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N°103/104

LES LEUCÉMIES DE SELLAFIELD
ET LEURS PROLONGEMENTS


     On se souvient de la première évocation d'un groupe de leucémies apparues chez des enfants à Seascale, le village proche de l'usine nucléaire de Sellafield. C'était dans une émission télévisée de la BBC en 1983 et l'on a immédiatement incriminé une contamination radioactive due à l'usine qui avait été victime de plusieurs incidents et accidents.
     On a été rapidement assuré qu'il existait réellement un chiffre plus élevé de leucémies de l'enfant dans ce comté de West Cumbria, quand on le comparait à d'autres qui lui étaient semblables pour de nombreux aspects sauf celui de la proximité de l'usine nucléaire. Pourtant, les doses d'irradiation que pouvaient délivrer les rejets de l'usine dans l'environnement semblaient trop faibles, dans l'état actuel de connaissances, pour être rendues responsables du développement des leucémies. De célèbres épidémiologistes ont alors cherché des explications à ce phénomène: l 'hypothèse de la «ville nouvelle» a été proposée par Kinlen de l'Université d'Edinburgh. Les populations nouvelles d'ouvriers et de techniciens «importés» dans cet environnement rural isolé auraient amené avec eux un ou des virus contre lesquels n'étaient pas immunisée la population autochtone.
     L'hypothèse du «site fantome» a été soulevée par Sir Richard Doll, de Oxford, épidémiologiste spécialement connu pour ses études sur la relation cancer-environnement. Il a fait une étude de mortalité par leucémies, divers lymphomes, autres cancers et toutes causes de mort dans les comtés près de sites nucléaires et dans ceux où l'installation d'une usine nucléaire avait été sérieusement envisagée.
     La conclusion de son étude est que les risques sont semblables dans les sites nucléaires et les sites «fantomes». Ceci est vrai pour les chiffres relatifs à tous les cancers ou aux maladies de Hodgkin, mais pas ceux des leucémies, notamment des leucémies lymphoïdes chez les jeunes où ils sont légèrement, mais significativement, plus élevés. D'ailleurs, si l'hypothèse soutenue par les auteurs est qu'il n'y a pas d'augmentation de risque de mortalité par leucémie associée à la pollution radioactive dans l'environnement des sites nucléaires considérés, une réserve est faite pour Sellafield.
     Les faits étaient donc suffisamment têtus pour qu'en 1984, une commission gouvernementale chargée d'étudier ce programme demande à Martin J. Gardner et ses collègues de l'Unité épidémiologique du Medical Research Council, à Southampton, de déterminer si oui ou non l'usine nucléaire était responsable du phénomène observé. C'est donc les résultats de cette étude qui ont été publiés dans le British Medical Journal du 17 février 1990.
     En reprenant les dossiers médicaux et d'état civil, les auteurs ont identifié des cas de leucémie et de lymphome non-hodgkiniens chez 74 enfants pendant la période de 1950 à 1985 et les ont comparé à 1.001 témoins. Ils ont recherché toutes les causes pouvant augmenter l'incidence de leucémies chez les enfants, radiographies prénatales, maladies virales chez la mère; les causes pouvant augmenter la contamination radioactive par l'environnement, consommation de poissons et fruits de mer ou jeux sur la plage près de l'usine; et finalement la profession des parents et leur exposition aux radiations.
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     La seule relation causale qui est restée fortement significative après les différents tests statistiques a été l'emploi du père à l'usine et la dose de radiation qu'il avait reçue avant la conception, dose qui a pu être déterminée avec certitude grâce aux enregistrements des «badges» portés à l'usine. Les enfants dont les pères ont subi une irradiation externe de 100 milliSieverts (10 rems) accumulés sur environ 6 ou 7 ans, ou 10 milliSieverts (1 rem) dans les 6 mois avant la conception ont 6 à 8 fois plus de risque de développer une leucémie que les témoins (pour comparaison, le risque de développer un cancer du poumon quand on est fumeur est plus élevé, de 10 à 15, mais celui lié au cancer du sein quand on appartient à une famille avec cancer du sein est plus faible, 3 à 4, ou quand on mange trop de graisses animales, 1,5 à 2, et n'est généralement que faiblement supérieur à 1 dans le cas de prise de pilule contraceptive).
     Statistiquement la relation causale est convaincante, bien que les chiffres soient faibles: dans le comté de West Cumbria, seulement 4 pères des 74 cas (5%) contre 9 des 1.001 témoins (9 x 10-5%) ont été exposés à de telles doses, mais des 5 enfants de Seascale ayant contracté une leucémie, 4 avaient un père ayant été exposé à ces doses. Ce qui est fortement dérangeant, c'est que ces doses sont en dessous de la limite professionnelle d'exposition (50 milliSievert ou 5 rems par an). Pour expliquer ses résultats, Gardner pense que cette dose d'irradiation externe suffit à entraîner une mutation au niveau des spermatozoïdes qui prédispose à la leucémie l'embryon auquel elle a été transmise. Mais on ne peut complètement écarter que des contaminations internes ou l'exposition conjuguée à des produits chimiques dans l'usine ne jouent aussi un rôle.
     En fait, la relation causale démontrée par Gardner n'est pas vraiment critiquée, ce qui pose le plus de questions c'est l'éventualité d'une mutation transmissible. En effet cette hypothèse est en contradiction avec les résultats de la Fondation pour la Recherche des Effets des Radiations à Hiroshima (RERF), qui montrent sans équivoque que ceux qui ont été directement exposés ont eux-mêmes des risques élevés de développer une leucémie mais pas leurs enfants. Pour arriver à cette conclusion, ils ont suivi 75.000 enfants dont les parents avaient été irradiés à Hiroshima et Nagasaki en tenant compte des nouvelles estimations de doses.
     Cependant il existe suffisamment de différences entre les deux situations pour que ces résultats ne soient pas aussi contradictoires qu'ils le paraissent. D'abord la dose est beaucoup plus élevée à Hiroshima et Nagasaki (450 milliSievert, 45 rems). On peut imaginer que la lésion à l'ADN induite par une telle dose est réparée, alors qu'une lésion de moindre importance ne le sera pas. Il faut tenir compte aussi du débit de dose, très faible à Sellafield, dont les effets peuvent solliciter différemment le système de réparation enzymatique de l'ADN. Mais des considérations d'un autre type sont également à évoquer. Il faut tenir compte de la situation humaine et sociale présente à Hiroshima et Nagasaki après l'explosion. On peut penser d'une part, comme l'a suggéré A. Stewart, que la population infantile a été élevée dans le contexte de difficultés nutritionnelles et sanitaires existantes, et qu'ont disparu préférentiellement ceux qui portaient déjà un défaut génétique.
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     D'autre part, si, comme le suggère l'étude de Gardner, ce qui est important c'est la dose reçue dans les 6 mois avant la conception, on doit attendre à ce que les données japonaises ne montrent rien: probablement peu d'enfants ont été conçus dans les mois qui ont suivi l'explosion. De plus les études systématiques n'ont commencé que 5 ans après, ne détectant donc pas les leucémies précoces et laissant éventuellement le temps à l'ADN paternel d'être réparé avant la conception des enfants nés plus tard, et qui font l'objet de l'étude actuelle.
     Des questions se posent encore étant donné que la leucémie de l'enfant ne comporte pas une forte composante génétique, comme on le retrouve dans d'autres cancers de l'enfant, que c'est le seul type de cancer observé et qu'il ne semble pas exister à Seascale de malformations congénitales en nombre anormalement élevé. C'est dire que le point sur lequel tout le monde est d'accord est qu'il faut continuer cette étude et en entreprendre de similaires sur d'autres sites. 
     Des études de suivi ont déjà été entreprises sur d'autres cas de leucémie groupés, et Gardner continue son travail à Sellafield en analysant notamment les expositions des ouvriers aux produits chimiques. Au National Cancer Institute (USA), on a entrepris une très large étude des manipulateurs de radiologie et de leurs enfants, et aussi une étude de mortalité autour de 62 établissements nucléaires dont les résultats viennent d'être connus: ils ne montrent pas de différence statistiquement significative de mortalité par cancer, mais constate que les populations autour de certains sites, en particulier à Hanford, ont reçu des doses supérieures aux limites actuellement acceptées. Il faudrait donc compléter cette étude par une étude d'incidence de cancers et de leucémies. En France, une étude comparable à l'étude américaine est actuellement en cours autour des sites nucléaires.
     Une enquête sur la mortalité par leucémie de l'enfant autour de la Hague a été menée dont les premiers résultats ont été publiés dans Lancet. Il n'y a pas d'excès de mortalité par leucémie mis en évidence dans les zones inférieures à 10 km, entre 10 et 20 km ou de 20 à 35, mais une étude détaillée de l'incidence par zones géographiques serait nécessaire pour avoir des données réellement utilisables statistiquement. Bien que la commission d'information de la Hague ait entamé une large étude dans la région, les chiffres d'incidence par zones géographiquement détaillées n'ont pas été rendues publiques et n'ont pu être disponibles. Les chercheurs espèrent donc compléter leur étude en allant chercher les dossiers médicaux dans les hôpitaux. L'ensemble de ces études permettra peut-être de décider rapidement s'il faut diminuer la dose maximale admissible d'exposition des travailleurs.
Références
Science, 6/4/90 (vol. 248, pp. 24-25).
KINLEN L., Lancet, 1988, II, 1323-26.
COOK-MOZAFFARI P., DARBY S., DOLL R., Lancet, 1989, II,1145-47.
VIEL J.F., RICHARDSON S., Br. Med. J. 1990,300, 580-1.
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