La G@zette Nucléaire sur le Net! 
N°61
NUCLEAIRE, quand tu nous tiens...

L'énergie nucléaire confrontée à l'économie de marché
 

      Nous allons vous présenter un résumé et quelques extraits de l'étude de Christopher Flavin: «Nuclear Power: the market test», publié par Worldwatch Paper 57, décembre 1983*.
     Ce livre présente une analyse de l'énergie nucléaire et de son impact aussi bien aux USA qu'en Europe.

Introduction
     Christopher Flavin souligne que l'énergie nucléaire a semblé vitale au développement de l'humanité jusqu'à ces derniers temps. Mais son effondrement économique a entamé la confiance mise dans le fait que le nucléaire devait «sauver le monde». Dans presque tous les pays, à l'exception de la France et dans une moindre mesure du Japon, le KWe charbon est moins cher que le KWe nucléaire. De plus, la crise qui frappe le monde, en réduisant sensiblement la croissance de la demande énergétique, a rendu caduque le besoin de nouveaux réacteurs.
     Un des problèmes qui se pose avec acuité, est d'arriver à des estimations économiques correctes. Or les données sont en général erronées, ne serait-ce que parce qu'on est incapable de chiffrer le coût du stockage des déchets, du démantèlement et l'effet des rejets sur l'environnement. Comme conclut Flavin, «(...) Si le nucléaire était bon marché, certains pourraient considérer que l'on peut accepter un haut niveau de risques. Si ce n'est pas le cas, on risque de tout abandonner sans avoir résolu ces questions annexes (...)» La situation est donc grave. D'une part, pour essayer de rendre suffisamment bas le niveau de risque (voire acceptable!), les recherches et développement technologiques ont fait s'envoler les coûts. Donc, d'autre part, pour tenter de maintenir la compétitivité du KWe nucléaire, on est en train de faire l'impasse sur la fin du cycle, du moins au plan industriel.
     Ceci signifie que ce sera la collectivité qui l'assumera, demain et dans le futur.
 

Rappel des unités 
Suite à certains reproches de la trop importante technicité de la Gazette Nucléaire, nous allons faire un effort en explicitant les sigles, les notations, les unités. Nous faisons une partie du chemin, à vous de faire l'autre.
Les préfixes:
T Tera 1.000.000.000.000 1012
G Giga 1.000.000.000 109
M Mega 1.000.000 106
K Kilo 1.000 103
Les unités
m milli 0,001 10-3
m micro 0,000.0001 10-6
n nano 0,000.000.001 10-9
p pico 0,000.000.000.001 10-12
      Vous verrez donc GWe: Giga Watt électrique (pour signifier que c'est la puissance électrique disponible et non thermique: attention au rendement de conversion de l'énergie de sa forme thermique à sa forme mécanique, puis électrique) ; pCi: pico Curie; TBq: Tera Becquerel...
     Dans certains textes américains, vous trouverez des Billions, ce sont les milliards qui correspondent au préfixe Giga. BeV = GeV: Giga électron Volt: milliard d'électrons Volts.
Le marché du nucléaire
     L'O.C.D.E. avait prévu 568 GWe pour 1985. Les USA avaient, eux, programmé 1.200 réacteurs d'ici à l'an 2000. De par le monde, 100 réacteurs par an auraient dû être construits dans les années 80.
suite:
     Actuellement, les estimations sont redescendues à 300 ou 400 GWe contre les 1.000 prévues en l'an 2000. Quand on regarde le bilan actuel (voir tableau 1), on n'a pas l'impression d'une industrie malade; cependant, ce bilan reflète, en fait, les investissements passés. Actuellement, les annulations de projets de réacteurs l'emportent sur les engagements, en particulier aux USA. Or, ce qui met le plus en péril l'industrie du nucléaire, c'est précisément ce ralentissement.
     Ce sont les USA et l'URSS qui sont à l'origine du développement du nucléaire. Mais les généreuses idées des années 50, «le nucléaire fournira une énergie abondante et gratuite», se sont avérées totalement fausses (programme ATOM FOR PEACE de Eisenhover).
     Les commandes ont commencé à affluer dès 1962, alors qu'il avait été impossible de prouver que le nucléaire serait rentable un jour. Ensuite, le nucléaire s'est développé en France, au Japon, en RFA. Même les pays du Tiers Monde se sont lancés dans la course car le recours au nucléaire était présenté comme une alternative au fuel.
     L'Agence Internationale pour l'Energie Atomique (A.I.E.A.), qui devait être une agence de contrôle, s'est plutôt comportée comme un groupe de pression pour développer le nucléaire.
     Finalement, 16 pays du Tiers Monde ont programmé un équipement nucléaire. Les crises successives dues à l'augmentation du prix du fuel ont permis de renforcer notablement l'emprise du nucléaire dans les années 70.
Tableau 1
 
en marche
en construction
total
Pays
 
MWe
 
MWe
 
MWe
USA
77
60.026
64
70.376
141
130.402
France
31
21.778
31
34.520
62
56.298
RFA
12
9.806
17
19.516
29
29.322
Japon
25
16.652
15
12.649
40
29.301
URSS
34
18.915
11
9.880
45
28.795
Canada
12
6.622
12
8.710
24
15.332
R.-U.
34
9.273
8
5.115
42
14.388
Espagne
6
3.820
7
6.801
13
10.621
Suède
10
7.300
2
2.110
12
9.410
Corée / S.
1
556
8
6.710
9
7.266
Belgique
5
3.450
2
2.000
7
5.450
Suisse
4
1.940
3
3.007
7
4.947
Taïwan
4
3.110
2
1.814
6
4.924
Tchéco-
slovaquie
2
880
8
3.520
10
4.400
Italie
3
1.285
3
2.004
6
3.389
Brésil
-
-
3
3.116
3
3.116
RDA
5
1.830
2
880
7
2.710
Inde
4
804
6
1.320
10
2.124
Argentine
1
335
2
1.292
3
1.627
Reste
du monde
12
5.205
21
14.044
33
19.249
Total monde 282 173.587 227 209.384 509 383.971
Part du nucléaire: 9% de l'électricité mondiale ou 3% de l'énergie mondiale
Part de l'électricité nucléaire: France 40%, Japon 17%, USA 13%, URSS 6%, Australie et Danemark 0%
p.3
* Worldwatch Institute, 1776 Massachusetts Avenue, N.W., Washington D.C. 20036 USA
Les Coûts
     Un exemple: GRAND GULF l, qui fut commandée en 1972, était estimée à environ 300 millions de dollars. Au moment de son couplage au réseau, en 1983, le dépassement de budget était de 2 500 millions de dollars. Aux USA, en moyenne, les prix de construction ont été multipliés par des facteurs 5 à 10 entre la commande et la mise en service. Certains réacteurs ont atteint des sommets œ 6 à 8 milliards de dollars.
     Les affirmations hardies des années 1950 rendent difficiles de véritables évaluations car, pour constituer une vitrine commerciale du nucléaire, de nombreux réacteurs ont été construits à perte (les Américains les nomment «turnkey reactors», ce qui peut se traduire par réacteurs clefs en main).
     Rien ne s'est, en fait, passé comme prévu, malgré la commande, entre 1971 et 1974, de 126 réacteurs. Dès le milieu des années 70, on pouvait faire des estimations plus réalistes: le coût des réacteurs croissait largement plus vite que l'inflation.
     Komanoff, un économiste américain, concluait que de 1971 à 1978 le coût de la construction avait crû de 142% (hors inflation). Il prédisait qu'à la fin 1980, le nucléaire serait plus cher que le charbon d'environ 75%.
     Actuellement, la charge financière correspondant à la construction d'une chaudière nucléaire est 3 fois celle d'une chaudière à charbon. L'analyse de la situation américaine montre que, quelles que soient les études, le nucléaire est plus cher que toutes les autres sources, mais surtout, comme conclut S. David Freeman, «(...) le coût du nucléaire n'est pas seulement élevé, il est totalement aléatoire. Aucun capitaliste sain d'esprit n'ira construire quelque chose pour lequel il ne peut connaître le rapport coût-bénéfice parce que le coût en est inconnu».
     L'auteur analyse alors les autres pays:
· L'Angleterre: Les MAGNOX n'ayant pas donné les résultats escomptés, ce pays hésite à se lancer dans la voie P.W.R. Un «hearing» a été organisé: les auditions de Sizewell. Le plan économique y a joué un rôle fondamental à la surprise des observateurs et les résultats paraissent incertains. Ce qui est évident, c'est que la décision (en particulier si elle est positive) sera politique, mais pas économique.
· R.F.A.: Le programme actuel de BWR et PWR est assez réussi, mais le coût de la construction des centrales a sextuplé pour le nucléaire, alors qu'il n'a que quadruplé pour le thermique charbon. Cependant, le coût du charbon (combustible), relativement élevé en RFA, laisse encore un avantage à l'énergie nucléaire. Cette affirmation est combattue par des économistes de l'Institut de Fribourg. En effet, à leur avis, si on rectifie les calculs de prix de revient en y incluant les «coûts cachés» (non fournis par les "planifieurs" officiels), on constate que l'électricité qui sera produite en 1990 par les réacteurs nucléaires, dont la construction a débuté en 1981, sera environ 60% plus chère que celle provenant de centrales à charbon. 
· La France: L'auteur souligne que c'est le pays clef. C'est, en outre, le seul pays où les réacteurs fonctionnent avec un taux élevé de disponibilité ! Mais la majeure partie du parc a moins de 6 ans d'âge, ce qui ne permet pas de tirer des conclusions sur leur comportement futur. En particulier, les problèmes techniques de l'année 82 ont atteint de plein fouet les bons résultats français. Cependant, c'est également le pays qui annonce le prix du KWe le plus bas et dont l'augmentation est la moins rapide.
suite:
     L'inconvénient est qu'il est impossible de vérifier les données fournies par les autorités françaises. En particulier les estimations sont globales: on ne peut pas connaître le coût exact d'un réacteur. Seul le temps permettra donc de savoir si le programme nucléaire français est viable ou non.
     L'auteur analyse rapidement la situation des autres pays nucléarisés: Japon, URSS, Suède, Canada, Indes.
· Au Japon, les centrales nucléaires coûtent à la construction 140% plus cher que celles au charbon.
· En URSS, la construction des centrales nucléaires coûte environ 80 à 100% de plus que celles au charbon.
· Même les CANDU, au Canada, sont plus chers que l'hydroélectrique.
· Aux Indes, le gouvernement admet que le charbon est moins cher, mais justifie la poursuite d'un vaste programme nucléaire en termes de prestige national et de suprématie technologique.
     Il est d'ailleurs impossible, précise l'auteur, de comparer les coûts du nucléaire annoncés par les différents pays.
     Une des rares conclusions pouvant être tirée des données disponibles porte sur l'augmentation du coût du nucléaire qui a été la plus forte aux USA, en RFA et en Angleterre.
     Le fait que les coûts aient cru plus vite que l'inflation est la seule donnée constante, même dans les pays apparaissant comme «modèle» sur le plan nucléaire, France et Japon.
BWR: Boiling Water Reactor: Réacteur à eau bouillante . 
PWR: Presurized Water Reactor: Réacteur à eau pressurisée, REP en français. 
MAGNOX: Réacteur du même type que les UNGG français: uranium naturel graphite gaz (modérateur graphite, caloporteur: gaz carbonique). 

Les racines de la crise: tentative d'estimation complète?
     Les racines du mal semblent être dans l'indispensable sûreté des réacteurs:
     - sûreté excessive disent les industriels,
     - sûreté de plus en plus chère en raison des nombreux problèmes techniques disent les «opposants».
      Flavin analyse la longue suite des ennuis américains et conclut que Three Mile Island a été l'aboutissement de cascades d'erreurs.
      Il ajoute que la France a évité une partie des problèmes en choisissant un seul modèle, le PWR et quelques paliers (900 MWe, 1.300 MWe, 1.400 MWe[2]). En définitive, il n'est même pas évident que cela permettra d'éviter tous les problèmes.
     En fait l'énergie nucléaire est toujours, comme l'explique l'auteur, une technologie jeune et à haut risque et les résultats français ne suffisent pas: on découvre chaque année de nouveaux problèmes techniques[3], le temps sera le seul juge. L'auteur souligne la part d'EDF dans ce succès, mais il s'interroge pour savoir s'il est raisonnable que la politique énergétique d'un pays soit orientée par un producteur, fusse-t-il établissement public.

p.4
1. La notion de taux élevé de disponibilité est à prendre avec des précautions. Il faudra qu'on vous explique et ce n'est pas simple, les contorsions des calculs d'EDF. Cela vaudra qu'on s'y arrête longuement dans une prochaine Gazette.  Mais il y a plusieurs dizaines de Gazettes parlant de ce sujet, faire une "recherche" depuis la page d'accueil!
2. Ce raisonnement pouvait tenir pour les paliers 900 MWe et 1.300 MWe qui n'eurent que peu de modifications et où l'effet de série aussi bien pour les prix (commandes groupées) que pour les analyses techniques a pu jouer. Cela commence à ne plus être vrai avec le passage du palier P4 (1.300 MWe licence Westinghouse) au palier P'4 (modifications) qui représente seulement 4 tranches, puis avec le nouveau palier N4, version francisée, qui pour le moment représente 2 tranches.
3. Voir à ce sujet les Gazettes N°59/60, 50/51, 49/50... Même remarque qu'au point 1.!
     De toute façon, conclut C. Alvin, il reste les problèmes du stockage des déchets et du démantèlement des installations.
     Pour le stockage des déchets, aucune estimation sérieuse de coût n'a été faite car aucun procédé valablement testé n'existe de par le monde. Aucune étude de risque n'a donc été réellement faite. Comme le rapporte Alvin, au Japon, les critiques du nucléaire ironisent: «On a construit une maison sans W.C.»...
     Quant au démantèlement, il convient de s'entendre sur les termes employés: «mise à l'arrêt» n'est pas le bon terme car il ne s'agit pas d'une vieille mine, mais de matériaux radioactifs que l'on doit surveiller, «mise en cocon» semble plus approprié dans l'état actuel des choses. On s'oriente probablement en phase finale vers un démontage et un enfouissement sur place de la cuve du réacteur.
     L'expérience acquise dans ce domaine est quasi nulle et les mises à l'arrêt de petits réacteurs de recherche ne peuvent pas être extrapolées. Or, aux USA, entre 2003 et 2012, 51 réacteurs devront être mis à l'arrêt. Ceci représente une énorme charge financière potentielle (les prévisions oscillent entre 10 et 50% du coût de construction).
     Citons Alvin: «Laisser ces questions sans réponse est non seulement dangereux pour la société, mais viole les principes fondamentaux du monde des affaires

La débâcle financière aux USA
     Ainsi que l'écrit Alvin, les USA s'écartent du nucléaire: 12 réacteurs ont été abandonnés en 1975, 32 de 1976 à 1979, et cela a empiré ensuite: 16 en 1980, 6 en 1981, 18 en 1982. Soit au total 87 réacteurs dont la commande a été annulée ou la construction abandonnée de 1975 à novembre 1983. Pour compenser cette perte de 83.000 MWe nucléaire, on a commandé 58.000 MWe au charbon.
     Les prévisions des Instituts américains sont revues en baisse depuis 10 ans (voir figures 1 à 4). D'une part, les prévisions de consommation ne se sont pas confirmées et, d'autre part, le programme nucléaire pèse trop lourdement sur les finances des sociétés: de 1/3 des dépenses en 1970, il est passé aux 2/3 en 1983.
     Alvin analyse «la déconfiture» des compagnies d'électricité américaines. Par exemple, la LILCO (Long Island Lighting Company) a commandé le réacteur de Shoreham (New York) en 1967. Il est prévu pour être couplé au réseau en 1984 (ce qui n'est pas encore sûr). Son prix atteint environ 3,4 à 3,6 milliards de dollars, soit 15 fois le prix d'origine. Bien que devant fournir au moins le tiers de la production d'électricité de la compagnie, le coût dépasse le montant du portefeuille de valeur de cette compagnie.

suite:
     La Washington Public Power Supply System (WPPSS), agence qui s'est créée dans les années 50 en regroupant 100 producteurs au nord-ouest de la Côte Pacifique, a dû abandonner 2 réacteurs sur 5 en cours de construction (sur lesquels 2 milliards de dollars avaient déjà été engagés) à la suite d'un crack financier.
     Pour l'ensemble du programme américain, les soutiens fédéraux pour les trois dernières décennies se sont élevés à un montant qui, selon les estimations, oscille entre 15 et 46 milliards de dollars (1982). Ce qui n'empêche pas les firmes d'être en très mauvaise posture. Malgré une pression du département de l'énergie et une nouvelle planification des besoins en énergie, le nucléaire ne fait plus recette aux USA. Les producteurs d'électricité ne veulent pas investir (et prendre les risques) seuls. Ils demandent un engagement politique.

Figure 1
Coût moyen US de construction
pour 1.000 MWe nucléaire ou charbon
(en dollars 1982)

Figure 2
Comparaison des différents postes
contribuant au coût du kWh pour les 3 types majeurs
de production d'électricité aux USA dans les années 80
(en dollars 1982)

Légende:
Waste disposal and decommissionning: stockage des déchets et démentèlement
Fuel: combustible
Operation and maintenance: fonctionnement et entretien
Financing: intérêts
Direct construction: ^oût de construction
p.5

Figure 3
Commandes US en nucléaire
(1965-83)
Légende:
On Order: en commande - Under construction: en construction - Operating: en fontionnement - Mothballed: arrêtés en cours de construction

Figure 4
Investissements pour les nouveaux réacteurs
(70-83)

     Après l'accident de Three Mile Island, il est apparu que les producteurs ne pourraient pas supporter le coût financier d'un accident. Le «Price Anderson Act», qui date de 1957, limite à 560 millions de dollars la responsabilité des constructeurs et des exploitants pour tout dommage. Cette limitation est destinée à protéger l'énergie nucléaire.
     A la suite de TMI, on s'est rendu compte que les sommes à engager dépassaient largement la couverture des assurances. Des membres du Congrès, en accord avec les dirigeants de la NRC, ont proposé récemment l'abolition du «Price Anderson Act». Ils estiment qu'après 30 ans de mise en œuvre, l'industrie nucléaire n'avait plus à être protégée, que c'est une industrie majeure qui doit affronter pleinement les lois du marché et assumer ses responsabilités. Ceci n'est pas pour rassurer les industriels et ne peut que renforcer leur désengagement.

suite:
Figure 5
Évolution des prévisions de puissance installée
à l'horizon 1985 en fonction des années de prévision donnée à part
Par exemple: en 1970 on prévoyait pour 1985 580TWe; en 1983 on prévoit pour 1985 moins de 200TWe.

Perspective Internationale
      Alvin fait l'analyse de la conjoncture au plan mondial: «(...) Le désastre financier de l'énergie nucléaire aux USA est particulièrement sévère, mais en plus il est assez général»
     En Europe de l'Ouest, le nombre de réacteurs n'a crû que de 10% entre 1978 et 1983 (La plupart étant français). La figure 5 donne l'évolution des estimations du nombre d'installations nucléaires pour 1985 en fonction de l'année où l'estimation était faite. Ces estimations ont baissé des 2/3 depuis 1973.
     En Allemagne, les Verts ont réussi à ralentir le programme, malgré la volonté du gouvernement et des industriels. Actuellement il y a, en Allemagne, de l'ordre de 8.000 MWe en construction. En totalisant ce qui est en service, ce qui est en construction et les marchés passés, en 1990 on atteindra moins de la moitié des 45.000 MWe que l'on prévoyait pour cette date en 1975. D'autres commandes avaient été envisagées, mais certaines sociétés d'électricité admettent maintenant que l'accroissement des coûts ne les incitent pas à prendre des risques financiers importants.
     Alvin souligne que seule la France reste en lice avec 30 réacteurs en marche et 28 en construction. Mais des nuages apparaissent, même si le nucléaire est quasiment nationalisé avec le CEA, EDF.

p.6
4. La déconfiture de Creusot-Loire va renforcer la tutelle de l'Etat sur Framatome.
     D'ailleurs même Framatome, seul constructeur français, n'est qu'à moitié une firme privée[4]. Il rappelle que «le président socialiste Mitterrand avait qualifié le programme nucléaire d'excessif et même de dangereux en 1981 et qu'après son élection il est devenu un soutien de ce programme» - ce qui montre la puissance du lobby nucléaire français.
      En fait, comme l'explique Alvin, ce qui menace le nucléaire français ce sont plutôt les réalités financières que les forces politiques. En effet, les besoins estimés du pays montrent que la France, en 1990, disposera de 13% de trop d'électricité, électricité à 80% nucléaire. Cette surcapacité prévisible pèse lourd sur le charbon et l'hydroélectrique, car on ferme des unités charbon relativement récentes. D'autre part, EDF a accumulé une dette de 152 milliards de francs en 1982, bien qu'une partie de ses pertes ait été prise en compte par le gouvernement en 1981. Comme de surcroît EDF est subventionnée par l'État, en définitive ce sont les contribuables qui paieront la note. Le programme français a été réduit, mais il est victime de son propre succès. «(...) Dans les années 90 la France produira certainement plus d'électricité nucléaire par personne qu'aucun autre pays, mais ce dernier effort d'expansion nucléaire est peut-être l'emballement avant l'arrêt
     Alvin s'intéresse ensuite à l'Angleterre: 8.500 MWe sont actuellement en fonctionnement, fournissant 13% de l'électricité du pays, mais il n'y en a que 5.500 en construction, la plupart près de leur achèvement. Quelles que soient les conclusions des auditions de Sizewell, la capacité de l'Angleterre à maintenir une industrie nucléaire viable semble douteuse.
     Quant aux autres pays européens, il est peu probable qu'ils développent énormément leur puissance installée.
     Dans les pays de l'Est, bien que largement indépendant des programmes occidentaux, le nucléaire suit une route remarquablement parallèle, ce qui est étonnant. Les informations sont évidemment difficiles à obtenir, mais le ralentissement du programme est certain, lié d'ailleurs à des problèmes techniques. L'énergie nucléaire occupe tout de même une large place (6% en URSS, 12% en RDA, 18% en Bulgarie), même si ces chiffres sont largement en-dessous des prévisions.
     Reste le Japon, Alvin rappelle que le programme japonais est très ambitieux (d'ici à l'an 2000 accroissement par un facteur 6 pour atteindre 50% d'électricité d'origine nucléaire). Le Japon étudie de nouveaux réacteurs à sel fondu et essaie de relancer le marché à l'exportation. Cependant une forte opposition se manifeste, d'une part, parce que les Japonais restent très méfiants vis-à-vis du nucléaire et d'autre part, parce que les séismes obligent à prendre des précautions particulières, ce qui grève les coûts.
     En ce qui concerne les pays en voie de développement, après avoir songé à un fort développement, ces pays ne représentent plus que 6% du total nucléaire mondial et seulement pour quelques pays (Corée, Taïwan, Pakistan, Afrique du Sud, Argentine).
     L'AIEA a fait des études qui montrent que les réseaux électriques du Tiers Monde ne sont pas assez importants pour supporter les grosses unités de 1.000 MWe. Les études sur les petits réacteurs sont en cours, mais les coûts élevés en bloquent le développement.
     «Substituer dans les importations une note nucléaire à une note fuel ne semble pas un gain à la plupart des dirigeants du Tiers Monde», conclut Alvin.
     Tous les pays ont progressivement stoppé leurs efforts (Inde, Corée, Pakistan, Taïwan, Iran, Irak, Egypte, Philippines, Argentine et Brésil). En 1990, ils auront environ 20.000 MWe de capacité installée, soit 1/7 des prévisions AIEA des années 70.
suite:
     De toute façon, ils ont des problèmes de paiement et en plus il n'est pas évident, comme l'explique Alvin, que l'énergie nucléaire soit une manière valable d'obtenir de l'énergie: elle crée peu d'emplois et elle crée une dépendance vis-à-vis des pays riches. Finalement, «l'auréole de modernisme de l'énergie nucléaire est remplacée par une image de pesanteur et de mauvaise gestion».
     Le Tiers Monde pourrait utiliser le nucléaire, mais d'une part, il peut difficilement en assumer le paiement et d'autre part, il se fait une prise de conscience que les réacteurs nucléaires sont des cibles de choix en cas de conflit.
     Alvin conclut par cette citation de l'O.C.D.E.: «Il y a quelques risques que l'énergie nucléaire ne soit pas viable commercialement dans un climat de marché incertain et variable».

Vers un test de marché
     Alvin part du fait que l'énergie nucléaire a perdu ses bases économiques. L'électricité nucléaire est quasiment partout plus chère que l'électricité charbon. A part la France et le Japon, qui peuvent l'utiliser pour diminuer leur consommation de fuel, les autres pays n'ont plus cette préoccupation (aux USA les importations de fuel ont baissé de 50% et le nucléaire a crû de 5%). Le charbon n'est d'ailleurs pas la panacée car il y a les émissions de CO2 et d'autres problèmes, telles les poussières. Mais la solution semble être les économies d'énergie ou plus exactement une meilleure utilisation de l'énergie.
     De par le monde, de nombreuses études sont menées.
     Il apparaît que l'on peut réduire les consommations par des politiques volontaristes d'économie d'énergie (en Angleterre, on pourrait réduire la consommation d'électricité de 48% en 2025 par rapport à la consommation prévue). Des estimations faites aux États-Unis ont montré que les économies d'énergie pouvaient diminuer la demande de 64.000 MWe, c'est-à-dire grossièrement la puissance installée en 1983 en réacteurs nucléaires.
     Par exemple une meilleure isolation des réfrigérateurs (du monde entier) rendrait inutiles 13 tranches de 1.000 MWe et le remplacement des lampes à filaments par des systèmes plus efficaces (qui existent) permettrait d'en arrêter 12 de plus
     De nombreux pays développent des programmes d'énergie alternative. Seuls la France et l'URSS, qui ont une planification économique centralisée, continuent à développer l'énergie nucléaire en la protégeant de la concurrence économique et des critiques. Lorsque l'énergie nucléaire se retrouve face aux lois du marché, elle s'écroule à la fois en raison des problèmes techniques et des pertes que subissent les sociétés de production d' électricité.
     Alvin écrit pour conclure: «(...) Les dirigeants nationaux continuent à être hypnotisés par les rêves placés dans l'industrie nucléaire et n'arrivent pas à être objectifs sur ses performances. En affaire, il existe un principe de base: on ne doit accepter des pertes que si des investissements plus prometteurs se dessinent. Il est temps de décider si les programmes nucléaires ont atteint ce point. Les pays ne peuvent continuer à accumuler des pertes et doivent faire des efforts plus productifs

p.7

     Pour compléter ce résumé du livre d'Alvin, citons Le Monde du 30 juin 1984: «La Cour des Comptes s'inquiète de la situation très préoccupante d'EDF».
     Voici les principales citations de la Cour des Comptes:
«(...) Même si son rétablissement est espéré en 1964, la situation financière de l’EDF, qui produit plus des neuf dixièmes de l'énergie électrique consommée en France, est, depuis 1981, très préoccupante.»
     «L'important programme électronucléaire engagé en 1974 a nécessité de lourds investissements dont le financement ne pouvait manquer de susciter des difficultés. Lors de son lancement, l'EDF et les pouvoirs publics estimaient toutefois que celles-ci commenceraient à s'atténuer à partir de 1960 grâce à l'augmentation de la consommation, qui devait permettre de tirer le meilleur parti des nouveaux équipements, et à un équilibre judicieux entre les sources de financement.
     Or, aucune de ces conditions ne s'est réalisée. La consommation d'électricité a pratiquement cessé de progresser en 1982, voire dès 1981, si on exclut les ventes à l'usine d’enrichissement de l'uranium Eurodif (244,4 milliards de KWh, soit +0,5%). Les dépenses d'investissement, qui atteignaient leur plus haut niveau, étaient alors financées de la façon la moins appropriée. Dans le même temps l'effectif du personnel était accru de 12%, à contre courant de l'évolution des ventes.
     Trois facteurs, dans un contexte de croissance ralentie, sont à l'origine des difficultés financières actuelles de l'EDF:
L'ampleur croissante des dépenses d'investissement et leur mode de financement qui ont conduit à un endettement excessif l'augmentation dés coûts d'exploitation - la baisse de productivité qui l'accompagne; enfin la politique tarifaire menée, qui n'a pas assuré l'équilibre des comptes et dont il serait souhaitable qu'elle s'inscrive à l'avenir dans une politique commerciale plus dynamique.(...)»
     A propos de 1'endettement d'EDF, Le Monde rapporte:
«Au cours des dix dernières années, l'EDF a engagé d’importantes dépenses d'investissement, notamment pour mettre en place les équipements électronucléaire qui ont contribué en 1983 à la moitié de la production d'électricité. Pour les financer, l'établissement a du largement recourir à l'emprunt.
     L'endettement est dès lors aujourd'hui son problème le plus grave. Les frais financiers nets qu'il supporte ont ainsi augmenté de 38% en 1980, de 52% en 1981, de 41% en 1982 atteignant alors 17,8 milliards de francs. Une nouvelle augmentation de près de 28% en 1983 les a portés à 22,4 milliards de francs, soit 22% du chiffre d'affaires.(…)»
«Le montant des sommes empruntées par l'EDF est passé de 17,3 milliards en 1979, à 23,3 milliards en 1980, 30,4 milliards en 1981, 31 milliards en 1982 et 32 milliards en 1983.(...)»
«L'EDF a ainsi collecté sur les marchés étrangers l’équivalent de l0 milliards de francs français en 1981, de 13,9 milliards en 1982 et de 13 milliards en 1983 (Soit respectivement 33%, 45% et 41% des emprunts contractés au cours de ces exercices). Ce recours massif à l'emprunt affecte à la fois le bilan, la trésorerie et l'exploitation. (...)»
     A propos des tarifs:
     «Bien que l'établissement ait souffert d'un certain retard dans la revalorisation de ses tarifs, le prix de l'électricité pour l'usage en haute et moyenne tension n'a cependant cessé d'augmenter plus que la hausse moyenne des prix, alors que c'est précisément dans ce secteur que la percée commerciale s'impose: certes, cela n'est pas la conséquence de l'évolution des coûts, mais la baisse des prix en francs constants espérée de la mise en oeuvre du programme électronucléaire a été ajournée.
     «Les prévisions à moyen terme de 1983 renvoient à 1987 le point de départ de cette baisse en francs constants tant attendue.(...)»
      «L'avantage du nucléaire décline, on effet, dès que s’abaissent les durées de fonctionnement des centrales: l'équivalence avec le charbon s'établirait pour des durées d'appel de 2.000 à 4.000 heures par an selon les hypothèses retenues pour l’évolution du prix du combustible. Or, les prévisions de consommation d'électricité, de l'ordre de 340 à 370 milliards de KWh en 1990, pour une capacité de plus de 400, font craindre un suréquipement de 15%. L'établissement considère qu'il en résulterait un surcoût de 2% pour une consommation de 340 milliards de KWh, ce qui conduirait à différer encore de deux à trois ans la baisse en monnaie constante du prix de l'électricité. On peut même craindre que cette estimation soit nettement insuffisante. Au demeurant, tout dépend, désormais, du dynamisme de la politique commerciale: découlant de la priorité donnée à la production nucléaire dans l'approvisionnement énergétique de la France, la pénétration de l'électricité pour des usages rentables dans de nouveaux domaines, notamment industriels, déjà bien engagée, demande à s'affirmer avec une vigueur accrue.(...)».
     Ce rapport de la Cour des Comptes illustre parfaitement l'étude de C. Alvin, «The Market Test».
     Dès que nous aurons le rapport intégral, nous verrons s'il y a d'autres passages «croustillants».
suite:
     Finalement, c'est agréable d'avoir raison - cela ne fait guère que 60 numéros de la Gazette Nucléaire que nous l'écrivons - mais à quoi servira ce rapport, car jusqu'à présent rien n'a infléchi la course d'EDF? Les nucléocrates sont toujours, apparemment, restés imperturbables et même aujourd'hui face à un endettement de 200 milliards de francs. A côté d'EDF, Creusot-Loire semble une firme florissante, et pourtant elle dépose son bilan.
     A quand le dépôt de bilan d'EDF???

     Extraits de Libération, 29.06.84:

Rapport de la Cour des Comptes:
EDF, des hommes au service d'un gouffre

«(...) Dérive du déficit: Après avoir été bénéficiaire de 1977 à 1980, les résultats d'EDF se sont "fortement dégradés". Le déficit d'exploitation a atteint 4,4 milliards de francs en 1981, 7,9 milliards en 1982 et est estimé à 5,7 milliards en 1983.
     Dérive des dépenses d'investissements: De 30,1 milliards de francs en 1980, les investissements d'EDF sont passés à 33 milliards on 1981, à 39 milliards on 1982 et 42,1 milliards en 1983. Le programme nucléaire a bien entendu absorbé 60% de ces sommes (...)
     Dérive de l'endettement: A partir de 1979, les investissements d'EDF ont été financés essentiellement au moyen d'emprunts sur les marchés financiers étrangers. Au 31 décembre 1973 la dette d'EDF était de 31 milliards presque entièrement en francs. Elle se montait à 189 milliards en 1983 dont 44% en devises étrangères. L'endettement est dès lors aujourd'hui le problème le plus grave d'EDF.(...)»
     Deuxième extrait qui ne laisse planer aucun doute, comme le souligne Libération:
     «(...) dès qu'EDF est sur la sellette l'adverbe "trop" est de rigueur.(...)»
     Le rapport de la Cour des Comptes vient heureusement étayer la thèse de publicité mensongère dont l'avait accusée l'UFC. Espérons que le procès en appel tiendra compte de ce rapport et ne condamnera pas l'UFC à une amende comme lors du premier jugement.

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     Extrait d'Enerpresse, lundi 2 juillet 1984:

«La Cour des comptes passe au crible la gestion de l'EDF
La situation financière de Electricité de France est "très préoccupante". C'est ce que souligne dans la version 1984 de son rapport au président de la République la Cour des comptes. Dans cette analyse qui porte d'ailleurs essentiellement sur les années 1981 et 1982, la cour estime que trois facteurs, dans un contexte de croissance ralentie, sont à l'origine des difficultés de l'établissement.
     Le rapport mentionne ainsi: "l'ampleur croissante des dépenses d'investissement et leur mode de financement, qui ont conduit à un endettement excessif; l'augmentation des coûts d'exploitation et la baisse de productivité qui l'accompagne; enfin la politique tarifaire menée, qui n'a pas assuré l'équilibre des comptes et dont il serait souhaitable qu'elle s'inscrive à l'avenir dans une politique commerciale plus dynamique".
     Le problème "le plus grave" est assurément celui de l'endettement. La solution de ce problème, "trop tardivement posé", nécessite des "renforcements qui prolongeront les charges de remboursement et d'intérêts sur de longues périodes". D'ores et déjà, fait valoir le rapport, le service de la dette absorbe une "part croissante" des fonds procurés par l'emprunt: 62,5 % en 1982.
     On peut donc craindre que les ressources de l'établissement "soient bientôt affectées plus au remboursement des emprunts qu'au financement des investissements". C'est ce qu'estime le rapport qui souligne que le non-respect par l'État de l'engagement d'avril 1974 relatif à la prise en charge par les pouvoirs publics des pertes de change aura coûté à l'EDF 2,7 milliards au 31 décembre 1983.
     Répondant aux remarques de la cour, le ministre de l'industrie a rappelé que les années 1981 et 1982 avaient été "particulièrement difficiles" pour l'EDF. En revanche, l'année 1983 a marqué un "net infléchissement de ces tendances et constitué une première étape vers le retour à l'équilibre financier de l'établissement". L'évolution favorable constatée en 1983 devrait "s'accentuer" en 1984: la consommation a progressé en valeur brute de 7,4% durant les cinq premiers mois. En alliant "rigueur de gestion et politique commerciale active", l'EDF devrait pouvoir redresser "progressivement" une situation financière devenue "délicate" en 1981 et 1982. Le retour à l'équilibre du compte d'exploitation est attendu pour cette année; le taux d'autofinancement devrait approcher 50%.»
     Nous avons tenu à publier l'extrait d'Enerpresse sur le dossier de la Cour des Comptes. En effet, il faut constater qu'Enerpresse est d'une discrétion rare sur ce dossier. D'ordinaire les commentaires sont plus étoffés: sur les accords sur les surgénérateurs de janvier et février, nous avons eu non seulement plusieurs articles, mais un extrait des accords. La mise en valeur a été tout à fait bien faite. Par contre, comme il s'agit cette fois d'une critique, on ne nous informe pas.
     Nous verrons bien la suite: gageons que si le redressement financier annoncé par Auroux se produit, Enerpresse nous en parlera longuement, mais s'il ne se fait pas, ce sera la Gazette Nucléaire qui vous le dira.
p.8

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