La G@zette Nucléaire sur le Net! 
N°135/136 juin 1994

Le service comptable de l’indépendance énergétique
Yves Lenoir, Groupe Energie Développement
Mars 1994
     Nous habitons un monde où le pouvoir étend constamment le champ de ses prérogatives, lequel recouvre de moins en moins celui de ses compétences. En dehors de l'exécution des «affaires courantes» - la gestion au quotidien des effets pervers des politiques passées -, le temps dont il dispose se raréfie. Source d'angoisse et d'autoritarisme. Aussi, plus l'objet concerné par une décision est à la fois nouveau et important, moins le dirigeant politique est à même d'en étudier et apprécier les implications. C'est finalement à l'aune de critères anciens, d'abord idéologiques, qu'il va le plus souvent fonder son jugement en quelques minutes.
     L'art du conseiller, ou autre expert, d'aucuns diraient du technocrate, est donc tout de travestissement:
     - présenter la chose sous l'habillage rassurant des catégories familières;
     - provoquer des stimuli agréables;
     - dicter les mots et les arguments qui, répétés à l'opinion avec le concours des publicistes, produiront des effets analogues;
     - et rabaisser à un niveau «technique» (donc inintéressant) ce qui, traduit en termes concrets, c'est-à-dire en termes d'enjeux sociaux et politiques, pourrait susciter questions et controverses.
     Un mythe se construit, nourri de réalisations techniques sublimées. Souvent le contestataire consent à s'ébattre sur le terrain des dirigeants: à l'entreprise qu'il refuse il oppose un pendant tout aussi technocratique, son contre-projet; rarement il dénonce le travestissement de la réalité dont procède l'histoire officielle du changement. Vaincu, il se donne ainsi un air complice dans le malentendu. Pour l'illusion de pouvoir devenir acteur?
     C'est à l'histoire de la reconquête mythique de l'indépendance énergétique de la France au cours des vingt demières années que nous allons consacrer les quelques lignes qui suivent. Où l'on constatera, peut-être avec surprise, la grossièreté étonnamment efficace du subterfuge utilisé, simple artifice comptable, sorte de faux en écriture décliné sur tous les modes, y compris celui de la contre-expertise technocratique. Une contre-expertise, sous influence, comme subjuguée par la propagande de la partie adverse!

L'exception française
     Point besoin d'être devin pour prédire que le prochain débat parlementaire sur la politique énergétique verra la technocratie brosser avec son arrogance coutumière un tableau plus flatté que jamais des acquis à mettre à l'actif des vingt premières années de son programme électro-nucléaire[1]. Il y a vingt ans le pays vivait le point culminant du «tout pétrole». Il connaissait par ailleurs un essor inédit des consommations d'électricité (sous l'effet d'une stratégie commerciale d'EDF dirigée vers les usages domestiques ct tertiaires, notamment le chauffage des locaux, développée depuis le milieu des années 60).
     Ces deux réalités «structurantes» avaient conduit à adopter une curieuse comptabilité électrique, spécifiquement française, qui traduisait assez bien la position des deux opérateurs énergétiques dominants, le pétrolier et son plus gros client, l'électricien.
     Evaluer la part de l'électricité consommée - de l'énergie finale -, quelle que fût son origine, en tonnes du pétrole - de l'énergie primaire - qu'il aurait fallu brûler dans une centrale thermique pour la produire[2] (4.500 kW par tep, «tonne équivalent pétrole» dont le pouvoir calorifuge est de 11.600 kW, soit un rendement normalisé de 38,8%), ce que l'on pourrait appeler la «tep électrique».

p.5b

     Cette façon de faire voir s'avéra particulièrement favorable aux ambitions de l'électricien quand le prix du pétrole quadrupla à l'automne 1973.
     D'un côté elle permettait de plus que doubler la place accordée à l'électricité dans les bilans par rapport au service réellement rendu. De l'autre elle suggérait que la substitution d'un uranium «national»[3] au pétrole «arabe» s'imposait à l'évidence comme le moyen providentiel pour à la fois renforcer la consommation d'énergie et restaurer l'indépendance nationa1e[4]. Voilà qui répondait admirablement aux obsessions des élites politiques, administratives et syndicales du pays.
     De concert avec des contestataires inclassables, quelques économistes tentèrent de rompre le charme, sans succès aucun, tant le désir d'espoir tétanisait alors toute capacité intellectuelle, jusques et y compris celle requise pour vérifier des règles de trois. Ainsi, seule une minorité[5] d'esprits avertis semblait avoir conservé la manie (antipatriote?) d'exiger des chiffres qu'ils mesurent la réalité physique et non qu'ils servent à maquiller un bilan.
     A lire les publications et rapports diffusés à l'occasion du vingtième anniversaire du programme d'EDF, cette minorité est en voie d'extinction. Que des revues aux prétentions critiques et à l'indépendance reconnues, telles Alternatives économiques ou Les cahiers de Global Chance, aient adopté la façon de présenter du ministère de l'industrie et d'EDF en dit long sur l'ampleur de la victoire des nucléocrates. Scruter le monde par le truchement de verres déformants ne procure, en l'occurrence, de maux de tête à personne, enfin presque...
     On en arrive à se demander si quelqu'un sait de quoi il parle, les bilans statistiques les plus extravagants agrémentent les rapports, sans susciter la moindre objection. Un comble. Ils servent en effet de base de travail et de référence aux premiers experts «contestataires» en activité, pour illustrer leurs contrepropositions.

Déontologie et tactique
     Surtout si son but consiste à faire valoir une stratégie alternative ou un projet différent de celui des dirigeants, le contre-expert a intérêt à partir des chiffres officiels: c'est une condition nécessaire à la rationalité des débats. Cependant, le respect aveugle de cette règle agresse le bon sens dès lors que ces chiffres déforment la réalité:
     - il peut passer pour approbation du bien fondé de la présentation officielle;
     - il distord - en général au bénéfice de celle de la stratégie officielle - l'image des performances du contre projet quand il n'en rend pas impossible l'analyse détaillée.
     Considérons ici l'exemple du chauffage électrique des locaux. Une alternative économique performante consiste à lui substituer un chauffage central équipé d'une chaudière à condensation (rendement très voisin de 100%). Si l'on retient la règle officielle pour comparer ces deux cas de figure, on trouve une réduction d'énergie finale consommée d'un facteur de 2,57 quand on passe de l'électricité au fuel ou au gaz, chiffre faux et absurde sous tous ses aspects. Faut-il le préciser? En effet, si le facteur 1 est le besoin de chaleur effectif du logement. alors:
     - l'énergie finale utile est la même, à confort égal, quel que soit le mode de chauffage;
     - côté besoin en énergie primaire, ce facteur est de 1,3 (hydraulique), 2,8 (thermique classique réel avec les pertes en ligne), presque 4 (thermique nucléaire) avec la solution électrique. Il tombe à 1 avec la chaudière à condensation et devient virtuellement nul en solaire direct ou si le logement est desservi par un réseau distribuant de la chaleur produite par cogénération ou des déchets divers.
     Dispersée et noyée dans de grands agrégats sectoriels ou catégoriels, l'«erreur» de comptabilité se dérobe à la vue sans perdre, bien au contraire, de son impact statistique.

suite:
     Il est donc indispensable de considérer les quantités réellement consommées (comme sur les factures de gaz et d'électricité...) et produites pour démontrer en toute clarté qu'on aurait pu faire autrement, ne pas faire appel à l'électricité pour chauffer un logement ou une porcherie industrielle, pour prouver d'où vient la différence, ce qu'elle implique et autorise.
     Plus généralement il est impossible de mettre en concurence deux stratégies distinctes sans une représentation neutre, bête-ment objective, de leurs performances respectives.
     Rétablir la vérité des représentations constitue à toute première évidence la tâche préalable du contestataire. Démarche parfois difficile qui peut mettre en péril son précaire statut de contre-expert officiel, s'il a réussi à l'acquérir, au «profit» de celui de dissident beaucoup plus suspect et ingrat, surtout dans un pays réputé «démocratique en toutes choses». Imagine-ton un Sakharov argumentant doctement sur les rapports de juristes brejnéviens ou sur les diagnostics de psychiatres officiels de la plus vaste des démocraties populaires?
Bref les poissons ne sont pas seuls à gober les hameçons.

Pourquoi tep et pas keu?
     Avant de démonter, chiffres à l'appui, les aberrations techniques où conduit la comptabilité énergétique officielle, précisons la portée politique de celle-ci.
     Le passage au «tout électro-nucléaire» ne s'est pas accompagné de l'introduction d'un keu (kilo-équivalent-uranium), lequel conviendrait mieux au nouveau rapport de force qui s'est établi il y a 20 ans en France dans le secteur de l'énergie, en lieu et place de la tep (tonne-équivalent-pétrole). Les bilans ont donc continué d'être présentés en tep, ou Mtep, qu'il s'agisse d'énergie primaire ou finale. Habitude ou commodité?
     Compte tenu de certaines contorsions imposées par ailleurs (passage du franc au «nouveau franc» ou, plus récemment, du Rem au Sievert), soit au grand nombre, soit à un cercle de spécialistes, nous penchons pour la seconde hypothèse. En effet conserver la tep, et surtout la «tep électrique» finale, permet d'atteindre à coût nul six objectifs idéologiques majeurs:
     - transférer symboliquement sur un bouc-émissaire «bronzé», le pétrole, les pollutions des autres ressources énergétiques;
     - pour mémoire, valoriser d'un facteur supérieur à deux et demi la part de l'électricité dans le bilan des énergies finales;
     - doubler, et au-delà, la contribution de l'hydroélectricité, «nationale» par essence, dans le bilan des énergies primaires;
     - maintenir le silence sur le piètre rendement de la filière nucléaire (31% au mieux aux bornes de l'alternateur), son autoconsommation pour l'enrichissement de l'uranium (7% de la production) et les pertes en lignes, ce qui, tout compris. laisse une efficacité globale de tout juste 25% à pleine charge (cf. note 6);
     - réduire les résultats de maîtrise de l'énergie dans l'ensemble des bilans;
     - last but not least (n'en déplaise à Monsieur Toubon),gonfler les progrès accomplis vers l'indépendance énergétique.

Les fabuleuses prouesses du système énergétique national: la part du rêve
     Il nous faut maintenant commencer à entrer dans les détails. Nous avons choisi de partir des chiffres de 1990 pour deux raisons: d'une part parce que la situation a peu évolué durant les trois demiers exercices du fait de la récession et, de l'autre, parce qu'ils servent de référence aux scénarios Détente présentés par l'INESTENE à l'occasion du débat énergétique organisé par le gouvernement.
     Ces chiffres ne lassent pas d'émerveiller l'énergéticien: un simple coup d'oeil aux totaux officiels des consommations finales et primaires, respectivement 185,3 et 220,2 Mtep, ne suggère-t-il pas que le rendement de conversion du système énergétique français pris dans son ensemble s'éléverait à 84,3%?

p.6

     La performance est jolie. Mais le spécialiste n'aura pas manqué de remarquer au détour d'un tableau qu'une certaine proportion de l'électricité a servi à enrichir de l'uranium pour le compte d'électriciens étrangers et qu'une autre est exportée. Il établira sans difficulté que l'ensemble représente une bonne douzaine de ces fameuses Mtep électriques, tant et si bien que la quantité d'énergie finale mise à disposition des usagers nationaux et étrangers de notre système énergétique atteint, exploit digne des héros Grecs, 197 Mtep. D'où un rendement de conversion global corrigé[7], surhumain, surnaturel même, de
89,6%!!
     Stop! se dit notre homme. Serait-il possible que nos brillants techniciens aient réussi à contourner le fameux principe de Carnot-Clausius? Qu'ils soient donc à deux doigts de réaliser le miracle du mouvement perpétuel, par exemple en couplant un turbo-alternateur sur une grosse résistance électrique plongée dans la chaudière qui l'alimente en vapeur, et que ça marche... presque?
     Non, bien sûr. L'expert qu'il est rapproche le seul chiffre de 61 Mtep, annoncé comme la consommation primaire des centrales nucléaires hexagonales, de celui de leur rendement, 30 %. Faisant fi de la tep électrique, il en déduit que la quantité d'énergie fmale produite par ce moyen doit être inférieure à 18,3 Mtep. Alors, sans même tenir compte des autres pertes - pertes en ligne, autoconsommation des centrales et de l'industrie du raffinage, pertes dans les centrales thermiques classiques etc. -, il conclut provisoirement que l'énergie finale distribuée ne saurait excéder 220 - 43 = 177 Mtep (d'où un rendement certainement inférieur à 80%).
     Ayant fait son deuil de vivre un rêve éveillé, cet énergéticien conscient va chercher son plaisir dans le rétablissement de la cohérence des bilans énergetiques français. Objectif modeste dont il attend de ramener à ses justes proportions l'image de réussite de la stratégie suivie depuis une génération. Enfin, il espère que ce travail débouchera sur une nette amélioration des performances promises par les scénarios Détente, le petit côté positif de sa contribution au débat.

Une gageure: mettre un peu de cohérence dans les bilans
     Nous prions le lecteur de bien vouloir nous suivre plus avant dans l'examen détaillé du dossier.
     L'électricité est, on l'a vu, au coeur du problème, à cause des biais introduits par la comptabilité en «tep électriques», primaires et finales, pour rétablir la cohérence il faut et il suffit:
     1°) d'exprimer toutes les énergies finales en quantités d'unités physiques réellement utiles ou mises à disposition (à discuter au cas par cas);
     2°) de soumettre à l'épreuve du réel l'évaluation des quantités d'énergie primaire consommées par le système électrogène.
     La question de l'énergie finale ne peut être tranchée sans considérer l'existence de solutions concurrentes opérationnelles. Par exemple, tant qu'aucun vecteur d'énergie ne peut s'attaquer à l'imperium du pétrole sur les transports routiers, aériens et maritimes, il n'est d'aucune utilité de distinguer entre énergie mise à disposition (traitée par les statistiques) et énergie utile[8] (difficile à calculer par méconnaissance des rendements moyens des différents modes de transport). L'argument vaut aussi dans les secteurs industriels captifs d'une énergie, comme l'électrochimie.

suite:
     En revanche, s'il s'agit d'applications très indifférenciées, car de bas niveau énergétique, comme les usages thermiques, alors c'est l'énergie utile qu'il conviendrait de retenir dans les bilans. Afin de simplifier l'exposé de notre tentative de mise en perspective, qui ne prétend pas être un exercice comptable «au centime près», et parce que les corrections à apporter ne joueraient qu'au premier ordre (la plupart des applications thermiques ont un rendement supérieur à 85%, alors que celui de la chaîne électrique stagne autour de 30%), on exploitera les chiffres des énergies mises à disposition.
     Cette manière de faire ne convient pas pour l'énergie solaire directe: celle-ci contribue plutôt à réduire les besoins d'achat d'énergie grâce à une action d'investissement technologique à l'interface entre l'environnement et l'usager, au même titre que l'amélioration de l'isolation d'un logement. C'est pourquoi la rubrique «énergies renouvelables» ne concerne que l'hydraulique et la biomasse.
     Mises à part ce qui touche à l'électricité, ces règles de calcul sont celles utilisées dans les documents officiels. Il nous suffit donc de rectifier les bilans spécifiques au vecteur électrique et d'intégrer les corrections dans les autres bilans pour atteindre l'objectif que nous nous sommes fixé. Les deux tableaux ci-après résument les résultats de l'opération[9].
     Il s'y confirme très concrètement l'importance démesurée attribuée officiellement à l'électricité dans la consommation finale, 36,9% contre 18,5% en réalité (tableau 1, col. 4 et 6) et l'impact sur les statistiques du mode de calcul de l'énergie primaire absorbée par la production d'électricité (tableau 2. col. 7, 8 et 9).
     Les chiffres officiels des rubriques colonnes affectées par l'artifice comptable en vigueur sont inscrits en caractères normaux, tous les autres en caractères gras.

Tableau 1:
Consommations finales, officielles et corrigées (1990)

(1TWh = l09kWh. 1Tep=l06tep
(*) export = solde (export - import) d'électricité + service d'enrichissement exporté

Tableau 2:
Consommations primaires, officielles et corrigées (1990)

(1TWh = l09kWh. 1Tep=l06tep)
(*) thermique classique pétrole / charbois + cogénération
(£) cette donnée est erronnée. Le nucléaire exporté semble décompté pour le calcul de la consommation primaire d'électricité, ce qui met la "tep nucléaire" à 5.144 kWh (on aurait dû trouver 69,7 Tep).
($) hydraulique, 57,1 TWh, + renouvenable 1,1 TWh.
(±) calculé sur le total pétrole + charbon + gaz naturel: 136,8 Tep.
p.7

     Les rendements réels du système électrogène et de l'ensemble du dispositif énergétique nationaux ne sortent pas indemnes de la confrontation avec la réalité physique: réduction des deux tiers pour le premier et d'un tiers pour le second (tableau 2, dernière ligne).
     On observe en particulier que, dans la réalité, l'électricité satisfait 18,5% des besoins énergétiques en engloutissant 43,3% de toute l'énergie primaire consommée, et non pas les respectivement 36,9% et 37,5% que suggère la statistique officielle. La perspective est tout autre...
     Enfin, notre manière de comptabiliser les énergies renouvelables peut prêter le flanc à quelques objections. Pourquoi, par exemple, compter pour zéro s'il y en avait de substanciels, les apports solaires directs et pas de même ceux, bien qu'indirects, de la biomasse ou de l'énergie hydraulique? Les raisons sont écologiques et techniques.
     L'exploitation de l'énergie hydraulique suppose la réalisation d'ouvrages permettant d'accumuler artificiellement une grande quantité d'énergie potentielle. Aussi perturbe-t-elle le dessin et le cours des fleuves, favorise-t-elle la concentration de polluants dans leur lit, occasionne-t-elle mille troubles à la flore et à la faune aquatiques et fait-elle parfois peser un risque grave sur les populations habitant en aval. Compter à sa vraie valeur l'énergie hydraulique transitant dans ces ouvrages permet de rappeler l'existence de tels détriments et de les chiffrer, au même titre que faire apparaître la vraie valeur de la consommation d'énergie primaire des centrales nucléaires et thermiques classiques donne la mesure des pollutions thermiques et chimiques associées à leur fonctionnement.
     Le rendement de la photosynthèse est beaucoup plus faible, d'au moins un facteur dix, que celui des procédés techniques de captage de l'énergie du rayonnement solaire, qu'ils soient thermiques, biochimiques ou photovoltaïques.
     Les surfaces requises pour la satisfaction d'un besoin donné varient en proportion. Il n'est donc pas faux de dire que le coût écologique des techniques solaires directes, du moins terrestres, est quasi nul. Leur mise en oeuvre ne requérant que des surfaces en général déja utilisées à des fins de logement ou d'infrastructure tertiaire ou industrielle.
     Ce n'est évidemment pas le cas de l'exploitation intensive de la biomasse, qui entre en concurrence avec la production de nourriture ou le développement et la conservation de réserves biologiques variées.
     Reconnaissons cependant qu'il serait souhaitable de comptabiliser les apports des filières solaires directes en énergies finales, afin qu'une incitation d'ordre statistique vienne conforter les avantages évidents qu'elles procurent. Cette ultime remarque renvoie immédiatement à la question de la définition du taux de couverture des besoins énergétiques en suggérant le caractère inapproprié d'une évaluation à partir des consommations d'énergie primaire qui prévaut actuellement. Seul un calcul basé sur les énergies finales évite, nous allons le voir, les effets pervers d'une problématique poussant à tous les dérapages idéologiques, et donc, politiques.

L'indépendance peau de chagrin
     «En 1993 plus de la moitié de l'énergie consommée en France a été produite sur le territoire national, selon le bilan de la direction de l'énergie et des matières premières du ministère de l'industrie, présenté jeudi 17 mars» (Le Monde, 18 mars 94).
     Commentant ce résultat et les conditions de sa réalisation, Claude Mandil, directeur général de l'énergie et des matières premières, cité par la même source, déclarait: «l'indépendance énergétique ne doit pas être un objectif en soi». -
     Chiche! Eh bien, fort d'un encouragement aussi autorisé, nous allons établir que la politique énergétique suivie depuis 73 n'a guère réduit la dépendance énergétique française. Sans doute l'objectif affiché était-t-il en fait moins important que celui de faire croire qu'on le poursuivait, stratagèmes comptables à l'appui.

suite:
     A ce sujet la phraséologie officielle joue sur deux ambiguités:
     - parler d'énergie consommée, sans préciser si c'est à la source ou par l'usager final, alors que la comptabilité est établie en énergie primaire;
     - user d'équivalences qui confinent à la supercherie.
     Comment soutenir une évaluation defacto en énergie primaire du taux de couverture des.besoins dès lors que la stratégie mise en oeuvre s'appuie sur un procédé à faible rendement, la filière nucléaire? En effet une telle règle coduit[3] à présenter la chaleur perdue (en l'occurrence presque les trois quart de l'énergie primaire nécessaire) comme un besoin économique. Plus le rendement d'un procédé est faible, plus sa généralisation serait idéologiquement souhaitable! Bref, une prime morale à la pollution...
     Pour redonner un sens au concept de taux de couverture des besoins, alias d'indépendance énergétique, nous allons procéder en deux temps:
     - d'abord le calculer sur les énergies finales «vraies» - correction technico-économique -;
     - puis, après une discussion de l'origine des matières premières consommées
- correction politique - retrouver la traduction chiffrée du sens commun attaché au mot indépendance.
     Ces calculs porteront sur les résultats des années 73 et 90. Les valeurs trouvées seront utilement comparées aux chiffres officiels, respectivement 22,5 et 48%.
     Le tableau 3 infra présente la correction technico-économique. On remarque que la place prise par l'uranium dans les approvisionnement énergétiques joue un rôle décisif dans l'évolution des chiffres. On constate aussi que le déclin des activités minières et l'épuisement du gisement de Lacq ont réduit sensiblement la participation des combustibles d'origine hexagonale au bilan.
     Plus anecdotique, la hausse fictive extrême du taux de couverture où conduirait une interprétation «politically correct» de la consommation primaire réelle des centrales électronucléaires. Comme attendu, un raisonnement sur l'énergie finale réelle démontre à contrario l'intérêt politique des pratiques comptables autorisées.

Tableau 3 : Taux de couverture
(définition officielle de la qualité nationale)

(1Tep = 106tep)
(*) décomptées les pertes en ligne
(£) décomptées les exportations d'électricité et de service d'enrichissement, décompte distribué au prorata de la production (uranium 76,4%, Thermique classique 9,4%, hydraulique 14,2%)
($) répartition au prorata de la production
(~) cumul pétrole + charbon + cogénération, avec l'hypothèse optimiste de l'appel exclusif aux ressources fossiles nationales
(&) hypothèse optimiste d'une préférence nationale» imposée à EDF
(¶) cumul pétrole + charbon + gaz
(°) cumul + charbon + gaz

p.8

     Il nous reste à parachever la besogne en discutant la signification du mot «national» dans les bilans énergétiques concoctés par le ministère de l'industrie. Nous abordons là le domaine subjectif des appréciations politiques. Puisque tout y est relatif notamment à la raison du plus fort, nous procéderons par comparaison avec le traitement de situations analogues, soit dans le passé soit dans d'autres pays qui, d'une certaine façon, portent l'autorité de la tradition.
     Deux arguments servent pour l'essentiel à justifier le parti-pris d'une image à 100% nationale de l'électricité nucléaire.
     Le premier concerne la faible part du coût de la matière première uranium dans celui du kWh;
     Le second évoque la forte proportion des achats dans la zone franc pour ce qui touche aux importations de cet uranium.
     Aucun de ces arguments, particulièrements spécieux, faut-il le souligner, ne résiste à l'analyse.
     En effet considérons le premier et appliquons-le à une situation similaire: l'évolution jusqu'en 1973.
     Le prix du pétrole était fortement orienté à la baisse,entraînant dans son sillage une baisse tendantielle du coût de l'électricité. A aucun moment il n'a été question de revendiquer une qualité de plus en plus nationale à l'électricité sortant des centrales therrniques, ni à EDF, ni ailleurs dans le monde. L'uranium jouit donc bien d'un attribut idéologique sans précédent, celui d'être national parce que relativement peu cher à l'achat mais coûteux à utiliser.
     Le second est encore plus facile à réfuter. Il est bien connu que les achats de pétrole s'effectuent pour la plupart en dollars. A aucun moment le département de l'énergie des Etats-Unis n'a songé à exploiter cette réalité géopolitique pour accorder un label national à l'électricité sortant des centrales thermiques américaines brûlant du pétrole. La sécurité de ces approvisionnements ne lui en est, par ailleurs, pas apparue mieux garantie. Est-ce à dire que la confiance manifestée par les responsables français dans la sécurité des approvisionnements en uranium provenant de la zone franc trahirait la certitude du maintien du contrôle de Paris sur ses ex-colonies? Admettons, mais il faudrait alors "dénationaliser" les importations en devises autres, qui portent actuellement sur environ un quart des achats d'uranium à l'étranger. Ce point n'est pas à l'ordre du jour, on s'en doute.
     Imaginons un instant que la méthode fasse école. On pourrait alors faire profiter les statistiques de son application aux consommations d'essence des automobiles made in France pour autant que la part de la matière première pétrole est elle aussi négligeable dans le prix du carburant rendu à la pompe et, par voie de conséquence dans le prix de revient kilométrique (de l'ordre de 1 à 2%, soit à peu près autant que la part en devises d'un kWh nucléaire: 2,7%).
     Comme le coût de l'énergie est globalement marginal pour toute production industrielle à bonne valeur ajoutée et pour la plupart des usages faisant appel à des dispositifs élaborés, rien n'interdirait par extension de décréter que toute l'énergie, ou presque, consommée en France par des équipements d'origine nationale mérite le label «national»!
     Voilà une indépendance particulierement bon marché, et bienvenue en ces temps où la majorité de nos concitoyens doutent de leur pays et de son avenir de grandeur...
     On voit bien à quel genre de gymnastique curieuse devraient se livrer nos élites si le débat énergétique voulu par le gouvernement s'emparait de cette question assez symbolique. Le persiflage est facile. Liquidons la question en appellant un chat un chat et voyons où cela nous fait tomber.
suite:
     Le tableau 4 rectifie l'image d'indépendance du système énergétique français. Elle en ressort même plutôt laminée, ce qui n'a rien de bien inquiétant quand on sait le peu d'importance que revêt concrètement ce critère... sauf, bien entendu, quand il est retenu pour imposer à la collectivité le financement d'une plaisanterie aussi pharaonique et dangereuse qu'un programme nucléaire avec la Hague et Superphénix en prime payante.
     Ce tableau reprend les items du précédent, excepté les deux colonnes 1973 et 1990 des consommations primaires officielles. Les valeurs affectées par le changement de point de vue sur la qualité nationale sont soulignées.

Tableau 4: Taux de couverture
(définition classique de la qualité nationale)

(1 Tep = 106 tep)

     D'où provient le gain de 8,6 points entre 1974 et 1990? Certainement pas de l'amélioration de la qualité nationale du courant électrique distribué, avec 8,41 Tep d'origine nationale pure souche, soit 47,2% de la consommation, les résultats de 1973 étaient meilleurs en valeur absolue comme relative que leurs homologues de 1990, 8,33 Tep et 31,3%. Ainsi le secteur sensé contenir le flot visqueux de pétrole arabe puis prendre la tête de la croisade destinée à rétablir la chère et pure indépendance nationale n'a su que céder au charme douteux de l'uranium africain: qui veut faire l'ange fait la bête...
     En fait l'essentiel de l'amélioration est dû à la percée (comptable?) des énergies renouvelables à finalité non électrogène, 9,3 Tep, sans lesquelles le taux de couverture se serait établi à 17,6% seulement (en supposant qu'elles remplacent des ressources importées, bien entendu). La courte amélioration obtenue, au delà de la contribution de ces énergies renouvelables, ne doit qu'à la place accrue de l'électricité (restée plus nationale que l'ensemble des autres énergies) dans la consommation finale, 18,5% contre 15,8%.
     La conclusion s'impose d'elle même: fiasco.
     Un fiasco qu'il ne faut surtout pas regarder en face. La République et la communauté nationale restent décidément constantes dans le traitement historique et politique à donner à leurs plus cuisants errements!

Dommage, ç'aurait pu être encore plus probant
     Terminons, comme promis, avec une mise en forme des scénarios Détente de l'INESTENE.
     On réfère aux trois scénarios types présentés à l'horizon 2010 (cf. les cahiers de Global Chance (CGC), n°3, mars 94. pour plus de détails):
     - A: poursuite du nucléaire, développement du chauffage électriquç, faible effort de maitrise de l'énergie;
     - B: transition vers un équilibrage, avec un nucléaire plutôt en base, moins de chauffage électrique et un appel accru aux énergies renouvelables;
     - C: sortie du nucléaire avec appel massif au gaz et a la cogénération pour la production d'électricité, introduction volontariste des énergies renouvelables.
La base de comparaison est constituée par le bilan de l'année 1990.

p.9

     L'exercice se limitera ici aux corrections à apporter aux bilans énergétiques, la méthode est identique à celle appliquée pour obtenir les tableaux 1 et 2: évaluer la part réelle de l'électricité, en énergie finale comme en énergie primaire et modifier les bilans en conséquence. Pour ce faire on rajoute les hypothèses de rendement suivantes:
     - celui des turbines à gaz à cycle combiné vaut 50%;
     - celui en cogénération est amélioré de 40% par rapport à celui d'une centrale thermique classique, ce qui veut dire que, puisque ce dernier mobilise 2,58 unités d'énergie primaire pour produire une unité d'énergie électrique, on doit considérer qu'il n'en faut plus que 1.55 avec la cogénération, la différence représentant la part de chaleur dégradée utilisable et recupérée;
     - celui des systèmes d'énergies renouvelables (éoliens, valorisation de déchets, photo-voltaïque) est infini au sens donné à une pression quasi nulle sur les ressources.
     Le tableau 5 ci-dessous (dérivé du tableau [5 CGC]) présente les bilans de la production d'électricité aux bornes des générateurs et les consommations primaires réelles associées.
     Ces résultats mettent en évidence la réduction d'un facteur supérieur à trois de la pression sur les ressources du scénario C de sortie du nucléaire par rapport à celui de la poursuite de la stratégie actuelle, scénario A. On corrige ensuite le tableau des consommations finales par secteur économique (Tableau 6, dérivé des tableaux 1 et 3 de [CGC]), puis ceux des récapitulatifs en énergie finale et primaire par type d'énergie. Pour les deux derniers (tableaux 7 et 8, homologues des tableaux 2 et 6 de [CGC]), on rappelle les chiffres obtenus avec les règles de calcul officielles, conservées par l'INESTENE.

Tableau 5:
énergie électrique produite aux bornes
et primaire afférent

(1 Tep = 106 tep)

Tableau 6:
consommations finales par secteur, électriques et autres

(1 Tep = 106 tep)

     Les petites différences entre les chiffres des totaux dans les tableaux 6 et 7 proviennent des cumuls d'erreurs d'arrondi: ils ne sont pas significatifs.

Tableau 7:
consommations finales par type d'énergie

suite:
Tableau 8:
consommations primaires par type d'énergie

     On peut résumer, voir tableau 9 ci-dessous, l'influence de la méthode comptable en explicitant les rendements globaux (finale/primaire) déduits des résultats et les écarts entre les stratégies extrêmes A et C. Une interprétation plus détaillée est laissée à la discrétion du lecteur.

Tableau 9:
résumé comparatif et rendements globaux des 3 scénarios

(Tableaux 7,8,9:1 Tep = 106 tep)

     L'influence péjorante des règles de la comptabilité énergétique nationale sur tout scénario non violemment nucléaire est ainsi clairement démontrée. Porter le conflit sur ce terrain apparaît d'une urgence toute prioritaire.


Notes:
1. Tel que lancé en mars 1974, il constituait en fait, une légère adaptation de
l'objectif pour 1985 préconisé en 1971 par le commissariat au plan.
2. Notons qu'une telle règle serait appropriée pour décrire un système énergétique où toute l'électricité servirait à actionner des pompes à chaleur dont le coefficient de performance moyen avoisinerait 2,6... objectif technico-économique sans intérêt.
3. Le pays importait alors environ un tiers de ces besoins d'uranium, contre
90% aujourd'hui.
4. Le quasi abandon du charbon, effectivement nationale, par EDF au cours de la décennie 60, au profit du pétrole importé de moins en moins cher, n'avait cependant pas vraiment ému nos farouches partisans, gaullistes et autres, de l'indépendance nationale!
5. En France, car partout ailleurs la comptabilité énergétique a toujours été établie en quantités réellement produites ou consommées.
6. ce rendement dépend en fait de la charge car la consommation des auxiliaires de refroidissement d'un réacteur est constante (3% environ de la puissance nominale) jusqu'à la mise en "arrêt à froid" de ce dernier, exceptionnelle.
7. Voir tableau 2.
8. Il est vrai qu'une telle distinction présente un intérêt à la marge pour évaluer l'effet de transfert modaux de la route au rail et réciproquement: cependant, en terme de bilan en énergie primaire, les variations seraient du deuxième ordre, par ailleurs on a pris soin de «dépister» la part d'électricité consommée par les chemins de fer.
9. Rappel de quelques données de base:
     - 1 tep (tonne équivalent pétrole) = 11600 kWh = 41,76 gigajoules;
     - rendement de la filière nucléaire (décomptée l'autoconsommation), 27%;
     - rendement des centrales hydrauliques, environ 80%;
     - rendement des centrales à charbon et à pétrole, 38,8% (normalisé).

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