La G@zette Nucléaire sur le Net! 
N°151/152
La précarité du travail dans le nucléaire:

inhumaine pour les travailleurs, dangereuse pour la sûreté
A l'initiative de l'Association pour l'Étude des Risques du Travail (A.L.E.R.T.)
- l'ALERT
Le syndicat CGT de la Centrale de Chinon
- L'association Santé et Médecine du travail (SMT)
- Le syndicat National des médecins EdF-GdF (CGN-CGT)
- Le Groupement de Scientifiques pour l'Information sur l'Énergie Nucléaire (GSIEN)
- l'Association pour le Contrôle de la Radioactivité dans l'Ouest (ACRO)
lancent un appel en commémoration de Tchernobyl contre la précarisation du travail dans le nucléaire

     Tchernobyl est considéré comme le symbole de ce qui n'arrivera pas en France... Et l'anniversaire de Tchernobyl est marqué par de multiples commentaires autour de l'insécurité des centrales encore en fonctionnement à l'Est, comme si, chez nous, tout problème était désormais résolu.
     Pourtant en France aussi, il y a lieu d'être inquiet.

Une organisation du travail inhumaine...

     Tout d'abord, l'inhumanité des conditions de vie, de travail et d'emploi des quelques 25 à 30.000 travailleurs d'entreprises sous-traitantes qui assurent les tâches de maintenance des parties irradiées des centrales nucléaires doit être publiquement dénoncée.
     La maintenance ne peut se faire sans intervention humaine. Cette intervention est capitale pour le maintien en état des centrales et la prévention des accidents nucléaires. Elle consiste à  vérifier régulièrement conduites et robinets, tuyaux, cuves et couvercles. Or il s'agit d'interventions au coeur des centrales, là où la radioactivité contamine toutes les structures, et où elle ne cesse d'augmenter avec le vieillissement des installations nucléaires.
     Plus de 80 % des travaux de maintenance, soit des millions d'heures de travail, sont sous-traités à plus de 1.200 entreprises différentes, le plus souvent organisées en cascade de sous-traitance. Les travailleurs qui effectuent ces travaux sont dits «travailleurs extérieurs» parce qu'ils ne sont pas salariés EdF et ne sont pas représentés dans les institutions des centrales (sections syndicales, comité d'entreprise, CHS-CT). Anciennement Directement Affectés aux Travaux sous Rayonnement (DATR) maintenant travailleurs de classe A, ils reçoivent plus de 80 % de la dose collective annuelle d'exposition aux rayonnements ionisants.
     Comment en est-on arrivé là?

* La gestion de l'emploi par la dose
     Pour sauvegarder devant l'opinion l'image du nucléaire comme énergie non polluante, EdF a créé un système de gestion de l'emploi par la dose qui exclut les travailleurs extérieurs dès qu'ils ont épuisé ce qui n'est plus une limite d'exposition aux rayonnement ionisants mais un «crédit d'irradiation». Ces travailleurs risquent alors d'être interdits de centrale, ce qui signifie pour nombre d'entre eux mise au chômage, total ou partiel.
     Ce système de gestion de l'emploi par la dose fonctionne par interconnexion informatique entre un enregistrement individuel cumulé des doses reçues par les travailleurs «extérieurs» dans les centrales et un fichier nominatif des travailleurs de la maintenance de classe A. Ce dernier fichier est tenu, en dehors de tout contrôle paritaire, public ou médical, par une filiale

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commerciale du Groupement Intersyndical des Industries du Nucléaire (GIIN) au statut juridique imprécis. L'accord de la Commission Nationale Informatique et Libertés a été obtenu par EdF d'une part, et par le GIIN d'autre part, en jouant sur l'opacité des questions touchant à la radioprotection. L'objectif affiché - la maîtrise des expositions individuelles - ne disant évidemment rien sur le moyen d'y parvenir. Or, celui-ci ne consiste pas en une maîtrise des expositions aux postes de travail mais dans la sélection des hommes en fonction de la dose.
     Ce système assure un fractionnement des expositions entre de très nombreux travailleurs contraints à un travail intermittent, ce qui signifie des revenus très irréguliers pour un nombre croissant d'entre eux. EdF se désintéresse totalement du devenir des salariés en limite de dose. Ni l'inspection du travail ni la médecine du travail n'ont les moyens d'assurer correctement le suivi de ces salariés.
     EdF peut ainsi afficher non seulement qu'aucun travailleur ne dépasse les limites en vigueur, mais encore que très peu d'entre eux atteint la future norme prévue de 20 mSv. Ainsi sous le prétexte apparent de la protection de la santé de ces salariés, on arrive à la sélection par la dose, qui exclut ceux ayant dépassé ce niveau de dose. Ils subissent le préjudice d'emploi quand ils ont atteint la limite d'exposition sans bénéficier d'aucune instance de recours contre l'arbitraire de cette gestion des emplois.

* Au nom de la productivité du travail
     Ces travailleurs sont également soumis à forte mobilité, à une intense flexibilité du temps de travail, à la pression de délais impossibles à tenir, à une délégation de responsabilité de tout ce qui concerne la sécurité impossible à concilier avec le poids des contraintes de tous ordres qui pèsent sur eux.
     Au nom de la productivité du travail, l'exploitant EdF a fait de la maintenance une activité saisonnière entre avril et octobre. Dans cette période EdF impose à ses sous-traitants un rythme et des délais de réalisation des opérations de maintenance qui rend impossible le respect de la législation du travail. Quant à la période d'inactivité forcée, elle constitue d'abord un préjudice financier important pour les travailleurs eux-mêmes, mais elle représente aussi une charge pour la collectivité puisque l'indemnisation est partiellement ou totalement supportée par les ASSEDIC. C'est une manière de reporter les coûts indirects du nucléaire sur la société française dans son ensemble.
     Ces travailleurs de classe A effectuent les tâches dangereuses nécessaires à la maintenance des centrales, supportent l'exposition aux rayonnements ionisants, dans des conditions particulières (pics d'exposition, expositions combinées aux rayonnements et à d'autres toxiques) dont les effets sur la santé n'ont jamais été étudiés à ces niveaux. 

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     Travailleurs «extérieurs», ils sont exclus du statut de ces autres travailleurs du nucléaire que sont les agents EdF. Ces derniers, en revanche, bénéficient d'un statut qui, outre des garanties sociales et d'emploi, comporte des formes institutionnalisées de contrôle des conditions et de l'organisation du travail prévoyant une réelle intervention des salariés. Non statutaires, les travailleurs «extérieurs» n'y participent pas.

* La sûreté en péril...
     Le 26 avril 1988, deux ans, jour pour jour, après la catastrophe de Tchernobyl, survenait le suicide de Valeri Legassov, membre de l'Académie des Sciences de l'ex-URSS. Son testament éclaire les causes de cet accident nucléaire, en particulier le bilan des violations des règles de sécurité au nom de la «productivité du travail» et d'une certaine logique gestionnaire qu'il n'a pu remettre en cause, en dépit de la conscience qu'il avait de la montée des périls.
     En France, aujourd'hui, les travailleurs «extérieurs» du nucléaire sont ceux qui connaissent le mieux la réalité concrète de la maintenance des installations. Mais cette connaissance est éclatée entre ces milliers de salariés d'entreprises différentes, ayant des statuts différents, ne travaillant, pour certains, que quelques semaines par an, et dans des centrales différentes.
     Sur les sites de centrales, la mémoire concrète des modalités d'usure et de la maintenance du système de production nucléaire tend à disparaître, cette mémoire industrielle construite au fil des années et détenue par les travailleurs des sites. La vision qu'en ont les agents EdF devient essentiellement administrative puisqu'ils sont désormais cantonnés aux tâches de préparation, prescription et contrôle du travail, celui-ci étant effectué par les travailleurs extérieurs. Certes, EdF a conçu un système d'identification des équipes chargées de telle ou telle tâche, ce qui lui permet en cas d'incident de désigner «l'erreur humaine» et ceux qui sont «coupables» de cette erreur. Cela lui permettra également de dégager sa propre responsabilité si un accident grave se produit.
     Pourtant, comme Valeri Legassov l'avait compris pour Tchernobyl et le nucléaire dans son pays, les «incidents» qui d'ores et déjà se multiplient dans les centrales françaises ne sont pas le fait d'erreurs humaines isolées mais découlent de l'organisation sociale du travail elle-même, régie par une logique gestionnaire dont le leit motiv est la diminution des coûts de maintenance.

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* Le suicide comme ultime acte de révolte
     Dans les premiers mois de 1996, sept salariés de la sous-traitance du nucléaire se sont donnés la mort. On peut se poser la question du rôle de la précarité économique, de l'enfermement dans la solitude professionnelle et des contradictions insurmontables entre les contraintes imposées par EdF et les besoins les plus élémentaires de la vie familiale.
     Les associations et syndicats signataires de ce communiqué veulent sensibiliser la presse et l'opinion publique sur cette évolution humainement inacceptable et totalement irresponsable du point de vue de la sûreté nucléaire.
     La société française peut-elle admettre que ce «droit à l'énergie» tel que défendu par le lobby nucléaire passe par la mise en place d'une classe de travailleurs exclus du droit du travail et privés de fait de la citoyenneté sociale, travailleurs préposés aux travaux irradiés nécessaires au maintien du parc français?
     Faudra-t-il un accident majeur pour que s'arrête cette course en avant collectivement suicidaire que constitue la quête sans fin des gains de productivité?

     Les signataires de cet appel demandent,
     - un statut collectif de tous les travailleurs du nucléaire, quelles que soient les entreprises dont ils sont salariés, statut qui garantissent à chacun un emploi et un salaire décents, des conditions de vie et de travail socialement acceptables, statut qui doit être élaboré dans le cadre d'une négociation collective associant des représentants de tous les salariés concernés,
     - la déconnexion des fichiers dosimétriques et de gestion des emplois,
     - l'inscription des rayonnements ionisants sur la liste des travaux dangereux pour lesquels il est interdit d'utiliser des travailleurs temporaires,
     - l'interdiction de la sous-traitance en cascade, l'arrêt des marchés au forfait et l'introduction de «clauses sociales» dans la réglementation des marchés de sous-traitance,

     Au-delà de ces propositions, la société française ne peut pas faire l'économie d'un débat démocratique sur le nucléaire, débat qui prenne en compte non seulement le coût financier, les dangers et les impasses de l'ensemble de la filière nucléaire, mais aussi les coûts humains actuels et potentiels, en donnant pleinement la parole à ces travailleurs du nucléaire qui sont aujourd'hui privés de droit d'expression sur leurs conditions du travail et sur l'organisation sociale de la production nucléaire dont ils sont les acteurs principaux.

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Encart
L'ANDRA PORTE PLAINTE CONTRE L'ACRO
Communiqué de presse, 20 mai 1996
     
     Suite à la publication par l'ACRO de documents intemes à l'ANDRA révélant la présence massive de plutonium sur le Centre de Stockage de la Manche (CSM) et de graves atteintes à l'environnement, l'Agence Nationale des Déchets Radio-Actifs (ANDRA) n'a rien trouvé de mieux que de porter plainte contre l'association (en la personne de son président) et son conseiller scientifique. Quel peut-être le rôle du citoyen face à une entreprise qui viole délibérément la loi française?
     Rappelons les faits. Avec près de 530.000 m3 de déchets radioactifs, le CSM saturé est remplacé par le Centre de Stockage de l'Aube (CSA) qui prend le relais. Une enquête publique a été ouverte en octobre, novembre 1995 pour examiner la demande de fermeture du site déposée par l'ANDRA. Sur les 7 kg de documents présentés au public par l'Agence dans le cadre de cette enquête, le contenu radiologique du site tenait en une seule page. Rien sur les graves pollutions des environs révélées par l'ACRO. Dans un rapport publié à cette époque, l'Association dénonçait les violations des Règles Fondamentales de Sûreté (RFS) commises sur le CSM.
     Des documents internes à l'ANDRA reçus anonymement par la poste nous ont permis de découvrir que nous sous-estimions largement l'ampleur des dégâts et que l'Agence avait volontairement menti par omission dans le document d'enquête publique. Ainsi, dans les derniers 5 mois d'activité du CSM, il aurait été stocké dans des fûts ordinaires non-enrobés, plus de plutonium que ce que le CSA, huit fois plus grand, est autorisé à recevoir durant toute son existence. De nombreux autres éléments très radio-toxiques ont été aussi stockés dans des proportions qui dépassent largement les quantités autorisées. Les nappes phréatiques, que l'on savait déjà très polluées en tritium, sont impropres à la consommation, ce que l'ANDRA a toujours nié. Par endroit, la contamination dépasse de trois fois les limites sanitaires françaises, pourtant très laxistes. Certaines structures d'accueil en béton, supposées retenir les eaux de percolation, sont déjà fissurées et laissent échapper du tritium et d'autres radio-éléments.
     Qu'aurait dû faire l'ACRO ? Renvoyer les documents (à qui d'ailleurs, puisque l'envoi est anonyme ?) ou alerter le citoyen consulté sur l'avenir du centre de Stockage ? L'ANDRA avait délibérément menti à la population, aux élus, aux autorités de sûreté et à la Commission Hague. Les document ne contenant aucune information touchant le secret industriel, commercial ou militaire, mais uniquement des informations qui auraient du être dans le dossier d'enquête publique, nous avons donc convoqué la presse à une conférence pour informer la population de l'état réel du site de la Hague. Les commissaires enquêteurs ont demandé l'accélération de la fermeture du site. Pourtant, ils venaient d'être désavoués par le gouvernement qui, à la suite des révélations de l'ACRO, a décidé, en décembre 1995, de mettre en place un groupe d'experts indépendants chargés de faire l'état du CSM. Quant à l'ANDRA, pourtant responsable (mais pas coupable ?) de la situation désastreuse du CSM, elle préfère se donner une image verdie en construisant une éolienne sur le site et attaquer l'ACRO enjustice.
     Nous sommes bien décidés à nous battre jusqu'au bout pour faire progresser la vérité. Pour cela, nous avons besoin du soutien financier du plus grand nombre, afin de faire face aux frais engendrés par un tel procès et pour pouvoir poursuivre notre mission de contrôle de l'environnement. Il y va de la survie de l'association et de toute surveillance indépendante des installations nucléaires de la Hague.

ACRO:18 rue Savorgnan de Brarza - 14000 CAEN

Tél/fax 02 31 73 79 17


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