CONTROVERSES ENER...ETHIQUES
et NUCLEAIRES

Réflexions intéressantes
Le travail, lieu de violence et de mort; Recrudescence des suicides et des cancers professionnels
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     Le suicide au travail, comme tout acte de violence contre soi-même est une énigme difficile à déchiffrer. Tout d'abord, rappelons qu'il ne s'agit pas d'un phénomène inédit. Pour la seule année 1995, le syndicat Confédération générale du travail (CGT) de la centrale nucléaire de Chinon avait dénombré huit cas de suicide chez des salariés d'entreprises extérieures intervenant dans la maintenance de la centrale... sans attirer l'attention des médias (2)!
     L'organisation du travail irradié, nécessaire à cette maintenance, n'est pas étrangère à cette série de suicides. La direction du parc nucléaire obtient le respect des limites individuelles d'exposition à la radioactivité fixées par la loi, non pas en prenant des mesures pour réduire les expositions, mais en faisant se succéder, sur les postes concernés, un nombre important de travailleurs recrutés par le biais de la sous-traitance et de l'intérim. C'est ce qu'on appelle la « gestion de l'emploi par la dose ». Cette pratique, discriminatoire, fait perdre leur emploi aux travailleurs temporaires qui, ayant atteint la dose-limite, se voient interdits d'entrée en centrale, exclus de leurs lieux de travail.

Santé ou emploi, il faut choisir
     Pour ces intermittents du nucléaire, la contradiction entre emploi et santé se révèle insurmontable, car ils sont seuls à l'assumer; l'industrie, elle, sauve son image de marque et peut afficher le respect formel de valeurs-limites d'exposition. Il faut souligner que les quelque vingt-cinq mille à trente-cinq mille travailleurs extérieurs intervenant en «zone contrôlée» (c'est-à-dire comportant un risque d'irradiation) pour la maintenance des installations nucléaires (soit environ 50% du personnel surveillé) reçoivent 80% de la dose collective d'irradiation subie dans l'industrie nucléaire française. Les médias les ignorent.
     En revanche, quand, à quelques mois d'intervalle, huit cadres et techniciens hautement qualifiés de deux usines prestigieuses du capitalisme moderne – le Technocentre de Renault à Guyancourt et la centrale nucléaire Electricité de France (EDF) de Chinon – mettent fin à leurs jours, sur le lieu de travail ou en imputant explicitement leur suicide au travail, une réelle inquiétude s'exprime au-delà des murs de ces usines. Les quatre suicides survenus en mai chez les salariés de PSA Peugeot-Citröen de Mulhouse renforcent cette inquiétude.
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     A la centrale de Chinon, outre une semblable obligation de résultats, la contradiction prend une dimension d'une tout autre nature, celle d'assurer par une maintenance de qualité la sûreté des installations nucléaires, dans des conditions sans cesse plus précaires. Deux des suicides survenus sont le fait de cadres assumant de lourdes responsabilités, l'un, dans la maintenance, l'autre, dans la conduite de la centrale.
     Ce fut aussi le geste accompli par l'un des plus illustres spécialistes de la sûreté nucléaire en ex-URSS après l'accident de Tchernobyl en 1986. Au moment de son suicide, Valeri Legassov a laissé un «testament» critiquant les carences de gestion de la sûreté dans l'ensemble de l'industrie nucléaire(3). Il mettait en particulier l'accent sur trois points : la violation des règles de protection au nom de la «productivité du travail», le manque d'esprit critique des ingénieurs vis-à-vis d'anomalies récurrentes dans le fonctionnement des centrales, ainsi que l'impréparation du personnel et des autorités (nucléaires et civiles) en cas de dysfonctionnement grave.
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     Le nombre annuel de nouveaux cas de cancer est passé de cent cinquante mille en 1980 à deux cent quatre-vingt mille en 2000. La France détient le record européen d'inégalité masculine devant le cancer avant 65 ans: un ouvrier a quatre fois plus de risques de mourir de cette maladie entre 45 et 54 ans qu'un cadre supérieur. Pourtant, un professeur d'épidémiologie de renommée mondiale, Richard Doll, et, avec lui, de nombreux scientifiques du monde entier ont réussi à épargner aux industriels de l'amiante, de la chimie et du nucléaire d'être reconnus responsables, en affirmant que les seules causes du cancer sont le tabac, l'alcool et certains comportements alimentaires(8). L'estimation, arbitraire et contestée, publiée par Doll en 1981, selon laquelle les cancers professionnels ne représenteraient que 4% des cancers, demeure la norme de référence dans le monde des spécialistes comme chez les médecins. En France, mille sept cent quatre-vingt-quinze cas et trois cent vingt-cinq décès ont été reconnus comme cancers professionnels en 2005, dont plus de 85% liés à l'amiante(9), ce qui, selon l'estimation du très officiel Institut de veille sanitaire, représente moins de 1% de tous les cancers.
     Les caractéristiques mêmes de cette maladie offrent un éventail considérable d'interprétation. Tout d'abord, le cancer n'obéit pas au modèle de causalité simple que chacun a dans la tête: une cause, un effet. C'est un processus dans lequel les «rencontres» entre l'organisme humain et les cancérigènes présents au travail ou dans l'environnement s'inscrivent dans l'histoire propre de la santé des individus aux différentes étapes de leur existence. Il faut souvent des décennies pour que la maladie se manifeste. Parmi les personnes exposées à des cancérigènes, quelques-unes sont atteintes, d'autres non. Le pire n'est jamais sûr. Or c'est justement du caractère imprévisible de ce sinistre loto que se servent les industriels pour nier ou sous-estimer, aussi longtemps que possible, l'évidence des risques.
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(1) Christian Baudelot et Roger Establet, Suicide. L'envers de notre monde, Seuil, Paris, 2006, p. 242.
(2) Cf. L'Industrie nucléaire : sous-traitance et servitude, Inserm-EDK, coll. «Questions en santé publique», Paris, 2000.
(3) Bella et Roger Belbéoch, Tchernobyl. une catastrophe, Allia, Paris, 1993, p. 72.
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(8) Cf. le chapitre VI, «Recherche sous influence, expérimentation humaine», dans Travailler peut nuire gravement à votre santé, op. cit.; et «Corporate corruption of science», International Journal of Occupational and Environmental Health, Burlington (Caroline du Nord), octobre-décembre 2005, www.ijoeh.com
(9) www.risquesprofessionnels.ameli.fr