D'UN TELESCOPE MYOPE A UN MONDE AVEUGLE
     Il était une fois un roi intelligent qui désirait connaître l'avis de tous ses sujets, y compris ceux que l'on ne consulte jamais ou si peu souvent: les handicapés et en particulier les aveugles. Pour cela il en invita plusieurs à son palais. Il fit amener un éléphant et leur demanda de le toucher puis de le décrire.

 Celui qui toucha les pattes de l'éléphant dit qu'il ressemblait aux piliers d'une maison. Celui qui toucha sa queue dit que l'éléphant était comparable à un plumeau à poussière. Celui qui toucha ses oreilles dit qu'il ressemblait à un tamis. Celui qui toucha son ventre le trouva semblable à un tonneau rond. Celui qui toucha la tête de l'éléphant le compara à une jarre et celui qui toucha ses défenses dit que l'éléphant ressemblait à un bâton.

 Quand ils s'assirent ensemble afin de décider à quoi ressemblait l'éléphant, personne ne fut d'accord et la conversation tourna en propos haineux.

 Cette histoire, racontée par un bonze cambodgien, m'a fait faire un rapprochement avec le monde moderne. Si c'est en 1933 que l'astronome suisse Fritz Zwicky mit en évidence la présence d'une masse de matière invisible d'environ 10 fois celle de l'univers qu'il observait, cela a peu à peu été affiné: en fait, 97% à 99% de notre univers seraient complètement invisibles à nos sens mais aussi à nos détecteurs. Nous sommes donc obligés d'admettre que toute la matière qui nous constitue et grâce à laquelle nous avons bâti notre vision du monde visible et invisible, réel ou imaginaire, ne représente qu'une infime partie de l'univers.

 Et c'est sur ces petits 3% que nous appuyons toutes nos hypothèses, non seulement pour déchiffrer l'univers mais aussi notre cerveau et la moinde petite fleur... C'est à partir de ce "zoom" que nous inventons toutes nos belles (et moins belles...) théories ! Et si l'on va au bout du raisonnement, on s'aperçoit que cette "masse manquante" (terme consacré) manque aussi et d'abord à notre conscience, à cause des barrières de nos sens, de nos appareils, de nos théories cosmologiques, de nos mathématiques, de nos philosophies, etc... Que notre conscience soit individuelle ou consensuelle ne change rien à l'affaire; sauf que dans le premier cas on parle de point de vue et dans le second de vérité, vérité qui n'est en fait que la moyenne des points de vue des plus nombreux; et quelque soit le domaine de nos pensées, ce sera toujours nos 3% de conscience qui nous servirons de référence. Nous ne connaîtrons toujours que 3% des choses et des êtres (même s'ils ne sont jamais les mêmes!), nous penserons que 97% nous échappent et qu'il faut les trouver. Cette quête, qui est le moteur de la science mais aussi celle de la vie et de la conscience doit reprendre sur des bases élargies et en particulier en tenant compte de ceux qui n'ont pas accès à cette quête car ils ont d'abord et souvent uniquement faim ou froid. Sinon nous chercherons toujours, nous déposerons des brevets, nous nous réunirons sans cesse, nous décréterons des journées nationales ou mondiales, nous "accoucherons" de résolutions et... nous ferons toujours la guerre.

 Inventons non pas un télescope spatial (qui parfois ne fonctionne même pas...) qui se contentera dans le meilleur des cas de découvrir un mirage gravitationnel, mais quelque chose qui nous fasse voir, toucher, sentir, entendre, comprendre au-delà de nos sens matériels et limités; je crois que ce "détecteur" existe déjà, nous savons même qu'il existe: chacun sait qu'il se trouve en nous, mais y trouverons-nous le courage de changer ce qui peut (doit?) être changé, la sérénité d'accepter ce qui ne peut pas l'être et la sagesse pour distinguer l'un de l'autre?

 Je viens de faire un lien entre une infirmité et un animal d'un point de vue un peu théorique; or, les chiffres que je viens d'apprendre sont à "l'en crier" et hélas beaucoup trop réels. Nous sommes en vue des vacances d'été. Une proportion importante de vacanciers ira cette année encore dans un pays appartenant de près ou de loin à ce qu'il est hypocritement convenu d'appeler les pays en voie de développement (de quoi? De leur mieux être ou de celui des "tours operators"...?!).

 On parle peu dans "nos pays", du paludisme contre lequel certains de ces vacanciers prennent leurs petites pilules d'un geste automatique et anodin. Pourtant l'Institut Pasteur vient de publier un essai de bilan: le paludisme, c'est deux milliards d'individus exposés (environ le tiers de l'humanité!); un milliard infectés; trois à quatre millions de morts par an dont un à deux dans le seul continent africain... L'incertitude même de ces chiffres exprime clairement le déficit de moyens et donc de volonté actuels; je précise "actuel" car au début il y eut la quinine; malheureusement, les produits de synthèse, s'ils ont permis de limiter la zone critique aux régions tropicales, ont favorisé l'extension géographique de parasites résistant à cette arme dite "idéale". En aparté (parce que la découverte de la quinine le fut grâce aux Amérindiens) il serait temps de reconnaître que les pays pauvres ont quelque chose à dire aux nations riches. N'oublions pas que de nombreuses conquêtes de ces peuples dits "autochtones" font partie de notre vie quotidienne, le plus souvent sans que nous le sachions, aussi bien dans le domaine de la nourriture, des médicaments à base de plantes et même du langage. Nous aurions donc beaucoup à apprendre de leur savoir ancestral et de leur attitude face à cette nature que nous massacrons sous prétexte de la domestiquer...

 Revenons aux chiffres ci-dessus: ils sont tellement énormes qu'à la limite ils ne parlent plus; alors voici une comparaison trouvée dans la revue "La Recherche", comparaison insoutenable: le budget mondial de la recherche contre cette maladie est d'environ 50 millions de francs; bon, pourquoi pas, car là encore, nous ne manipulons généralement pas personnellement de telles sommes; et bien, ce n'est que 10% de ce qui a été recueilli en cette fameuse et récente soirée télévisée pour le SIDA à la TV française (donc dans un seul pays...), mais il représente aussi le budget audio-visuel d'une heure pour l'anniversaire du débarquement en Normandie et, pis encore, tenez-vous bien, celui de la journée d'inauguration du... parking des Champs-Elysées ! (chiffres toujours pris dans La Recherche).
 Puis-je préciser enfin que c'est presque 10.000 fois moins que ce qui est fait (et qu'il est légitime de faire, je le précise..) en faveur du Sida? Et pendant ce temps là, il y a donc et dans l'indifférence mondiale, six fois plus de victimes que n'en aura fait le génocide rwandais (celui de "feue la Yougoslavie" n'est pas encore connu...), qualifié par tous les médias (toujours à juste titre...) de «catastrophe humanitaire sans précédent» et cela à chaque trimestre!

 B.B., elle, pousse son fameux cri médiatiquement pour aider "nos amis les bêtes" victimes des hommes se comportant commes des parasites pour elles. Moi je pousse le mien pour rappeler que nous continuons de nous comporter (comme il est hélas toujours convenu aussi d'appeler) "bestialement" vis à vis de nos "frères de couleur" comme dirait le Chef Seattle et comme je l'avais commenté dans le dernier "Graviton". Il est vrai que nous ne nous étonnons si peu de voir nos villes et nos campagnes se déshumaniser, alors que dans le même temps que nous continuons à tant consacrer à la machine reine qu'est la "bagnole", de voir nos enfants se droguer sous plein de formes alors que nous faisons tant de publicité pour les cigarettes, le tabac, l'alcool... Je vois que nous ne nous rendons pas encore compte que chaque jour, "quelque part", nos comportements ont à voir avec l'injustice et la violence; alors, pendant que ce drame inacceptable se perpé..."tue", même s'il est devenu de plus en plus résistant par notre faute et même s'il frappe nos semblables, vous comprenez qu'on a autre chose à faire que de se préoccuper du sort d'un moustique !!!...

 En espérant ne pas avoir trop perturbé... "l'aveuglement" des préparatifs de vos vacances, je vous les souhaite néanmoins moins "bourdonnantes" que celles de ces f... moustiques.

Yves Renaud