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G@zette N°217/218

Peut-on, doit-on mener des recherches dans le domaine du nucléaire?
Monique et Raymond Sené
Groupement de Scientifiques pour l'Information sur l'Energie Nucléaire
Contrôle N°160 (sept 2004)


     Cette question peut et même doit s'envisager sous des angles différents.
     L'un d'eux est la place du nucléaire dans un plan énergétique diversifié, respectueux de l'environnement et soucieux de la santé des humains. Il est alors évident que les réacteurs actuels ne sont pas du tout optimisés dans cette optique. Si la filière des REP a donné des engins satisfaisant les cahiers de charge militaires, elle conduit à des impasses dans le cadre d'une utilisation à des fins électrogènes civiles. Leur production de déchets (en particulier les actinides dont le plutonium) est trop importante et leur rendement pas spécialement glorieux (33% d'où un rejet thermique très important). Considérer que l'EPR est l'aboutissement de recherches sur la fission est une aberration. Ce réacteur est exactement de la même veine que les 58 déjà construits. Certes sur les 1300 MW on a amélioré l'épaisseur des enceintes devenues doubles, mais leur mise au point peine à se finaliser: le revêtement de la paroi interne par une couche de résine, effectué après coup, va tenter de remplacer la peau métallique des 900 MW L'EPR, cette énième déclinaison des REP, aura donc une peau interne métallique et sera dotée de systèmes de refroidissements plus performants, de recombineurs hydrogène. Mais ce ne sont que des gadgets: le rendement et la problématique des déchets sont toujours à revoir.
     Si le choix est fait de continuer à utiliser cette source d'énergie, des recherches sont indispensables, mais dans d' autres directions. Il est donc indispensable, sinon inéluctable, de pousser les recherches sur les réacteurs de la quatrième génération. Sinon la situation des années soixante va se reproduire c'est-à-dire qu'après avoir peaufiné les graphites gaz, mis en place des combustibles nouveaux, etc., il a fallu acheter la licence Westinghouse. Si la logique industrielle à courte vue d'une firme
est de rentabiliser au maximum les études (achetées) consacrés à un modèle, il est du devoir des pouvoirs publics, grâce à leurs services de recherches (CEA, CNRS, universités), de préparer le futur (qui est malheureusement bien proche) et de lancer l'étude et la réalisation d'un démonstrateur d'une nouvelle génération de réacteurs dont l'EPR vieillot et ringard ne fait pas partie.
     Les outils existent encore, mais les équipes des années soixante ont disparu et avec elles tous les savoirs accumulés. Au point que le CEA a écrit récemment dans un numéro des "Défis du CEA" qu'il fallait faire de la "réacquisition" des connaissances pour retrouver les données des années 60. Heureux temps où le CEA "cherchait" ! Mais à cette époque des pans entiers de recherche ont été démantelés, de la même façon que sont pratiquées les destructions actuelles de secteurs entiers de recherche.
     De nombreux travaux, ainsi que les études menées sur Phébus, sont indispensables au maintien des REP actuels, car, avec un tel parc, il ne faut pas baisser la garde au point de vue sûreté. Mais il n'est pas raisonnable d'avoir un champ aussi étroit. Pourquoi ne pas lancer dès maintenant les projets de 4ème génération?
     Quant aux réacteurs dédiés destinés au traitement de déchets ou aux réacteurs sous critiques couplés avec un accélérateur, ils représentent des séances de "brain storming", mais il vaut mieux se lancer d'abord dans la réalisation de réacteurs où l'on pourra travailler à plus haute température, mieux extraire la chaleur et in fine, pour la même production d'électricité, avoir moins de déchets. Selon les résultats, il serait alors possible d'orienter les recherches pour garantir la sûreté, et la protection des humains et de leur environnement.
     Le champ de recherche est totalement ouvert. Il est encore temps de mettre en oeuvre des réalisations car le programme des 58 réacteurs est largement suffisant pour les besoins français (et même européens) jusqu'en 2020 au moins. Dans les années 60 il y avait une "prolifération" de projets mettant en oeuvre des idées (plus ou moins) géniales. L'esprit inventif était au pouvoir. Les esprits brillants qui bouillonnaient à cette époque sont aujourd'hui à la retraite, s'ils sont encore vivants. Ils ont manifestement été remplacés par des gestionnaires ou des communicants. Si l'on souhaite repartir de l'avant, il faut le vouloir et le décider. Et prôner l'EPR est une "non-décision", pire, c'est une erreur car les moyens financiers et humains sont "finis" et les choix sont binaires: c'est OU et non pas ET. Certes c'est l'erreur de notre système industriel, mais le niveau politique en porte aussi la responsabilité car il ne sait pas mener un débat pour le long terme. L'EPR pèsera aussi lourd sur notre futur que les graphites gaz ont pesé sur les décisions qui ont conditionné les 30 ans qui viennent de s'écouler. Dans les années 80 la dette d'EDF a atteint le cinquième du budget de la France en partie à cause du paiement de la licence achetée aux Etats-Unis. L'histoire bégaie...
     La nouvelle génération de réacteurs et le programme énergétique diversifié ne verront pas le jour si l'EPR est l'option retenue. En effet, répétons-le les moyens humains et financiers sont finis: l'EPR et ses besoins financiers couperont toutes les voies de recherches aussi bien pour le nucléaire nouveau que pour les renouvelables. Dommage...
     Un autre angle est celui de l'arrêt du nucléaire. N'en déplaise aux ardents partisans du nucléaire, une telle option est la seule approche obligeant à réfléchir. En effet, dépendre d'une seule source pour la production d'électricité fragilise tout le système et ne permet pas de construire un plan énergétique respectueux de l'homme et de son environnement. C'est ce qu'est en train de réussir l'Allemagne. Par contre l'exemple de la Suède, qui en 1980 a voté un tel arrêt sans mettre en place de plan alternatif, incite à la prudence. Pour aboutir à une situation viable un tel arrêt devrait s'accompagner:
     - d'un solide plan de recherches pour réaliser une reprise des déchets, un suivi des installations en démantèlement.
     - d'une réflexion approfondie et d'un plan de recherches appropriées pour construire une nouvelle vision énergétique plus diversifiée, faisant appel aux économies d'énergie, s'appuyant sur des procédés industriels économes et sur d'autres approvisionnements possibles ou à trouver.
     - d'un arrêt des rêves, telle la transmutation, pour se lancer dans une véritable analyse de la problématique déchets allant de la composition chimique et radioactive du déchet en passant par son conditionnement, son conteneurage pour finir à l'entreposage et finalement au stockage si la réversibilité devient un vrai concept et ne reste pas une utopie.
      C'est pourquoi envisager un arrêt a pour vertu de forcer à la réflexion et d'arrêter les discours stériles et sans la moindre volonté d'aboutir, sur la nécessité de recourir aux énergies renouvelables. Depuis 1974 date du décollage du nucléaire, les rapports réclamant la prudence dans le recours au nucléaire et la mise en place d'énergies de substitution se sont régulièrement succédé (au moins une dizaine) et ont tous été enterrés. Pourquoi cette constance dans l'erreur?
     Et l'arrêt du recours aux centrales nucléaires ne sonnerait pas l'arrêt du nucléaire. Ce dernier ne se fera pas oublier d'un claquement des doigts. Les recherches devront se poursuivre activement pour gérer les déchets et tout notre passé radioactif. Simplement une telle décision nous permettrait de mieux cerner nos besoins et les moyens pour y répondre. Peut-être que la place d'un nucléaire plus propre et plus respectueux de l'environnement pourrait être envisagé. Peut-être aussi que d'autres préoccupations, la prolifération des armes par exemple obligeraient à conclure que le recours au nucléaire ne peut être envisagé en l'état actuel du monde. De toute façon remettre un tel dossier à plat serait vraiment une avancée importante pour la définition d'un plan énergétique et pour une relance des recherches.
     L'angle radioprotection est quant à lui toujours omniprésent. En effet, réacteurs ou arrêt des réacteurs n'empêchera pas l'utilisation de radionucléides en médecine. La radioprotection restera donc domaine sensible. Ce domaine est largement dominé par une ignorance qui, pour partie, provient de la complexité du sujet, pour une autre de l'intime conviction de certains que le nucléaire ne peut être que bénéfique.
     De larges incertitudes persistent sur les effets des radiations sur la matière vivante. En particulier les risques pour la santé associés à de faibles niveaux d'exposition restent un sujet de controverses. Au moins trois thèses s'affrontent:
     - ceux qui estiment qu'il n'y a aucune preuve de l'effet des faibles doses et qu'en conséquence, la législation actuelle est correcte.
     - ceux qui proposent une relation "linéaire sans seuil" des effets en fonction de la dose permettant d'estimer une probabilité de cancer extrapolée à partir des domaines où l'existence d'effets
est certaine.
     - ceux qui contestent cette relation sans seuil à la lumière d'études récentes et affirment que les effets aux faibles doses peuvent être beaucoup plus importants que ceux estimés jusqu'à l'aube du 2lème siècle.
     En l'état de nos connaissances, il n'est pas possible de départager les trois visions. C'est pourquoi des programmes de recherches sur les effets des rayonnements doivent être réalisés de toute urgence. Ces programmes doivent inclure aussi la forme physicochimique des corps radioactifs. À cette occasion, il conviendrait de développer une approche radiotoxicologique qui fait cruellement défaut actuellement.
     Associés à ces recherches fondamentales, il faut ajouter des grands programmes de suivi des travailleurs, de rationalisation des postes de travail, de mesures correctes de l'exposition aux neutrons, et dans le domaine médical, d'évaluation des effets des doses d'exposition des patients en vue de leur réduction.
     Il faut aussi systématiser les recherches sur les transferts dans l'environnement via les végétaux et les chaînes alimentaires pour pouvoir mieux gérer les effets potentiels sur les humains.

     Et pour conclure
     Des pans entiers de recherche se sont perdus depuis les années soixante. Il convient de les réactiver pour répondre correctement à l'alternative nucléaire / arrêt du nucléaire.
     L'EPR n'est pas une réponse mais un artéfact visant à satisfaire les ambitions à courte vue d'un industriel. Par contre il faut lancer des recherches pour des réacteurs plus sûrs, à meilleur rendement et minimisant les déchets. La mise en oeuvre de l'EPR va obérer tout l'avenir; il n'est pas possible de mener de front au plan humain et financier la construction de cette machine et les recherches sur les nouveaux réacteurs. Il est encore moins envisageable d'y ajouter des recherches sur les énergies renouvelables. Cette option EPR ferme le futur. Elle brouille aussi le présent car les recherches en matière de sûreté sont toujours aussi nécessaires et le construire risque d'amoindrir des programmes déjà insuffisants.
     Une chose est sûre, arrêt ou non du nucléaire, il faut continuer à analyser les paramètres de vieillissement des installations et faire des avancées dans le domaine de la sûreté.
     De plus nous avons un besoin impératif d'une radioprotection de qualité. Des recherches dans ce domaine sont indispensables et cruciales pour mieux connaître les effets sur le vivant et son environnement, et par voie de conséquences les risques encourus.

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