 10 mSv. Dans le cadre de ce rapport nous admettons que les doses faibles sont inférieures à 100 mSv et très faibles à 10 mSv.
2 effet d’un agent, physique ou chimique, qui provoque un effet à forte dose et un effet inverse à faible dose (voir glossaire). C’est le cas pour de nombreux agents, toxiques à fortes doses, mais qui à faible dose ont un effet favorable protecteur.
Références:
[43]. Brenner DJ., Doll R., Goodhead DT. et al Cancer risk attributable to low doses of ionizing radiation: Assessing what we really know. Proc. Natl. Acad. Sci USA, 2003, 100, 13761-13766.
[118] ICRP Draft report of Committee I/Task Group. Low dose extrapolation of radiation related cancer risk. Dec. 10, 2004.

Ordres de grandeur des doses naturelles et artificielles