La G@zette Nucléaire sur le Net! 
N°46/46
ELEMENTS POUR UN VRAI DEBAT SUR L'ENERGIE
 

1. COUTS ET COMPETITIVITE DE L'ELECTRICITE NUCLEAIRE



INTRODUCTION

     En 1974, consécutivement au premier choc pétrolier et dans un souci affirmé d'indépendance énergétique, le gouvernement français décidait l'accélération du programme électronucléaire. En effet, les prévisions de consommation d'électricité, fondées sur une double hypothèse de forte pénétration de l'électricité en substitution du pétrole et de tendance à la baisse du prix du KWh nucléaire, permettaient d'envisager une très forte croissance de la demande d'électricité. Sans doute est-il difficile d'estimer la production d'électricité qui pourra effectivement être assurée par les réacteurs nucléaires lorsque les programmes engagés auront été achevés... Mais selon les évaluations réalisées dans le cadre de l'élaboration du 8ème plan, en 1990, 73% du courant électrique devrait être d'origine nucléaire au lieu de 21% en 1980; dans le même temps, il est prévu que la consommation totale d'électricité augmente de 75%, alors que la demande totale d'énergie évaluée en millions de tonnes-équivalent-pétrole (MTEP) devrait croître de 25,5%. Une telle croissance de la production d'électricité implique que la puissance installée des centrales nucléaires soit en 1990 de 66.000 Mégawatts (millions de kW), soit une puissance équivalente à celles réunies des parcs japonais, allemand et britannique. C'est dire l'ampleur d'une telle politique qui nécessite la construction chaque année de 6 tranches de 1.300 Mégawatts, au coût unitaire compris entre 4 et 5 milliards de francs: en 1987, 45 réacteurs devraient être en construction ou achevés
     Aucun programme d'investissement n'a dans l'histoire de la France mobilisé autant de capitaux que ce soit en valeur absolue ou relative... Par ses effets structurants, son impact macro-économique, mais aussi sans doute ses coûts sociaux, le programme nucléaire français a et aura des incidences considérables; de ce point de vue, seule peut-être - et toutes proportions gardées - la révolution ferroviaire du Second Empire peut lui être comparée.
     Trois arguments - l'indépendance, la compétitivité et les besoins en énergie - justifient aux yeux de ses promoteurs l'adoption d'un tel programme:

suite:
     - A priori, l'argument de l'indépendance énergétique ne semble guère prêter à discussion: une centrale nucléaire fournit une électricité moins coûteuse en devises; encore faut-il souligner qu'on ne prête généralement pas suffisamment d'attention à la dépendance financière qui se substitue à la dépendance pétrolière, en raison des emprunts réalisés sur le marché américain des capitaux pour fmancer la réalisation du programme.
     - L'argument de la compétitivité se fonde sur le calcul du coût moyen actualisé du kWh nucléo-électrique qui, tel qu'il est réalisé, débouche sur des résultats particulièrement favorables par rapport aux autres formes de production d'énergie, conduisant le Commissariat à l'énergie atomique à affirmer[1]: «Le programme électronucléaire constitue la base du programme d'équipement électrique du pays, il se justifie à la fois par les coûts de production plus faibles qu'il présente pour un fonctionnement en base et par les économies de combustibles fossibles qu'il permet».
     Pourtant, force est d'observer qu'en raison de méthodes et/ou de paramètres entachés d'incertitudes, de l'ignorance des coûts sociaux, de la non-comparaison également avec des solutions énergétiques autres que le recours à l'électricité, la compétitivité du nucléaire est moins évidente qu'il n'y paraît a priori au seul vu des résultats. C'est du moins l'une des conclusions principales auxquelles conduit cette étude.
     Il faut également constater un décalage permanent entre les évaluations des coûts du nucléaire, présentées comme des données objectives et intangibles, et le coût réel pour la collectivité; la conséquence en est une dérive des prix estimés et des révisions continuelles des estimations, du fait, en particulier, d'une prise en compte progressive mais très incomplète des coûts sociaux.
     Dès lors, on peut se demander si le calcul économique effectué est aussi rigoureux que le laisserait supposer son apparente complexité.
1. Cf. «Conséquences Industrielles de développement de l'électricité d'origine nucléaire», Suppl. Inter-Info, n°95, CEA, 1981.
 
p.3

Structure de la production d'électricité prévue par EDF
et reprise dans les objectifs gouvernementaux (2 avril 1980)
(en Terawatts - milliards de kWh)

  1980 1990 Variation en %
80-90
 Terawatts % Terawatts %
Hydraulique  61  23,8  64  14,2     + 4,9
Nucléaire  54  21 330  73,3  + 511,1
Charbon  61  23,8  30   6,6     - 50,8 
Fuel  61  23,8  11    2,5    - 81,9
Tiers  13  5,0  15  3,4     + 15,3
Import et divers  6  2,3  -   -   - 100,0
TOTAL  256  100,0 450 100,0    + 75,7


     - Le troisième argument est celui du caractère inéluctable de la croissance des besoins en énergie; il est fondé sur la croyance en l'impossibilité de dissocier véritablement la croissance économique de la croissance énergétique et sur l'hypothèse d'une totale autonomie de la demande d'énergie par rapport à l'offre. Les prévisions officielles de consommation d'énergie[2] ont été établies en prenant comme hypothèse une croissance économique de 3,5% par an (taux de croissance moyen du PIB). Elles aboutissent à une consommation totale d'énergie primaire de 242 millions de tonnes-équivalent-pétrole contre 193,5 réellement réalisée en 1979. Dans le cadre de ces prévisions, le nucléaire prend une place déterminante au détriment du pétrole et du charbon, comme le montre le tableau ci-dessous.
     En outre, pour que l'objectif de 400 MTEP soit effectivement atteint tout en respectant un sentier de croissance de 3,5% par an, il faudrait que l'élasticité de la demande d'énergie[3] passe de 0,9 à 0,7 environ; ceci signifie que les économies d'énergie ne sont pas totalement absentes des perspectives officielles: elles permettraient de pallier les déficiences du système de production.
     Il n'en reste pas moins que l'orientation du programme national est celle d'une croissance importante de la consommation d'énergie, à laquelle seule, selon les pouvoirs publics, une production d'électricité d'origine nucléaire peut faire face dans des conditions de coût et d'indépendance satisfaisantes. Pourtant, nombreux sont les auteurs qui estiment que l'évolution de la consommation d'énergie à l'horizon 1990 est surestimée, et les solutions alternatives à l'option nucléaire évaluées de façon pessimiste ou purement négligées. Nombreuses également sont les études - en particulier celles préparatoires au 8ème plan - qui montrent que le potentiel d'économies d'énergie excède largement les perspectives officielles, et que la possibilité de dissocier croissance énergétique et croissance économique est réelle... L'électricité ne pouvant se stocker, parce qu'on aurait surévalué les besoins, le paradoxe serait grand de devoir finalement soit imposer la consommation d'électricité dans ses usages les moins rentables pour absorber une surproduction, soit limiter la production par arrêt complet de quelques tranches nucléaires, dont la production est très peu modulable. Le paradoxe serait d'autant plus grand que l'on aurait négligé d'importantes et rentables économies d'énergie.
     L'approche critique des justifications socio-économiques du programme électro-nucléaire sera menée en deux temps, afin d'ébaucher un bilan à la fois économique et social dudit programme[4].

     Dans une première partie, nous examinerons les données et les méthodes et les incertitudes qui s'y attachent - utilisées pour définir les options énergétiques et en particulier la prépondérance de l'électro-nucléaire. Parmi les critiques que suscitent ces paramètres et méthodes, la non-prise en compte, dans le cadre de la prévision des besoins, de certaines solutions énergétiques occupe une place essentielle...
     La deuxième partie présentera donc de façon beaucoup plus brève et non détaillée, les principaux avantages - en particulier d'ordre macro-économique - que recèlerait une politique volontariste d'économies d'énergie relativement à l'option nucléaire. En tout état de cause, cette deuxième partie ne peut être considérée que comme le prélude à des études ultérieures et plus approfondies[5].

1. Les incertitudes relatives à l'évaluation des coûts directs de production d'énergie nucléo-électrique

     La commission «Energie et matières premières» du Commissariat Général au Plan relève, dans son rapport préparatoire au 8ème Plan que «la poursuite récente de la dérive des coûts (du kWh nucléaire) et des délais est préoccupante...» et la commission de noter qu'une telle situation appelle «des mesures pour une meilleure maîtrise des coûts et des délais sans lesquelles le programme nucléaire ne pourrait se développer»[6]: entre 1972 et 1981, le coût du kWh électro-nucléaire a été, d'après les estimations officielles, multiplié par quatre[7]. En soi, cette constatation n'est pas totalement surprenante: dans une technologie récente et en plein développement une maîtrise parfaite des coûts relèverait de la gageure, alors que dans le cas des filières classiques, pour lesquelles on dispose d'une longue expérience industrielle, les paramètres sont parfaitement connus.


2. Objectif du gouvernement défini le 2 avril 1980.
3. L'élasticité de la demande d'énergie est le rapport des variations relatives de la consommation d'énergie et du PIB.
4. Ce bilan demanderait à être complété d'un bilan énergétique dont la réalisation dépasserait cependant largement le cadre de cet article.
5. Signalons en particulier le projet pluridisciplinaire d'étude des choix énergétiques  régionaux, actuellement présenté à l'Université de Poitiers par le groupe Energie de l'Etablissement Public Régional «Poitou-Charentes» pour financement.
6. Cf. CGP. Rapport de la Commission Energie et Matières premières. La Documentation Française. Paris 1980 - 226 p; citations p. 71.
7. Coût du kWh nucléo-électrique au 1.1.72: 3,84 c.; au 1.4.81: 15,69 c.
p.4

Bilans en énergies primaires 1979-1990
objectifs du gouvernement pour 1990 (avril 1980)

Année 1979 1990
Sources énergétiques MTEP % Hypothèse A Hypothèse B
MTEP % MTEP %
Charbon   34,5    18,0   33  14,0  28   11,5
Pétrole 108,5    56,0   68  28,0  80   33,0
Gaz   23,0    12,0   42  17,0  37   15,5
Energies nouvelles    3,0     1,5   12    5,0  10    4,0
Hydraulique   16,0     8,0   14    6,0  14    6,0
Nucléaire    8,5     4,5   73   30,0  73  30,0
TOTAL 193,5 100,0 242 110,0 242 100,0
NB - dans l'hypothèse A, les énergies nouvelles, le gaz et le charbon progressent plus vite que dans l'hypothèse B
Source: Rapport de la Commission Energie et Matières Premières du Commissariat Général du Plan - Préparation du 8ème Plan. La Documentation Française 1981.


     Dès lors, une question se pose: peut-on réellement justifier des choix énergétiques sur un simple critère de compétitivité, alors que les résultats du calcul économique sont en perpétuel décalage avec les coûts réels, ce qui entraîne d'ailleurs des réévaluations continuelles? La question est d'autant plus importante que l'estimation des coûts est réalisée à partir de méthodes présentant de nombreuses imperfections. C'est pourquoi il est nécessaire d'examiner en premier lieu les problèmes méthodologiques sous-jacents à l'évaluation du coût du kWh, tant en ce qui concerne la procédure d'actualisation que la prise en compte des coûts sociaux. Les problèmes méthodologiques posés, il sera alors possible de souligner le degré d'incertitude qui découle de la façon dont certains paramètres sont - ou ne sont pas - intégrés dans le calcul.
     Cependant, avant d'examiner ces deux points, il nous faut rappeler les principales données et présenter les éléments du coût du kWh électronucléaire.

1.1. Le coût du kWh nucléaire.
Comparaison avec les autres formes de production d'énergie électrique (fuel et charbon)

     La politique énergétique de la France a été jusqu'à présent définie et justifiée à partir des calculs réalisés par la commission pour la production d'électricité d'origine nucléaire (PEON)[8]. Selon les estimations les plus récentes, le coût moyen du kWh produit en base dans une centrale nucléaire de type classique PWR, à mettre en service en 1990, est estimé à 16 centimes environ au 1er avril 1981. Par comparaison, le coût du kWh produit à partir d'une centrale fonctionnant au charbon s'élève à 28 centimes; celui d'une centrale au fuel à 55 centimes[9]. Le tableau 1 nous donne la décomposition de ces coûts en trois composantes: investissement, exploitation, combustibles. Le tableau 2 retrace l'évolution de ces coûts depuis 1970.

p.5
8. La commission PEON est composée de représentants d'EDF, du CEA, de l'Administration (des finances en particulier) et des groupes industriels ayant une activité dans le domaine de l'équipement nucléaire.
9. Selon les données fournles par le bulletin Inter-Info du CEA, n°95 du ler mai 1981.

Tableau 1
Estimation des coûts du kW, charbon et fuel
pour une centrale entrant en service en 1990
Coût du kWh nucéaire, charbon et fuel
si le prix des combustibles est constant si le prix des combustibles est conforme au scénarion gris du 8ème plan[10]
Type de centrale Fuel Charbon Nucléaire
(2x1.300MW)
Fuel Charbon Nucléaire
Coût d'investissement  5,63  6,54  8,48  5,63  6,54  8,48
Charges d'exploitation  2,77  3,07  3,04  2,77  3,07  3,04
Combustible 25,15 11,30  4,08 43,43 15,0  4,17
Majoration pour désulfuration  2,72  2,84 -  3,52  2,84 -
COUT TOTAL 36,27 23,75 15,60 55,35 27,45 15,69
Tableau 2
Dérive du coût du kWh nucléaire (en c/kWh) depuis 1970
Années
1970
1974
1977
1981
Coûts
C/kWh
%
C/kWh
%
C/kWh
%
C/kWh
%
Investissements
2,16
 56,5
2,58
  52,9
5,0
 51,5
 8,48
 54,0
Exploitation
0,72
 18,9
1,00
 20,5
2,0
 20,6
 3,04
19,4
Combustibles
0,94
 24,6
1,29
 26,4
2,7
 27,8
 4,17
26,6
TOTAL
3,82
100,0
4,87
100,0
9,7
100,0
15,69
100,0
Source: Supplément Inter-Info n°95 - Commissariat de l'Energie nucléaire

     Pour la commission PEON, la compétitivité du nucléaire semble donc a priori défniitivement établie, en raison même des tensions - très vives - sur le marché du fuel et - moindres - sur celui du charbon. Qui plus est, cette compétitivité semble s'améliorer puisque le rapport du coût du kWh nucléaire au coût du kWh fuel est tombé de 0,98 en 1972 à 0,28 en 1981. Ce même ratio est passé de 0,65 en 1979 à 0,57 en 1981 si l'on compare le nucléaire au charbon[10].
     Cependant, ces résultats reposent sur de nombreuses hypothèses: il ne s'agit pas de coûts réels, mais de coûts moyens actualisés, correspondant à la production d'une centrale dite «de référence»: l'équipement de référence n'est, ni la dernière centrale commandée, ni une centrale-type déjà en fonctionnement, mais présente les caractéristiques d'un ouvrage fictif dont le coût correspondrait à la moyenne des ouvrages à mettre en service sur une période à venir donnée. Le coût du kWh thermique classique ou nucléaire est par conséquent un «coût de développement» selon la terminologie d'EDF ou encore un coût moyen anticipé.
     Cette méthode est-elle pertinente? Le commission PEON avait ainsi estimé un coût de construction, hors frais de maître d'oeuvre et hors intérêts intercalaires de 885 F/kW (francs 1972) installé pour une centrale en cours de réalisation et devant démarrer en 1977. C'était le cas de Fessenheim 1 et 2 et Bugey 2 et 3. Fessenheim 1 et 2 ont été couplées au réseau en avril et octobre 1977. Or, leur coût réel a été évalué au 1.1.1977, par EDF à 3.255 F/kW installé, soit environ 2.250 F fin 1972. L'erreur de prévision a donc été de 150% en ce qui concerne l'investissement. Il en est de même pour Bugey 2 et 3[11],
     Serait-ce à dire que tout pronostic s'avère impossible en matière de coût, auquel cas l'argument de la compétitivité du nucléaire devrait être sinon réfuté, du moins ignoré? On ne peut aller jusque-là; tout prévisionniste, et cela est totalement légitime, revendique le droit à l'erreur; et le seul constat d'une erreur ne peut à lui seul servir à infirmer la conclusion tirée d'un résultat. En tout état de cause, une prévision ne peut - et ne doit - jamais être considérée comme une photographie de l'avenir. Elle n'est que le produit logique d'un faisceau d'hypothèses relatives aux tendances qui vont affecter le phénomène étudié. Le démarche est parfaitement acceptable dès lors que le résultat est utilisé comme un élément d'appréciation parmi d'autres et n'est pas présenté comme une vérité scientifique ultime, parée d'une totale objectivité.
suite:
     Finalement, ce n'est pas tant sur la qualité des résultats passés que sur le choix des hypothèses, et plus largement la procédure de calcul retenue, que l'on doit s'interroger pour apprécier le degré de signification des résultats les plus récents qui, soulignons-le encore, établissent des conditions futures de compétitivité très favorables à l'option nucléaire.

1.2. Les incertitudes liées aux problèmes méthodologiques d'estimation du coût du kWh électronucléaire

     L'objet de ce paragraphe est de montrer que la compétitivité du nucléaire est moins évidente qu'il n'y parait au premier abord, tant l'estimation du coût du kWh est entachée d'incertitude. Le jugement ainsi porté se fonde sur l'examen des hypothèses et de la méthode présidant au calcul, hypothèses et méthodes dont on peut par ailleurs regretter qu'elles soient élaborées seulement par une commission - PEON - dont les membres sont totalement parties prenantes du programme.
     Parmi les hypothèses qui prêtent le plus à la discussion, nous distinguerons celles relatives à la définition théorique de la centrale de référence et celles qui découlent directement de la procédure d'actualisation.
 


10. Hausse du prix du fuel:
1981-1985 : + 6,0% par an
1985-1990 : + 6,0 % par an
1990-2000 : stabilité
Hausse du prix du charbon:
1981-1985 : +1,0% par an
1985-1990 : + 3,0 % par an
1990-2000 : + 1,0 % par an

11. Cf. F. BOLLON: «Le prix du combustible nucléaire», revue Economie et Humanisme n°253 mai-juin 1980. Précisons en outre que la Commission PEON dans son rapport de 1973 prévoyait une baisse de 3% par an du coût de construction des centrales nucléaires!!

p.6

Tableau 2bis
Caractéristiques des équipements de référence

Centrale Nucléaire (PWR) Thermique
Charbon Fuel
Date de mise service 1990 ? ?
Puissance installée 2 x 1.300 MW 2 x 700MW 2 x 700MW
Situation rivière rivière rivière
Mode de réfrigération circuit fermé circuit fermé circuit fermé
Combustible uranium enrichi charbon désulfurisé fuel lourd
Durée de vie 20 ans 30 ans 30 ans
Facteur de charge 75% à partir de la 4ème année 65% avant la 9ème année décroissance ensuite 65% avant la 9ème année décroissance ensuite


1.2.1. Examen des hypothèses relatives à la définition de la centrale de référence

     Le tableau 2bis présente les principales caractéristiques des équipements de référence. La filière de l'équipement nucléaire est celle de l'uranium enrichi-eau légère puisque, de puis 1975, le choix s'est porté exclusivement sur les PWR (réacteur à eau pressurisée).
     Les diverses caractéristiques retenues dans la définition de l'équipement de référence ont, bien entendu, des répercussions importantes sur l'évaluation du coût global du kWh, qu'il convient de préciser. Elles conduisent à de nombreuses incertitudes concernant entre autres:
     - le coût d'aménagement des sites,
     - la durée d'utilisation des équipements,
     - la capacité de la centrale,
     - son devenir après son arrêt.
Nous proposons d'examiner plus en détail ces différents points.
     a) Le coût d'aménagement des sites
     Les variations inhérentes au coût d'aménagement des sites rendent très délicate la définition d'un coût moyen et il y a là un facteur d'incertitude important, particulièrement en ce qui concerne les implantations de centrales nucléaires. Les surcoûts d'aménagement constatés dans la réalité par rapport au coût moyen de l'équipement de référence, tendent à être de plus en plus importants, dans la mesure où le programme nucléaire français a utilisé en priorité les sites les plus favorables les augmentations les plus importantes portent sur les équipements de réfrigération et de raccordement au réseau haute tension[12].
     b) La durée d'utilisation
     L'un des points principaux de controverse relatif à l'estimation du coût du kWh porte sur les hypothèses ayant trait aussi bien à la durée de vie des centrales qu'à leur coefficient d'utilisation annuelle ou «facteur de charge».
En l'absence d'expérience suffisamment longue, la durée de vie des centrales PWR est estimée à 20 ans, en France l'hypothèse paraît assez prudente dans la mesure où aux USA et en Grande-Bretagne on retient une hypothèse de 30 ans. L'utilisation effective des centrales nucléaires est censée correspondre à leur durée de vie: autrement dit, la période d'amortissement prise en compte dans les calculs est également de 20 ans. Il n'en va pas de même pour les centrales classiques. Alors que l'on sait que leur durée de vie est plus longue (de l'ordre de 30 années), on estime dans le calcul du coût du kWh qu'elles ne pourront fonctionner, en utilisation maximale, que pendant 9 ans, pour se stabiliser à un niveau d'utilisation très bas les années suivantes: il y a là un artifice de méthode qui revient à préjuger des résultats des calculs puisque l'on réduit la durée d'utilisation effective par rapport à l'utilisation maximale possible des centrales classiques en raison du niveau élevé de leurs coûts variables.
     Une telle méthode favorise nécessairement l'option nucléaire. Sans doute serait-il plus légitime d'effectuer les calculs en considérant l'utilisation maximale des équipements, puisqu'il ne s'agit pas de gérer un parc d'installations déjà créées mais de choisir des équipements nouveaux.
     En second lieu, les facteurs de charge annuelle retenus prêtent à discussion: la centrale nucléaire de référence est censée fonctionner avec un coefficient cumulé de 75% - soit environ 6.600 heures par an - à partir de la quatrième année. On dira alors qu'elle «fonctionne en base». Ce régime d'utilisation tient compte d'arrêts annuels dus à des travaux correspondant à 10% du temps total et à 15% imputables à des incidents de fonctionnement. Selon L. Thiriet[13] cette hypothèse était vérifiée au 1er janvier 1976 sur l'ensemble des centrales PWR en fonctionnement dans le monde. On remarquera cependant qu'à la date mentionnée peu de centrales PWR et aucune de 1.300 MW étaient en service. En tout état de cause, on ne peut se prévaloir d'une quelconque expérience pour justifier l'hypothèse retenue. D'autre part, les pannes, les fuites dues à une corrosion plus rapide que prévue ou encore d'autres incidents semblent se multiplier en France ces dernières années; ce qui, à terme, devrait conduire à reconsidérer le choix d'un coefficient de 75%[14].

suite:
     Mais surtout le manque de souplesse d'utilisation des centrales PWR conduit EDF à rechercher la mise au point de système de téléréglage. Ce système, destiné à adapter la production à la demande pourrait être étendu à l'ensemble des centrales françaises fin 1982/début 1983[15]. La conséquence en est que les centrales fonctionneront certaines périodes (nuit, été...) à un rythme inférieur à celui que suppose l'hypothèse d'un fonctionnement en base. Dès lors, l'adoption d'un tel système qu'impose le cycle de la demande ne peut qu'entraîner une hausse du coût estimé du kWh, puisqu'il est destiné à réduire la production annuelle par un coût de construction supérieur à celui pris en compte par les calculs.
     Précisons en outre que:
     - Nombre d'estimations réalisées aux Etats-Unis, y compris celles du constructeur des centrales Westinghouse, considèrent que le facteur de charge d'une centrale nucléaire est en réalité compris entre 50 et 60%, en raison, en particulier, du vieillissement accéléré de l'îlot nucléaire et des arrêts qu'il entraîne au-delà de 6 ou 7 ans[16].
     Il est clair qu'une surévaluation du facteur de charge favorise de façon non négligeable la compétitivité des investissements nucléaires; surtout si parallèlement les facteurs de charge moyens retenus pour le thermique classique sont faiblement évalués (65%), car correspondant aux durées d'utilisation effectives de centrales ne fonctionnant qu'en appoint. Or, le thermique classique est une technique suffisamment éprouvée pour que l'on puisse considérer comme plausible un facteur de charge de 70 à 80%.
12. Selon EDF en 1977, les coûts de réfrigération selon les caract,ristiques du site pouvaient varier entre 300 et 1300 millions de francs; le raccordement au réseau entre 5 et 500 mIllions de francs.
     - Dans le rapport «Nuclear power issues and choices» de 1977, le groupe de travail sur le nucléaire Installé par le Président Carter a relevé des surcoûts considérables dus à d'éventuelles caractéristiques de sites, tenant aussi bien aux équipements proprement dits qu'aux équipements de protection de la centrale (contre les séismes, les inondations ou encore les chutes d'avion).
     - On peut aussi à titre d'exemples, citer le cas du site de Civaux sur les bords de la Vienne, qui impliquera des travaux particuliers en
raison des calcaires karstifiés qui constituent le sous-sol, ainsi que
peut-être la construction de barrages en amont de la centrale pour régulariser le débit de la rivière pendant les périodes d'étiage trop bas.
13. L. THIRIET: L'énergie nucléaire: quelles politiques pour quel avenir? Ed. Dunod, Paris 2e, 1976-253 p.
14. Ainsi la centrale de St-Laurent-les-Eaux (B) est-elle en panne depuis plus d'un an et on ne sait pas encore combien de temps exigeront les réparations des fuites de Fessenheim.
15. On sait que la production d'une centrale PWR est non modulable et donc continue, jour et nuit. Cela ne présente pas d'inconvénient tant que le parc de centrales nucléaires est réduit, car les centrales hydroélectriques, très souples d'utllisation, permettent en permanence d'ajuster la production à la demande. Par contre, lorsque l'essentiel de l'électricité produite sera d'origine nucléaire, les problèmes d'ajustement seront considérables en période de basse demande, l'électricité ne se stockant pas. C'est pourquoi EDF mène actuellement à Fessenhelm une expérience de téléréglage destinée à modifier le régime des centrales selon les heures, en réduisant aux heures creuses la puissance nominale des réacteurs de 10%. Le coût de ce système très complexe n'est pas pris en compte aujourd'hui dans le coût d'investissement, dans la mesure où la généralisation à l'ensemble du parc n'interviendra que dans deux ou trois ans.
     D'autre part, en raison des contraintes imposées aux matériaux par ces modulations de puissance, beaucoup de spécialistes craignent les risques de ruptures de gaines des éléments combustibles, donc des fuites de radioactivité.
16. Cf. à ce sujet D. FINON, «Evolutîon comparée de la compétitivité de la production d'électricité d'origine nucléaire aux Etats-Unis et en France.» Revue d'Economie Industrielle n°2 et 3, 1977/1978. Nombre des indications relatives à cette question du facteur de charge sont tirées de cette remarquable étude.
p.7


     Au total, il apparaît que les durées d'utilisation retenues pour le calcul des coûts de kWh nucléaire sont évaluées à partir d'une méthode peu rigoureuse et criticable: le fonctionnement des centrales nucléaires est défini par rapport à leur utilisation maximale (d'ailleurs surévaluée, mais ce n'est pas le même problème) tandis que celui des centrales thermiques classiques est déterminé par rapport à une utilisation effective. Cette façon de procéder revient à retenir des hypothèses hautement restrictives sur la durée annuelle de fonctionnement des centrales classiques au-delà de leur neuvième année, alors que les PWR fonctionneraient au maximum de leurs possibilités pendant toute leur durée de vie.
     La méthode est d'autant plus criticable que diverses techniques plus rigoureuses sont connues, qui permettent de comparer les coûts des équipements dont la durée de vie et le service rendu sont différents[17].
     Cette question n'est peut-être pas absolument déterminante en ce qui concerne la comparaison des coûts et l'estimation des rapports de compétitivité... mais il y a sans nul doute un facteur de sous-estimation du coût du nucléaire qui se cumule à bien d'autres.

     c) La capacité de la centrale
     Les hypothèses concernant le palier de puissance des équipements sont évidemment moins hasardeuses. La centrale nucléaire de référence comporte deux réacteurs de 1.300 Mégawatts de puissance chacun, alors que la puissance des centrales thermiques retenue dans les calculs est de deux fois 700 Mégawatts (ce sont les plus grosses centrales construites en France)[18].
     On ne sait trop s'il serait possible de réaliser des économies d'échelle en construisant des centrales classiques de plus grande taille (aux USA la centrale au charbon de référence a une puissance installée de 1.000 MW); en ce qui concerne le nucléaire, l'expérience (récente) montre que l'on s'oriente de plus en plus vers des réalisations de 4 tranches sur un même site, ce qui laisse espérer des économies d'échelle, en particulier en ce qui concerne l'aménagement des sites une baisse du prix moyen du kW installé de l'ordre de 5% semble aussi envisageable. Mais à l'inverse, une concentration des installations sur un même site peut entraîner des modifications, en particulier des ouvrages de réfrigération, réduisant les gains escomptés.

     d) Le devenir de la centrale après son arrêt
     C'est sans doute là que pèsent des facteurs majeurs d'incertitude sur le nucléaire et ses coûts, car on ne sait toujours pas quel peut être le devenir d'une centrale nucléaire après son utilisation!
     Entre le déclassement, c'est-à-dire la fermeture de la centrale nucléaire après déchargement du combustible, et le démantèlement complet, il existe en réalité toute une gamme de solations[19]. Dans l'absolu, le démantèlement apparaît comme le plus souhaitable, même si la doctrine ne paraît pas définitivement fixée. Compte tenu d'une période nécessaire de désactivation de la centrale, le démantèlement ne peut guère intervenir que 30 ans après le démarrage de la centrale. Sans doute le coût du démantèlement, en l'absence d'expérience en la matière, est-il très difficilement chiffrable. EDF retient une estimation de l'ordre de 10% de l'investissement initial, 10% qui ne représentent plus que 0,5% après actualisation[20]. Mais selon d'autres études récentes - notamment les travaux de l'Institut Economique et Juridique de l'Energie de Grenoble - le coût de démantèlement d'une centrale avec restauration du site pourrait s'avérer égal à son coût de construction, en francs constants mais avant actualisation.

suite:
     En définitive, les problèmes évoqués montrent que si le principe de la définition d'un équipement de référence n'est pas contestable en soi, les hypothèses qui président à la détermination des caractéristiques de cet équipement sont discutables, dès lors qu'elles conduisent à la sous-estimation de certains paramètres, comme cela est le cas pour l'option nucléaire. Cela étant, le problème méthodologique majeur posé par l'estimation des coûts des solutions énergétiques, reste celui de l'actualisation.

1.2.2. Les problèmes méthodologiques inhérents au calcul d'actualisation
     La procédure de calcul utilisée en France fait appel à la technique d'amortissement financier déterminé à l'aide du taux d'actualisation défini par le plan pour la sélection des investissements publics. Là encore, ce n'est pas tant le principe que son application qui prête à discussion... mais avant d'aborder les problèmes spécifiques relatifs à l'estimation des coûts énergétiques, sans doute est-il nécessaire de rappeler ce qu'est d'une manière générale le calcul actualisé, et la façon dont il est employé dans un système de planification indicative afin de sélectionner les investissements publics et de permettre en théorie la meilleure allocation des ressources collectives.

1.2.2.1. Investissements publics et actualisation dans un système de planification indicative - rappels.
     Toute société organisée opère, explicitement ou impli¬citement, de façon institutionnelle ou non, un certain arbi¬trage entre le présent et le futur, entre sa consommation pré¬sente ou à venir. Dès lors qu'on ne se trouve pas en «société d'abondance», il est nécessaire de soustraire à la consom¬mation immédiate une part de la production nationale en vue de l'investissement... Il y a là une exigence qui n'est autre que celle de la reproduction sociale.
     Concrètement, cet arbitrage découle du poids relatif que la société accorde aux dépenses (et recettes) futures par rapport aux dépenses immédiates, à montant et structures de prix identiques. Or, les agents économiques comme l'Etat n'attachent pas la même valeur à un franc immédiatement disponible et à un franc dans n années même en l'absence de dépréciation monétaire, un franc tout de suite est préférable à un franc dans n années, compte tenu de la préférence que la société éprouve pour le présent.


17. Cf. pour un exposé succinct de ces méthodes l'article de D. FINON déjà cité.
18. Il est à noter que dans le cas du thermique classique, les 700 MW posent problème car les groupes turbo-alternateurs ne sont pas fiables (cf. centrale de Cordemais et surtout de Porcheville dont le groupe s'est démantelé en essai en 1979.
19. Cf. note GION Division information sur l'énergie - Direction de l'Equipement EDF: «Déclassement et démantèlement des installations nucléaires», Paris, octobre 1977, 23 p.
20. Cf. en particulier l'étude confiée par EDF à la Société Bertin, étude conduite avec l'aide de la Société FRAMATOME les auteurs ont cherché à évaluer le coût de démantèlement d'une centrale PWR de 900 MW en prenant comme base une tranche de la centrale de Bugey. Le rapport remis en mal 1976 porte sur le démantèlement d'une centrale PWR de deux tranches de 900 MW, cinq ans après son déclassement définitif.
p.8


     Tout comportement d'arbitrage entre présent et futur suppose l'existence d'un taux d'actualisation (voir en annexe) même si celui-ci reste parfois implicite le calcul d'un taux par une entreprise, ou par une instance nationale comme c'est le cas en France, ne constitue qu'un cas particulier de la démarche d'actualisation. Fondamentalement, cette démarche reflète un double processus, économique et politique, spécifique de chaque société: d'une part, elle implique un mode d'accumulation et de croissance déterminé par le partage fondamental entre consommation présente et future, d'autre part elle suppose un type de rapports sociaux prédéterrninés qui conditionne le résultat de ce partage[21].
     Quoi qu'il en soit, il existe en France, depuis les premiers plans, un taux d'actualisation explicite, fixé par la planification et qui sert de norme, plus ou moins indicative, pour le choix des investissements publics et privés, en particulier dans le domaine énergétique. Mais, avant d'en venir plus spécifiquement à la question énergétique, il nous faut préciser la doctrine de l'actualisation, telle qu'elle est définie dans le cadre du système de planification indicative français.
     Dès les premiers plans, les entreprises publiques, en particulier EDF-GDF, ont eu à faire des choix techniques décisifs impliquant des programmes massifs d'investissement. C'est ce qui a conduit le Commissariat Général au Plan à évaluer numériquement le taux d'actualisation et à en préconiser l'utilisation aussi bien dans le secteur étatique que privé[22].
     La théorie micro-économique néoclassique de la décision enseigne que si le marché des capitaux est parfait, le taux d'actualisation qu'une entreprise utilise comme critère de choix d'investissement doit être égal au taux unique d'intérêt constaté sur le marché financier. Si les taux sont multiples et hiérarchisés en raison des imperfections nombreuses de ce même marché, le taux d'actualisation est égal au taux le plus élevé des emprunts que l'entreprise utilise pour financer ses investissements[23].
     Mais de toute évidence, le choix d'un taux d'actualisation normatif à prendre en compte pour les investissements publics à long terme ne peut se faire sur la base d'une situation financière momentanée, d'autant plus que les projets retenus mettent en jeu des circuits de financement privilégiés, somme toute extérieurs au marché des capitaux. C'est pourquoi le taux d'actualisation adopté pour les décisions publiques ne se réfère pas, comme le voudrait la théorie pure, au taux d'intérêt constaté sur le marché financier.
     Cela étant, cette dissociation entre taux d'actualisation et taux d'intérêt[24] ne s'explique pas par les seules imperfections du marché financier: fondamentalement, la détermination du taux d'actualisation résulte d'un compromis entre des analyses éconorniques et des choix politiques.
21. Cf. à ce sujet M. ALINHAC: Actualisation et système de prix économie énergétique. Ed. du CNRS, Paris, 1980, 193 p.
22. Cf. à ce sujet «Calcul économique et planification». La Documentation Française, Paris, 1973.
23. Cf. C. ABRHAM et A. THOMAS: «Microéconomie - décisions optimales dans l'entreprise et dans la nation». Dunod, 1966.
24. Actuellement (en avril 1981), le taux d'actualisation préconisé par le Commissariat Général au Plan est de 9%, ce qui est nettement inférieur au taux d'intérêt constaté sur le marché financier.
     Le lecteur intéressé par une présentation plus complète de la méthode d'estimation du taux d'actualisation du plan pourra se reporter à M. GUILLAUME: «L'évaluation du taux d'actualisation associé à la croissance française». Economie appliquée, n°3/4, 1968.
suite:
Taux d'actualisation

     Le but: estimer combien 1 franc d'aujourd'hui vaudra dans n années, ou bien quelle est la valeur actuelle de «1 franc dans n années».
     La méthode: à chaque dépense on associe un coefficient An qui permet d'exprimer l'équivalence entre 1 F actuel et (1 + An) francs dans n années, ou bien 1 F dans n années à1/(1 + An) francs actuels.
     Comme on décompose An en tranches annuelles et que l'on suppose tous les coefficients égaux,

(1 + An) = (i + a)n
(1+ An) = (1 + a) (1 + a)... (1 + a)* = (1 + a)n
* Sur n années
a = taux d'actualisation.

     On peut alors exprimer la dépense pour un projet sous la forme:

D = Do + Di/(1 + a) + Dn/(1 + a)n
D = dépense actualisée
Do = dépense initiale
D1... Dn = dépenses de chaque année exprimées en francs constants.
     Si a et n sont grands, le poids relatif des dépenses futures sera faible par rapport aux dépenses initiales.

Choix énergétique et actualisation:

     Pour estimer le coût moyen de production du kWh, on procède à l'évaluation du prix moyen de vente du kWh, constant sur la durée de vie de la centrale, qui permettrait d'égaliser les recettes et les dépenses actualisées sur la même durée de vie.
     On exprime la dépense actualisée totale pour une production assurée pendant la durée de vie de la centrale par trois termes:
     a) dépense d'investissement incluant les intérêts intercalaires associés aux sommes immobilisées pendant les années de construction,
     b) frais d'exploitation annuels hors combustibles,
     c) dépense de combustibles.
     Si on suppose les productions annuelles non constantes sur la durée de vie de la centrale, on obtient:
     dépense actualisée pour assurer une production donnée d'électricité = coût moyen de kWh x puissance de la centrale x nombre d'heures actualisées.
     Le coût moyen du kWh est obtenu en faisant la somme des coûts actualisés d'investissement, d'exploitation et de combustible correspondant à un kW de puissance de l'équipement actualisé, ces coûts étant divisés par le nombre de kWh actualisés.
     Pour calculer le nombre de kWh actualisés, il faut estimer le nombre d'heures actualisées d'utilisation de la centrale, ce nombre d'heures est estimé à 50.100 heures pour 20 ans. Celui d'une centrale thermique est identique mais avec une durée de vie et un facteur de charge sous-estimés.

p.9


     Ainsi estimé, ce taux d'actualisation est censé refléter la rareté des capitaux qu'il convient de distinguer clairement de leur coût exprimé par le taux d'intérêt. Comme le note L. Stoléru[25], «... le seuil de rentabilité (d'un programme d'investissement) peut être distinct du taux d'intérêt: tel est le cas lorsque les capitaux disponibles ne sont pas suffisants pour servir tous ceux qui accepteraient de payer ce taux d'intérêt alors une sélection doit être faite et il faut prendre un taux supérieur au taux d'intérêt comme seuil de rentabilité, c'est le taux d'actualisation. En d'autres termes, le taux d'actualisation est égal au seuil de rentabilité qu'il faut exiger des investissements pour que les demandes de capitaux n'excèdent pas les ressources d'épargne».
     Mais en fait, le taux d'actualisation associé au plan français peut être défini, selon les termes de A. Bernard, «comme le taux d'intérêt théorique qui permettrait d'ajuster les capacités d'épargne et les besoins d'investissements, tels que les font apparaître les perspectives à moyen et long terme de l'économie, et dont l'emploi assurerait une allocation efficiente du capital entre les secteurs»[26].
     C'est avec le taux d'actualisation ainsi défini - et fixé depuis le début du vile Plan à 9%[27] - que sont évalués les coûts de kWh nucléaire et thermique. Dès lors, se pose une double question celle, générale, de la pertinence de l'emploi du taux d'actualisation du plan pour évaluer la compétiti¬vité relative de projets énergétiques intéressant l'avenir à très long terme, et celle, plus spécifique, des conséquences sur les résultats, de la fixation du taux à 9% et de la durée d'actualisation à 20 ans.

1.2.2.2. Choix énergdtiques et actualisation
     Une appréciation critique des résultats obtenus sous forme de coûts moyens actualisés des kWh nucléaire et thermique, nous impose dans un premier temps d'exposer la méthode utilisée en France par EDF ou la Commission PEON; on pourra alors recenser les facteurs d'incertitude qui en découlent dans un second temps.
     Pour estimer le coût moyen de production du kWh, on procède à.l'évaluation du prix moyen de vente du kWh, constant sur la durée de vie de la centrale, qui permettrait l'égalisation des recettes et des dépenses actualisées pendant cette même durée de vie (les dépenses sont évaluées à mon-naie constante).
     Autrement dit, le coût moyen du kWh est obtenu en faisant la somme des coûts actualisés d'investissement, d'exploitation et de combustible engendrés par un kW de puissance de l'équipement considéré; ces coûts étant eux-mê¬mes divisés par le nombre de kWh actualisés. Le calcul du nombre de kWh actualisés nécessite d'estimer un «nombre d'heures actualisées d'utilisation de la centrale» pendant lequel un kW de puissance de la centrale est utilisé au cours de la durée de vie de celle-ci, compte tenu des facteurs de charge retenus par hypothèse.
     Bien entendu, l'expression «nombre d'heures actualisées» recouvre une notion purement mathématique permettant de résoudre le problème de l'estimation d'un coût moyen alors que la production annuelle varie dans le temps. Compte tenu des hypothèses relatives aux durées d'utilisation effective et aux facteurs de charges, par ailleurs discutables comme nous l'avons montré précédemment, le nombre d'heures actualisées d'une centrale nucléaire est de 54.100 heures pour une durée de vie supposée égale à 20 ans; celui d'une centrale thermique est identique mais avec une durée de vie et un facteur de charge sous-estimés (cf. infra).

suite:
1.2.2.3. Les incertitudes découlant de la procédure d'actualisation
     Une critique radicale de la méthode présentée ici pourrait porter sur son inaptitude à permettre la comparaison de la compétitivité de l'option nucléaire avec des solutions énergétiques autres que la production d'électricité (recours à certaines énergies renouvelables ou économies d'énergie), mais nous nous limiterons ici à l'exposé de trois problèmes essentiels posés par la procédure d'actualisation utilisée et ayant trait à:
     - La définition d'un horizon de temps, c'est-à-dire une période d'actualisation,
     - Le choix d'un taux d'actualisation et la sensibilité des résultats à une variation éventuelle du taux retenu,
     - La valorisation des coûts sociaux et la prise en compte partielle des effets externes engendrés par les options en présence.

     1) La définition d'un horizon de temps.
     Nous ne reviendrons pas ici sur le caractère discutable de l'estimation des durées d'utilisation des centrales nucléaires et thermiques, de la sur - ou sous - estimation des facteurs de charge et des conséquences qui en découlent, pour l'essentiel favorables à l'option nucléaire. Il s'agit ici de souligner les incertitudes qui résultent nécessairement du calcul actualisé en longue période:
     - Dès lors que le taux d'actualisation est relativement élevé, il est clair que l'on privilégie le court terme au détriment du long terme, et les dépenses intervenant au-delà de dix ans sont fortement dépréciées[28]. Ainsi en est-il du coût de démantèlement: il est beaucoup plus élevé pour une centrale nucléaire que celui d'une centrale classique... actuellement le coût de démantèlement pris en compte par EDF est chiffré à 10% de l"investissement, ce qui, calculé à 20 ans, augrnente le coût du kWh nucléaire dans des proportions absolument négligeables, de l'ordre de 0,1 centime[29]. Or il est incontestable que le devenir des centrales après leur utilisation est un facteur majeur d'incertitude pour les générations futures, tant sur le plan de la sécurité que sur le plan économique.


25. L. STOLERU: «Taux d'intérêt et taux d'actualisation». Economie et Statistique n°5, oct. 1969.
26. A. BERNARD: «Le taux d'actualisation du plan et la crise de l'énergie». Collections de 1'INSEE, vol. C 61, 1978.
27. Appliquée aux esquisses de croissance pour 1985, la méthode d'évaluation évoquée avait conduit à un taux d'actualisation de 7% en termes réels pour le Ve Plan. Le plan n'ayant pas été respecté - les enveloppes financières attribuées à certains secteurs étaient insuffisantes pour réaliser tous les investissements rentables à ce taux - le Commissariat Général au Plan a été amené à réviser le calcul et à proposer un taux d'actualisation de 10% en termes réels pour le VIe Plan, puis de 9% pour le VIIe. Cette réévaluation de 7 à 10% puis 9% illustre l'amoindrissement relatif des disponibilités publiques et d'une certaine façon le désengagement économique de l'Etat. Alors que le coût réel du capital public est très faible, voire nul -même en cas d'emprunt, les taux d'intérêt payés par l'Etat sont rarement supérieurs à l'inflation - l'augmentation de «a» reflète une rareté accrue des fonds d'Etat, rareté qui résulte autant d'options politiques que de contraintes économiques. Précisons que lorsque les contraintes budgétaires apparaissent encore trop rigides dans tel ou tel secteur, le CGP recommande, pour calculer la rentabilité des projets concurrents, d'utiliser un «coût de rareté des fonds publics», pénalisant dans les calculs économiques les dépenses supportées par le budget de l'Etat, plutôt que de relever le taux d'actualisation.
28. Avec le taux de 9% la valeur d'un investissement se trouve diminuée de moitié en moins de huit ans.
29. En supposant le coût de démantèlement égal au coût de construction, le coût du kWh augmenterait d'1 centime (après actualisation, bien entendu).
p.10


     - Le calcul actualisé en très longue période, par le simple fait qu'il estompe le long terme, contribue à négliger l'ensemble des effets structurants que les décisions énergétiques sont susceptibles d'engendrer: ainsi, par exemple, sont ignorés tous les coûts d'opportunité qui, à long terme, risquent de modifier le profil de croissance que présuppose le taux d'actualisation du plan[30],
     - La méthode d'actualisation conduit à négliger un aspect essentiel des programmes à très long terme: la variation des prix relatifs et la non-stabilité de la structure des prix des éléments intervenant dans la réalisation et le fonctionnement de l'équipement. Pour pallier cet inconvénient, les économistes de la Commission PEON retiennent plusieurs hypothèses de variations de prix de combustible. Il nous sera donné de constater ultérieurement que cette correction est très insuffisante.
     - Ajoutons à ces remarques que le choix d'une période d'actualisation deviendrait très problématique - mais précisément, ce n'est pas le cas - s'il s'agissait de comparer la production obtenue à partir d'énergies renouvelables (hydraulique, solaire, biomasse, etc.), et celles issues de sources non renouvelables (électricité à partir de combustibles fossiles). Les énergies renouvelables ont, par définition, une durée de vie quasi infinie, et la définition d'un horizon adéquat permettant d'opérer un calcul actualisé, est une opération délicate dont s'abstient la Commission PEON

2. Les problèmes de sensibilité des choix énergétiques à la variation du taux d'actualisation

     Dans l'absolu, on peut estimer qu'un taux de 9% est un taux trop élevé, puisqu'il relève le seuil de rentabilité mimmal accepté pour les investissements publics, et de ce fait décourage ces derniers[31]. Mais notre propos n'est pas tant de discuter ici du bien-fondé du taux retenu pour le plan que de souligner les incertitudes qui découlent de la sensibilité du kWh, résultant d'éventuelles modifications de ce taux.
     Un taux d'actualisation faible favorise les techniques les plus capitalistiques qui nécessitent des investissements im¬médiats très lourds, et des dépenses de fonctionnement, en particulier de combustibles, faibles, soit dans l'ordre décroissant: l'hydraulique, le nucléaire à uranium naturel, le nucléaire à uranium enrichi (moins capitalistique), le thermique classique, au gaz, charbon, fuel, le thermique «léger». Le baisse du taux d'actualisation intervenue en 1976 (de 10 à 9%) a donc amélioré la compétitivité apparente du nucléaire par rapport au résultat qui aurait été obtenu avec un taux de 10%). Ce phénomène s'explique aisément en considérant la structure des coûts propres à chacune des techniques présentées dans le tableau 3:

Tableau 3
Structure des coûts au 1.4.81 (en %)
(prix des combustibles supposés constants)
Nucléaire Charbon Fuel
Investissement   53,9    27,5    15,5
Exploitation   19,4    12,9      7,6
Combustible   26,7    47,5    69,3
Désulfuration  0    12,1     7,6
TOTAL 100,0 100,0 100,0

     Une centrale thermique classique suppose un investissement initial plus faible et des dépenses de fonctionnement (exploitation et combustible) plus élevées qu'une centrale nucléaire: le rapport des investissements est de 1,56 dans le cas du fuel:

Investissement nucléaire / Investissement fuel
et de 1,30 pour le charbon, par kW installé.
     Si le taux d'actualisation retenu est peu important, le poids relatif des dépenses de fonctionnement dans le coût moyen actualisé du kWh sera plus important qu'avec un taux d'actualisation élevé; à l'inverse, le poids relatif des dépenses d'investissement sera moins élevé. Un taux faible favorise donc les techniques aux investissements initiaux élevés (le nucléaire) et défavorise celles aux dépenses de fonctionnement fortes (le thermique fuel ou charbon). Il est clair qu'un relèvement du taux d'actualisation au-dessus de 9% pourrait remettre en cause partiellement la compétitivité supposée du nucléaire par rapport non pas au fuel - l'écart est trop important - mais au charbon. Or, dans la logique même de la procédure d'actualisation, deux raisons pourraient justifier un tel relèvement:
     a) Les besoins en capitaux qu'implique le programme électro-nucléaire français ne coïncident pas avec les fonds disponibles si l'on considère, comme tels, les possibilités d'autofinancement d'EDF auxquelles il convient d'ajouter, étant donné le caractère public de cette entreprise, les dotations en capital de l'Etat et les prêts préférentiels du FDES; la conséquence en est qu'EDF est de plus en plus contrainte de se tourner vers les marchés fmanciers étrangers, américains en particulier[32].
Notes:
30. Compte tenu de sa méthode d'estimation.
31. Cf. à ce sujet M. BOITEUX: A propos de la critique de la théorie de l'actualisation telle qu'employée en France. Revue d'Economie politique n°5, 1976.
     Le même auteur notait dans un autre article qu'«une économie où l'on est acculé à retenir 10% comme taux d'actualisation - toute prime de risque exclue - pour sélectionner les grands projets d'intérêt général, est une économie malade où l'épargne, longue, insuffisante, est dévoyée ailleurs vers des investissements frustatoires». Cf. M. BOITEUX, «Note sur le taux d'actualisation», Revue d'Economie politique n°1,janv./févr. 1969.
32. Les investissements d'EDF devraient être de 20 à 21 milliards de francs (francs 1977) de 1980 à 1985. Le taux d'autofinancement est passé de 70% en 1973 à moins de 40% en 1977. Pour la seule année 1977, quatre milliards de francs ont été empruntés sur les marchés financiers étrangers et la dette totale en devises représentait en 1979 le quart de l'endettement global de l'entreprise. En 1980, l'endettement à long terme de l'entreprise nationale approche de 100 milliards de francs, ce qui à titre de comparaison, est proche de la facture pétrolière de cette année et correspond au coût d'investissement de 24 tranches nucléaires 1.300 MW. (Sources EDF. Cf également «Le dossier électronucléaire», Syndicat CFDT de l'Energie. Ed. Points, 1980, Paris, 532 p.

Les charges financières d'EDF
approchent les 20% de son chiffre d'affaires

«… Car avec le programme d'investissement de l'entreprise nationale (33 milliards de francs en 1981), du fait notamment de la construction de réacteurs nucléaires, l'endettement d'EDF est devenu monstrueux: 120 milliards de francs, dont 40 milliards de francs à l'étranger et 20 milliards de francs libellés en dollars. Avec le relèvement des taux d'intérêt, le renforcement du dollar et la dépréciation du franc, le scharges financières ont augmenté de 70% l'an passé; elle représentent désormais 14 milliards de francs, soit près du cinquième du chiffre d'affaires (74,6 milliards de francs). Pour toute entreprise autre qu'EDF, qui dispose de la garantie gouvernementale, cet endettement et les charges en découlant seraient rédhibitoires. ... »
Le Monde, 29 avril 1982
     Où est-il donc le temps où, lors de débats contradictoires, lorsque nous soulevions la question de l'endettement d'EDF sur le marché des capitaux américains, les officiels nous riaient au nez en nous assurant que vu le faible taux du dollar ils faisaient faire des économies à la France?
     Il serait peut-être temps que dans le cadre d'une politique de rigueur il soit mis fin à ces errements. La surcapacité de production du parc électrique nous endette gravement et gèle des capitaux indispensables à la reprise économique.
p.11


     EDF est devenu le premier emprunteur étranger sur le marché financier américain et globalement le troisième emprunteur. Le poids de cette dépense financière ne semble pas peser de la même façon dans l'esprit des décideurs que la dépendance énergétique proprement dite.
     D'une manière générale, comme le suggère le rapport Crémieux[33], la ponction du secteur énergétique, du fait du programme électro-nucléaire, sur les capacités d'épargne nationale est telle que l'effort d'adaptation et de modernisation exigé par l'appareil productif risquerait d'être obéré par une augmentation de cette ponction.
     Dès lors le taux de rentabilité qui devrait être retenu comme taux d'actualisation, conformément à la logique d'emploi de la procédure d'actualisation suivie jusqu'à présent par les pouvoirs publics, et en particulier le Commissariat Général au Plan, est nettement supérieur à 9%: le taux implicite d'actualisation, que reflète la faiblesse de la capacité à financer le programme électro-nucléaire par de l'épargne nationale est certainement très supérieur à 10%[34].
     Somme toute, le recours à des technologies très capitalistiques en accroissant les besoins de financement, toutes choses égales d'ailleurs, incite, à l'égal de la réduction des fonds publics, à l'adoption de taux d'actualisation de plus en plus élevés. D'ailleurs, on observera que certaines grandes entreprises privées françaises adoptent un taux d'actualisation de l'ordre de 15%; beaucoup plus élevé que celui préconisé par le Commissariat Général au Plan: il y a là la reconnaissance de l'impossibilité de financer certains projets - même rentables - compte tenu des capacités de financement disponibles[35].
     b) La montée accélérée des taux d'intérêt, y compris en termes réels, sur les marchés financiers internationaux plaide également pour la prise en compte d'un taux d'actualisation important, bien qu'actuellement ce dernier restât encore supérieur au taux d'intérêt réel. Si cette montée devait se poursuivre, il serait nécessaire de réévaluer à la hausse le taux d'actualisation qui en toute hypothèse ne saurait se trouver inférieur au coût réel du capital.
     Au total, le choix d'un taux d'actualisation de 9% apparaît quelque peu arbitraire... retenu pour le VIIe et le VIIIe plans, il n'est pas évident que ce taux soit le meilleur pour apprécier, en termes de coûts, les effets d'options énergétiques qui s'inscrivent dans le long terme et pour certains d'entre eux, bien au-delà de la période d'actualisation.
     De plus, ainsi que nous l'avons montré, le respect de la logique de la procédure d'actualisation justifierait, compte tenu du contexte politico-économique du programme électro-nucléaire le choix d'un taux d'actualisation plus élevé; or, ceci en termes de coût du kWh, pénaliserait l'option nucléaire par rapport à l'option charbon, et serait susceptible de conduire à la remise en cause du programme actuel[36]. Bien entendu, dans un contexte d'expansion accélérée, accompagnée d'une politique d'investissements publics intensifs, on pourrait envisager une évolution inverse.
     En définitive, les considérations qui précèdent n'ont pour autre but que de souligner la relativité du coût du kWh dont la valeur dépend étroitement du niveau auquel est fixé le taux d'actualisation. Selon les variations de «a», la compétitivité du kWh électro-nucléaire est plus ou moins établie... 
suite:
     C'est pourquoi, en tout état de cause, les comparaisons de coûts moyens actualisés ne peuvent servir de seules justifications de la politique retenue, d'autant plus que les paramètres sont entachés de fortes incertitudes, aussi bien en ce qui concerne leur estimation que leur évolution à long terme. Mais avant d'en venir à l'examen des paramètres, il nous faut souligner une dernière difficulté méthodologique, celle de la valorisation des coûts sociaux dans le cadre d'un calcul d'actualisation.

3 - La valorisation des coûts sociaux et des effets externes

     Le raisonnement en termes de compétitivité tel qu'il est employé ne permet pas d'apprécier véritablement le bénéfice social de la production d'électricité d'origine nucléaire, d'autant plus que le coût moyen du kWh, tel qu'il est estimé, n'appréhende que les «coûts privés» subis par le producteur, en l'occurrence EDF. Or il est clair que la divergence peut être grande entre les avantages privés que procure une technologie au producteur - fût-il une entreprise publique - et les coûts sociaux, c'est-à-dire l'ensemble des effets externes ressentis par des tiers ou la collectivité tout entière, d'autant plus que ces effets externes donnent rarement lieu à compensation pécuniaire.
     Les investissements énergétiques sont fortement générateurs d'effets externes très importants qu'il s'agisse d'effets positifs, tels que les effets d'entraînement économiques (incitation au développement régional, etc.) ou d'effets négatifs (nuisances, pollution, dégradation des sites, incidences sur la santé de la population environnante, etc.).
 


33. Ce rapport, dont le nom usuel est celui de son rapporteur, est en fait un des rapports préparatoires au 8e plan. Cf. Commissariat Général au Plan: «Une prospection de la consommation d'énergie à long terme» - Rapport du groupe de travail présidé par Monsieur
BLOCH-LAINE, 1980.
34. Nous reprenons en fait le raisonnement de L. PUISEUX et F. BESSIERE qui observaient en 1971 que «le taux de 7% (utilisé au cours du 5e plan entre 1966 et 1970) n'assurait pas l'équilibre entre l'investissement dont le secteur public avait l'opportunité et les ressources de financement que l’Etat estimait devoir leur réserver... les projets finalement retenus par les entreprises nationalisées correspondaient à des taux de rentabilité globale d'au moins 8 ou 9%, mais leur dimensionnement avait été calculé avec 7% comme taux de référence». Cf. «Conséquences pour EDF du relèvement du taux d'actualisation». Revue Française de l’Energie, n°229, févr. 1971. Cf. également M. ALINHAC: «Actualisation et système de prix en économie», op. cit.
35. Ce phénomène était déjà très net en 1969, bien avant la crise peétrolière. Cf. L. STOLERU: «Taux d'actualisation...», op. cit.
36. Une autre méthode pourrait consister à affecter à chaque projet un coût fictif de rareté des fonds publics disponibles croissant en fonction du caractère capitalistique de chacune des options.
 p.12


     Dès lors, pour apprécier la «désirabilité» du point de vue de la collectivité d'un programme énergétique, il convient d'évaluer au mieux l'importance de ces effets externes et des coûts qu'ils induisent. En calcul économique actualisé, la méthode la plus courante pour «internaliser» les effets externes, c'est-à-dire pour les inclure positivement ou négativement dans les évaluations des coûts d'un projet, consiste à déterminer l'équivalent monétaire de ces effets sur un marché ou un quasi-marché: ainsi, par exemple, dans le cas d'un effet négatif on cherchera à évaluer les dépenses nécessaires soit pour les éliminer soit pour en réparer les conséquences. Le coût d'un rejet polluant pourra ainsi être mesuré de deux façons:
     1. soit par le prix (sur le marché) de l'équipement nécessaire à la suppression de ce rejet; dans un tel cas, le «coût social» est évalué indirectement à partir du prix d'autres biens. D. Finon observe avec justesse que la perception accrue des risques du nucléaire s'est traduite par le renforcement des normes de sécurité et de protection de l'environnement*; ce renforcement est pour une très large part à l'origine de la dérive du coût du kWh nucléaire; dérive qui peut s'interpréter comme un processus d'internalisation de certains coûts sociaux associés à la production d'électricité d'origine nucléaire dans les coûts privés des firmes électriques[37];
     2. soit par la prise en compte des coûts entraînés par les effets du rejet polluant: diminution des récoltes, frais de santé supplémentaires, etc.
     On conçoit volontiers les difficultés pratiques qu'il y a à intégrer les coûts sociaux dans un calcul économique suivant la méthode retenue, suivant les hypothèses concernant l'évolution des prix relatifs, suivant la durée des «effets» pris en compte, les résultats finaux peuvent varier dans des proportions considérables. Aussi est-on bien souvent obligé de renoncer à intégrer ces effets dans le calcul économique. Ajoutons à cela que si certains effets sont inéluctables et connus, d'autres ne sont qu'une éventualité, dont il faut estimer la probabilité d'occurrence[38].
     En ce qui concerne la production d'électricité par des centrales nucléaires, une double série de problèmes se pose avec beaucoup plus d'acuité que dans le cas des autres formes de production:
     - d'une part, celui du recensement des coûts sociaux,
     - d'autre part, celui de leur estimation en longue période.
     1. De nombreuses causes de nuisances existent d'un bout à l'autre de la chaîne nucléaire... Ainsi, on estime souvent - la question reste controversée - que l'extraction du minerai d'uranium expose l'ensemble de la population locale à des irradiations dangereuses, dues aux émanations de sous-produits de désintégration de l'uranium (radium et radon[39]). Les effets - mal connus - de ces nuisances ne sont évidemment pas pris en compte dans le calcul... il n'en va pas tout à fait de même des émanations d'effluents liquides et gazeux des centrales elles-mêmes puisque l'on intègre le coût du traitement des effluents qui excéderaient la réglementation en vigueur. Par contre, les effets des rejets thermiques, très difficilement quantifiables, ne sont pas pris en compte... il en va de même des effets de dégradation des sites dûs à l'encombrement et au caractère inesthétique des réfrigérants.
     2. Mais surtout, le principe de l'actualisation rend d'autant plus difficile l'estimation des coûts sociaux que les effets externes apparaissent dans le long terme: ainsi pour mesurer le «coût social» des déchets radioactifs, on peut soit prendre en compte les coûts de retraitement, de vitrification et d'enfouissement dans le sous-sol, soit encore mesurer les dommages qu'ils pourraient causer dans l'avenir à cause de leur période radioactive. Il est évident que seul le premier calcul est effectué, le calcul actualisé ne permettant pas de réaliser les estimations à très long terme: actualisés même, à taux très faible, les problèmes liés à la radioactivité sont de valeurs infimes. Autrement dit, l'actualisation estompe certains coûts sociaux, même lorsque ceux-ci sont pris en compte.
suite:
     Au total, il apparaît que c'est au nom de la possibilité même de réaliser le calcul que l'on est conduit à prendre en compte ou à ignorer certains coûts sociaux; mais même dans le premier cas, le calcul actualisé réduit souvent à un niveau négligeable l'incidence sur le coût du kWh! Pourtant, on peut se demander si les générations futures* considéreront légitime de subir ces coûts, parce qu'un calcul actualisé effectué quelques dizaines d'années plus tôt avait abouti à des évaluations monétaires insignifiantes!
     On admettra qu'il y a dans toutes ces remarques un facteur d'incertitude qui doit inciter à ne considérer les résultats du calcul actualisé qu'avec une extrême prudence. En tout état de cause, le coût actualisé du kWh ne peut être considéré comme un critère suffisamment significatif pour fonder un choix de politique énergétique; et finalement l'existence d'effets externes non valorisables en termes monétaires conduit à relativiser fortement, voire même à contester la légitimité de l'emploi du calcul actualisé en matière énergétique, dès lors que les résultats tiennent lieu de critère définitif de décision.

1.2.3. Conclusions

     Au terme de ce paragraphe consacré à l'ensemble des problèmes méthodologiques, il apparaît que l'estimation du coût moyen actualisé du kWh produit par des filières nucléaires ou classiques soulève quatre questions essentielles, que l'on ne peut d'ailleurs réduire à des problèmes pratiques:
     1. La définition du profil de l'équipement de référence, incontestablement nécessaire dans l'optique du calcul d'un prix de revient moyen, repose sur des données évaluées de façon plus ou moins rigoureuse, surtout en ce qui concerne les durées d'utilisation des équipements de référence: ici, la méthode, tout à fait contestable pour un calcul effectué a priori, conduit à sous-estimer la durée d'utilisation effective des équipements classiques en présumant leur manque de compétitivité, donc en préjugeant du résultat final.
     2. Telle qu'utilisée en France dans le cadre de l'élaboration du Plan, la procédure d'actualisation apparaît plus comme une procédure de répartition des financements publics, que comme une méthode adéquate pour estimer la compétitivité réelle de tel ou tel projet. La méthode est d'autant plus incertaine que l'adoption d'un taux d'actualisation plus élevé défavoriserait une option aussi capitalistique que le nucléaire, par rapport à des options très proches en termes de coûts privés comme la construction de centrales au charbon.
     3. La prise en compte d'effets externes ou de coûts sociaux dans le calcul d'actualisation est rendue très délicate du fait même de la nature de ces coûts. C'est pourquoi, il convient, en tout état de cause, de relativiser les résultats des estimations de la commission PEON qui ne peuvent à elles seules établir le bénéfice social du programme électro-nucléaire.


* considérations quasi étrangères à la problématique des énergies renouvelables: en effet, en cas de panne ou même d'accident il n'y aura pas de conséquences - financières ou médicales - pour les générations futures et pour tous effets externes, donc pas de nécessité d'investissement, que ce soit en termes de matériel, temps, "matère grise", etc.! (ndwebmaistre)
37. D. FINON: «Evolution comparée...», op. cit. p. 120.
38. Pour plus de détails sur cette question, le lecteur pourra se reporter à M. ALINHAC: «Actualisation et système de prix en économie énergétique», op. cit.
39. L. MIHAILOVITCH et J.J. PLUCHART: «Energie mondiale: les nouvelles stratégies». Armand Colin, coll. U, 1978.
p.13


     On comprend, à défaut de l'admettre complètement, que la comptabilité d'une entreprise n'enregistre qu'une partie des incidences, des décisions prises, sur les agents économiques et la société tout entière (à savoir les effets donnant lieu à compensation pécuniaire). Cela n'est pas concevable, dès lors qu'il s'agit de choix engageant aussi complètement le devenir économique et social d'un pays entier, de «Paris sur structures nouvelles» pour reprendre une expression de P. Masse.
     4. Enfin, l'estimation du coût moyen actualisé suppose de retenir de très nombreuses hypothèses quant à la structure des coûts d'investissement et de fonctionnement incorporés dans le calcul. C'est à l'examen de certaines d'entre elles que nous entendons consacrer la fin de la première partie de notre article.

1.3. La structure du coût du kWh nucléaire
     Au-delà des incertitudes diverses qui tiennent à la procédure même du calcul actualisé, il convient de s'interroger sur les différents paramètres pris en compte dans l'estimation du kWh nucléaire. D'une manière générale, il est clair que les coûts directs et induits de l'option nucléaire sont plus difficiles à évaluer que pour des techniques beaucoup plus anciennes comme le thermique-fuel ou le thermique-charbon, et ceci peut expliquer en partie la dérive des coûts mentionnée au début de cet article. Mais les erreurs de prévision résultent également de certaines lacunes dans la prise en compte des différentes composantes du coût du kWh nucléaire, lacunes que nous nous proposons de souligner dans ce paragraphe[40].
     Ainsi qu'il a déjà été indiqué, le coût du kWh se décompose en trois grands éléments - investissement, exploitation, combustible - que nous allons étudier successivement. Il nous sera donné de constater en particulier que l'avantage relatif du nucléaire occasionné par le renchérissement des combustibles classiques risque à terme de s'effriter progressivement sous l'influence de la dégradation des coûts d'investissement et du cycle du combustible nucléaire.

1.3.1. Le coût d'investissement
     C'est incontestablement l'élément du coût du kWh nucléaire le plus important puisqu'il représente à lui seul 54 % du total. Il se décompose en deux grandes parties:
     - le coût de construction proprement dit, ou coût direct, soit les 2/3 environ du coût d'investissement total,
     - le coût indirect, soit entre 30 et 35 % du total.
     Approximativement, le coût de construction d'une tranche de l.300MW se répartit ainsi:

chaudière nucléaire 35%
génie civil et aménagement du site 26%
groupe turbo-alternateur 13%
mécanique classique 10%
électricité 7%
auxiliaires nucléaires 5%
divers 4%
Total 100%[41]

     L'essentiel des coûts indirects comprend les frais de maître d'oeuvre et les frais financiers. Etant donné le surcoût d'investissement qu'implique une centrale nucléaire par rapport à une centrale classique, il n'est pas étonnant de constater que les intérêts intercalaires sont beaucoup plus élevés: ils représentent 19,5% de l'investissement total pour les centrales nudéaires, et 22% dans le cas des usines du cycle du combustible, contre 14,4% pour le charbon et le fue1[42]. Le montant des intérêts intercalaires est fonction de la durée de construction et du taux d'actualisation utilisé comme taux du loyer de l'argent:

suite:
     - la durée prise en compte dans les premières estimations était de cinq ans; la réalité des premières réalisations montre qu'il est difficile d'achever une centrale nucléaire en moins de huit ans, en raison principalement du renforcement des normes de sécurité. Il est évident que plus une centrale prend du retard, plus les intérêts augmentent: or, avec l'apparition de problèmes de sécurité nouveaux (fissures, etc.), il y a tout lieu de penser que les normes accrues de sécurité vont encore allonger le processus de construction.
          - l'utilisation du taux d'actualisation en lieu et place du taux d'intérêt en vigueur sur le marché financier est conforme à la logique du calcul, puisqu'il s'agit en fait de mesurer le coût d'immobilisation des capitaux pendant les années de construction, capitaux qui pourraient être affectés à des projets d'une désirabilité équivalente. Notons cependant que les économistes américains évaluent les intérêts à l'aide du taux de base du marché financier. On peut donc penser que les coûts d'investissement indirects français sont quelque peu sous-évalués, d'autant plus que les tensions inflationnistes de ces dernières années ont été accompagnées d'une montée régulière des taux d'intérêt réels.
     Mais d'une manière générale, l'estimation du coût d'investissement telle qu'elle est réalisée en France, est sujette à caution et appelle deux remarques ayant trait, d'une part à la non-prise en compte d'une provision pour inflation, d'autre part, à la difficulté de quantifier certaines données dans une optique provisionnelle à moyen terme:
     - le niveau des coûts indiqués précédemment (8,5 c/kWh ou 4.850 F./kW installé) correspond aux conditions économiques du début de l'année 1981, pour une centrale à construire d'ici 1990. Les évaluations similaires réalisées aux USA intègrent toujours une provision pour inflation correspondant à la durée de construction : cette provision peut représenter jusqu'à 65% du coût total d'investissement! En tout état de cause, le coût du kWh ne correspond pas à l'enveloppe globale de trésorerie nécessaire au financement de l'ensemble du projet.
     - cela dit, même sans considérer cette provision, le coût des centrales américaines est beaucoup plus élevé qu'en France[43].
     Les raisons invoquées de cet écart sont multiples et pour nombre d'entre elles tout à fait réelles (les coûts de main-d'oeuvre et de maître d'oeuvre sont plus élevés aux USA). Mais cet écart illustre l'insuffisante prise en compte en France de données nouvelles telles que:
     - l'augmentation du prix de certains composants,
     - le renchérissement de l'aménagement des derniers sites retenus,
     - la sous-estimation initiale des coûts dus à une pratique de prix d'appel de certaines firmes,
40. Ceci ne signifie pas pour autant que les différents postes du coût du kWh d'origine classique ne soient pas eux non plus entachés d'incertitude, surtout en ce qui concerne l'évolution présumée du prix des combustibles. Mais compte tenu d'une expérience industrielle beaucoup plus longue, les coûts d'investissement et d'exploitation sont en général beaucoup mieux estimés que dans le cas du nucléaire.
41. Source: «Le dossier électro-nucléaire», op. cit.
42. Selon R. LATTES et L. THIRIET: «Incidences macroéconomiques monétaires et sociales de stratégies de production énergétique équivalentes», déc. 1980.
Selon D. FINON (op. cit.), les intérêts intercalaires représenteraient en fait 28% de l'investissement direct.
43. Selon D. FINON, en 1977 l'écart était de l'ordre du tiers (avec comme taux de charge 1 dollar: 4,90 francs).
p.14


     - et surtout, ainsi qu'il a déjà été signalé, le renforcement des dispositifs de sécurité - surtout après l'incident d'Harrisburg/TMI* aux USA - entraînant à la fois une hausse rapide des coûts directs et des intérêts intercalaires (*voir la Gazette Nucléaire dédiée).
     Tous ces facteurs de renchérissement sont susceptibles de remettre en cause les données actuelles[44] de moins en moins fiables dans le cadre d'une prévision à 8 ou 10 ans. Nul ne peut prévoir, par exemple, quels surcoûts vont engendrer les nouvelles règles de protection suscitées par les phénomènes de fissure ou de corrosion apparemment sous-évalués initialement. A terme, il est probable que les coûts américains et français se rapprocheront, l'évolution en ce sens étant déjà amorcée depuis plusieurs années.
     Si la dérive des coûts de construction des centrales devait s'amplifier, la compétitivité du nucléaire par rapport au charbon deviendrait des plus réduites; d'autant plus qu'il n'y a là qu'un facteur d'incertitudes parmi bien d'autres: les tests de sensibilité que l'on peut réaliser à partir des estimations PEON montrent qu'un doublement éventuel du montant de l'investissement nucléaire, toutes choses égales d'ailleurs, mettrait le coût du kWh au niveau de celui obtenu à partir d'une centrale fonctionnant au charbon... une telle hypothèse n'est pas totalement inenvisageable pour peu que l'on retienne un facteur de charge moins important et un taux d'actualisation plus élevé.
     En outre, face à la dérive des coûts d'investissement, on peut se demander si des économies d'échelle ne pourraient pas être obtenues par accroissement de la puissance installée. Selon L. Thiriet[45], le passage d'unités de 900 MW à 1.300 MW permettait d'escompter en 1976 une baisse de 5 à 10% des coûts de construction par kW installé; mais comme l'ont remarqué certaines études américaines, ces éconornies d'échelle sont compensées par des surcoûts de distribution de l'énergie produite. En outre, les déséconomies externes croissent avec la taille de la tranche réalisée. Par contre, les coûts de construction peuvent bénéficier d'effets de série indéniables. La construction de quatre tranches sur un même site pouvant entraîner des diminutions des frais d'aménagement principalement de l'ordre de 5 à 10%.
     Au total, il apparaît que les estimations actuelles des coûts d'investissement nucléaire sont entachés de nombreuses incertitudes, que ce soit au niveau des coûts directs ou indirects. Par le passé, les estimations réalisées, selon les méthodes, ont dû toujours être corrigées en hausse dans des proportions considérables, principalement en raison des exigences de sécurité... rien n'indique qu'un tel décalage puisse disparaître dans les années à venir, compte tenu des insuffisances aussi bien de la méthode que des paramètres retenus dans les calculs prévisionnels.

1.3.2. Le coût d'exploitation
     Représentant 13% du coût total du kWh, le coût d'exploitation est incontestablement l'élément le plus facile à estimer, ou du moins présente sensiblement les mêmes difficultés d'estimation prévisionnelle que dans le cas d'une centrale thermique. On peut donc estimer que la marge d'erreur est la même dans tous les cas. Au demeurant, les coûts d'exploitation d'une centrale nucléaire ne sont pas fondamentalement différents de ceux d'une centrale thermique: mieux qualifié, le personnel de l'une est moins nombreux que celui de l'autre.

suite:
     Les coûts d'exploitation d'une centrale nucléaire se décompose en cinq grands postes, dont la répartition est la suivante:
 - Impôts et redevances 40%
 - Frais d'entretien (dont charges de personnel) 35%
 - Frais généraux (dont charges de personnel) 14%
 - Frais de conduite (dont charges de personnel) 6%
 - Autres frais 5%

     Il ne semble pas qu'il y ait lieu de reconsidérer ces données. Il n'en va pas de même, en ce qui concerne les coûts liés au cycle du combustible.

1.3.3. Les coûts de combustibles
     Les problèmes d'estimation des coûts de combustible se posent de manière très dissemblable entre le nucléaire et les énergies classiques: dans le cas du pétrole et du charbon, la question essentielle est de retenir des hypothèses réalistes relatives à l'évolution future du prix de l'un et de l'autre sur les marchés internationaux. Par contre, la mise en oeuvre du combustible nucléaire nécessite de nombreuses étapes qui s'enchaînent cycliquement, rendant délicate la détermination d'une valeur instantanée des dépenses[46]. Le cycle du combustible peut être schématisé de la façon suivante:

     Compte tenu de la multiplicité des opérations, le coût total du cycle du combustible nucléaire s'avère entaché d'une grande incertitude; d'ailleurs, par le jeu des hausses cumulées des différents paramètres, le coût du combustible, tel qu'estimé par la commission PEON, a très fortement augmenté ces dernières années (cf. tableau 4 page suivante):


44. En France, le coût d'investissement par kW installé a évolué comme suit:
1970 : 1.180 F
1977 : 2.650 F  + 26% de hausse/an en moyenne
1981 : 4.850 F  + 21% de hausse/an en moyenne
     Depuis l'accélération du programme électronucléaire en 1974, le coût d'investissement a pratiquement doublé en francs constants, passant de 1.615 F (francs 1976) en février 1974, à 3.040 F en avril 1981 (toujours en francs 1976).
     Aux USA, en 1970, le coût moyen par kW s'élevait à 350 dollars environ; certains contrats ont été conclus en 1974-1975 à des prix de 700 dollars par kW. Cf. L. MAHAILOVITCH et J. PLUCHART, op. cit.
45. Cf. L. THIRIET: «L'énergie nucléaire...», op. cit.
46. Pour plus de détails, on pourra se reporter à l'article de F. BOLLON: «Le prix du combustible nucléaire». Revue Economie et Humanisme, n°253, mai -juin 1980.
p.15

Tableau 4
Evolution du coût du combustible (francs courants)
Année
Coût en c/kWh
1.1.1972
0,94
 
1.1.1975
1,67
+ 77,5%
1.1.1978
3,48
+ 108,3%
1.1.1981
4,17
+ 19,8%

     Selon les données de 1978[47], le coût du combustible se structure approximativement de la façon suivante:

uranium naturel (extraction, concentration)   40%
conversion en UF6     2%
enrichissement   27%
fabrication   10%
retraitement, transport et stockage des déchets   21%
TOTAL 100%

     Les données prises en compte dans chacun de ces postes sont très instables; dès lors, toute prévision est nécessairement très fragile.
     Les années passées, les composantes du poste «combustible» ont connu l'évolution suivante, en francs courants:

Poste Coût multiplié par:
Uranium naturel 5 entre 1972 et 1979
Conversion en UF6 2 entre 1972 et 1979
Enrichissement 4 entre 1972 et 1980
Fabrication d'éléments combustibles 1 entre 1981 et 1978
Retraitement 15 entre 1972 et 1979

     On remarquera que les coûts liés à la conversion et à la fabrication d'éléments combustibles ont peu augrnenté et même diminué en termes réels, en raison du progrès technique principalement. Par contre, du fait de l'évolution de leurs coûts, trois postes (l'uranium naturel, l'enrichissement et le retraitement) sont susceptibles d'entraîner une rapide dégradation de la compétitivité du nucléaire:
     a) en ce qui concerne l'uranium naturel, il n'est pas douteux que des phénomènes de rente, à l'instar de ce qui se passe sur le marché pétrolier, se sont développés ces dernières années... à cet égard, il est symptomatique d'observer que la hausse de l'uranium a été particulièrement vive au lendemain de la crise de 1973, lorsque divers pays occidentaux ont décidé d'accélérer leurs programmes nucléaires: de 6 dollars en 1970, le prix de la livre d'uranium est monté à 40 dollars en 1977! Il est probable que la détente actuellement observée n'est que passagère: en effet, face à des besoins croissant à un rythme exceptionnel (15% par an), la production reste très concentrée géographiquement puisque quatre pays - USA, Canada, Australie et Amérique du Sud - détiennent ensemble 72% des réserves mondiales disponibles. En 1990, la France sera tributaire du marché international pour 75% de son approvisionnement... Dès lors, comme le prévoient certains experts, les tensions se développant à nouveau sur le marché de l'uranium[48], la compétitivité du nucléaire risque d'être fortement réduite; d'autant plus que les espoirs placés dans l'option surgénératrice - qui permettaient de renoncer en grande partie aux importations d'uranium - ne semblent pas se concrétiser à court terme en raison des coûts d'investissement et des problèmes techniques et écologiques posés par cette filière: selon les officiels, l'option surgénératrice permettrait effectivement d'assurer une indépendance énergétique totale, mais elle revêt aujourd'hui les dimensions d'un gigantesque pari technique et économique, dont on envisage les chances de réussite avec de moins en moins d'optimisme, mais même en cas de réussite et de baisse des coûts rendant l'option surgénératrice compétitive, ce n'est pas avant 2010 que la consommation d'uranium pourrait décroitre[49].

suite:
     En guise de conclusion, précisons que, selon nos calculs, une hausse de 900% du prix de l'uranium - soit une hausse équivalente à celle du pétrole intervenue depuis 1973 - équilibrerait à elle seule les coûts de production du kWh nucléaire et du kWh charbon (tout en supposant une hausse du prix du charbon conforme au scénario gris du 8e plan).
     b) les coûts d'enrichissement utilisés dans les évaluations françaises reflètent des hausses importantes induites par la révision des devis et des coûts de construction de l'usine d'Eurodif sur le site du Tricastin: il est raisonnable de penser que le prix de l'enrichissement devrait se stabiliser dans les années qui viennent (mais il faudra construire une nouvelle usine en 1990 dont nous ignorons aujourd'hui les caractéristiques).
     c) par contre, la plus grande incertitude subsiste en matière de retraitement. Cette phase comprend: le transport, le traitement de combustibles irradiés, et le stockage à long terme des produits de fission. Pour calculer le coût lié à cette phase terminale, il convient de soustraire de l'ensemble des dépenses, la valeur des quantités de plutonium et d'uranium récupérées. Cette valeur fluctue en fonction des prix admis pour l'uranium naturel, le travail de séparation isotopique et le plutonium; le prix de ce dernier, en l'absence de marché fait l'objet d'une évaluation arbitraire en évaluant le coût de substitution du plutonium à l'uranium 235 dans les centrales à eau ordinaire... mais ce n'est pas là la seule source d'incertitude!
 
 
 
 
 


47. Il ne nous a pas été donné de connaître celles de 1981.
48. Cf. G. ZALESKI et J. CHERMANNE: «Est-il urgent d'introduire la surgénération?». Revue générale nucléaire, nov.déc. 1975. Selon M. GRENON, dans l'hypothèse d'un développement continu de la technologie PWR et d'un maintien des tendances actuelles de croissance d'économie d'énergie, la demande d'uranium (minerai) pourrait être de 72.000 tonnes par an au 21e siècle. Or les réserves actuellement connues sont inférieures à 10 millions de tonnes dans le monde (pays de l'Est exceptés). Il est vrai que la prospection à travers le monde a été jusqu'à présent peu développée. Cf. «La dimension nucléaire», Revue de l'Energie n°274 juin 1975. En tout état de cause, les réserves actuellement connues sont épuisables entre 2000 et 2010.
49. L'option surgénératrice comme alternative au programme PWR apparaît de plus en plus problématique, ne serait-ce que parce que:
     - aucun surgénérateur de 1.200 MW (taille de Superphénix) n'a sur-généré aujourd'hui dans le monde;
     - les estimations officielles du coût du kWh produit par un surgénérateur sont actuellement supérieures à celles de toutes les autres options possibles. Au demeurant, il est peu raisonnable d'estimer avec quinze ou vingt ans d'avance les coûts d'une filière encore au stade de la recherche et de l'expérimentation (actuellement le coût d'investissement d'un surgénérateur de 1.200 MW est le quintuple de celui d'un réacteur PWR d'égale puissance). Cf. à ce sujet GSIEN: «Plutonium sur Rhône», Ed. Syros, Paris 1981,239 p.
     - enfm comme le note le rapport américain du groupe de travail sur l'énergie nucléaire - mis en place par le Président Carter - dans un système aussi complexe qu'un surgénérateur refroidi au sodium, il subsistera toujours des doutes résiduels sur les problèmes de sécurité.
     Par le passé, les coûts de retraitement ont été fortement sous-estimés du fait même des difficultés technologiques imprévues, entre autres celles résultant des exigences de sécurité et de protection de l'environnement (tableau 5):
Tableau 5
Evolution du coût de retraitement en France (en F/kg U)
Année
1970
1972
1973
1975
1976
1977
1978
1979
 
89
200
214
450
1.000
2.000
2.500
3.000
p.16


     Rien n'indique que la hausse puisse se ralentir, car ces difficultés sont loin d'être résolues: ainsi le coût moyen du retraitement d'un kilo de combustible irradié est calculé à partir d'une hypothèse de retraitement de 800 tonnes par an; or, l'usine de La Hague n'a pu pour l'instant développer sa capacité de retraitement au-delà de 150 tonnes par an. Dès lors, il est probable que l'estimation PEON reste très inférieure à la réalité. Ajoutons à cela qu'il est impossible d'estimer sérieusement les coûts sociaux associés au retraitement (qui vont des risques de pollution et de contamination[50], beaucoup plus grands que dans les centrales, aux contraintes sociales engendrées par le transport et la conservation des déchets).
     Au total, les hausses du prix de l'uranium, du coût de l'enrichissement et du retraitement constatées ces dernières années révèlent la fragilité des prévisions relatives au cycle du combustible nucléaire... et il suffirait que l'ensemble des coûts liés au cycle du combustible soit multiplié par 2,8 d'ici 1990 pour que le nucléaire n'apparaisse plus compétitif par rapport au charbon, tout en retenant des hypothèses pessimistes quant à l'évolution du prix de celui-ci (les hypothèses du scénario gris du 8e plan, déjà mentionnées). On remarquera qu'une telle hausse du poste du combustible, si elle se réalise, serait inférieure à celle réellement constatée au cours de la décennie précédente.
     Il semble plausible d'admettre que le problème du retraitement, et plus généralement de toutes les opérations de la fin du cycle du combustible, restera le plus délicat à prendre en compte dans les estimations prévisionnelles à moyen terme. Et à cet égard, on peut s'étonner de l'attitude de la commission PEON qui, pour comparer les coûts du kWh produit à partir de combustibles nucléaires et fossiles, retient, à juste titre, des hypothèses pessimistes en ce qui concerne l'évolution du prix du fuel ou du charbon - celles du scénario gris du 8e plan - tout en postulant une quasi-stabilité des coûts de la filière nucléaire.
     En conclusion, les hausses - parfois considérables - enregistrées ces dernières années dans les différentes dépenses associées aux principales phases du cycle du combustible devraient conduire à beaucoup de prudence, dès lors que l'on entend prévoir les conditions futures de la compétitivité du nucléaire. Cumulées à celles constatées dans l'estimation des coûts d'investissement et d'exploitation, ces incertitudes sont telles qu'il apparaît hasardeux d'engager un programme nucléaire en se fondant principalement sur un argument de compétitivité. De plus, les estimations PEON ignorent, indépendamment des trois éléments considérés (investissement, exploitation, combustible), de nombreux paramètres.
suite:
1.3.4. Les paramètres négligés
     Nous ne reviendrons pas ici sur le problème difficile de l'estimation des coûts sociaux et de la valorisation des effets non marchands d'un programme nucléaire. Notre propos n'a d'autre objectif que de souligner - de façon non exhaustive - certaines lacunes liées à la nomenclature des coûts recensés.

1.3.4.1. La non-prise en compte des coûts de recherche
     On observera en premier lieu l'ignorance par la commission PEON des frais de recherche considérables impliqués par le développement du programme nucléaire. Il est vrai cependant que les dépenses de recherche n'ont pas pour l'essentiel à être supportées par EDF mais par le CEA et l'armée. Il n'en reste pas moins que le coût réel du kWh d'origine nucléaire calculé dans l'optique de mesure du bénéfice social devrait intégrer ce type de dépense. Selon un rapport du Département de l'énergie américain publié en 1980, la prise en compte des subventions de l'Etat fédéral, dont l'essentiel était destiné à la recherche, a fait monter le coût de l'électricité produite par les centrales nucléaires à un niveau compris entre 3,9 et 4,7 cents le kWh, soit au minimum 80% de plus que l'évaluation officielle (2,2 cents/ kWh) réalisée par le conseil américain de l'énergie nucléaire[51].
     Rien ne nous permet d'affirmer que la sous-estimation est du même ordre que celle constatée aux USA, mais si cela était, le coût du kWh nucléaire s'élèverait alors en France à 28,24 c, soit à un niveau supérieur du kWh/charbon.

1.3.4.2. Les coûts liés à la distribution et à l'usage de l'électricité d'origine nucléaire
     On ne peut envisager la compétitivité d'une forme de production d'énergie par rapport à une autre d'origine nucléaire sans évoquer les problèmes spécifiques de distribution et d'usage qu'elle pose:
     - La taille et la puissance des centrales nucléaires contribuent à renchérir les coûts de transport de l'électricité produite dans une proportion importante (en 1979 les coûts de transport de l'électricité variaient de 1,3 c/kWh en haute tension à 10 c/kWh en basse tension).
     - Mais surtout le programme nucléaire présuppose une pénétration accrue de l'électricité en substitution des combustibles classiques pour des usages thermiques; le tableau 6 rappelle les taux de pénétration prévus par secteur en 1990.


50. Le retraitement est une opération chimique complexe et délicate en raison de la forte radioactivité des matières traitées.
51. Cf. Le Monde du 27 déc. 1980.
p.17


Tableau 6
Taux de pénétration de l'électricité par secteur
Secteurs Part de l'électricité dans la consommation d'énergie
1978 1990
Résidentiel 26,9% 62 à 64 %
Tertiaire 46,8% 63 à 76%
Industrie - Agriculture 32,4% 36,6 à 37,5%
Transports intérieurs   5,9% 6,6 à 6,8%
Total consommation finale 26  % 41,5 à 42,5%

Tableau 7
Evolution de la consommation d'électricité prévue par EDF
(en terawattsh: milliards de kWh)

1980 1990 différence différence en %
Consommation totale 256 450 194  75,5%
dont industrie 116,6 166 49,5  42,5%
Tertiaire et résidentiel dont: 111,5 228 116,5 104,4%
usages spécifiques (79) (143) (64)   81,0%
usages thermiques (32,5) (85) 52,5 161,5%
Enrichissement uranium 10 25 15 150  %
Pertes 18 31 13   72,2%

     Ainsi que le souligne le rapport Crémieux, le plafond de 42,5% ne peut être atteint que par une promotion très intense de l'électricité, les possibilités de pénétration de l'électricité d'ici 1990 étant limitées. Le tableau 7 montre bien que l'évolution de la consommation d'électricité, telle que prévue par EDF, implique principalement un essor considérable des usages thermiques surtout dans le secteur résidentiel[52]; et c'est à cette croissance qu'est censé répondre le programme nucléaire.
     Or, on ne saurait ignorer que pour tous les usages non spécifiques de l'électricité, en particulier pour le chauffage, le rendement par rapport à un combustible classique est bien moindre[53] et actuellement la thermie électrique, y compris d'origine nucléaire, est plus coûteuse que la thermie classique[54]. Dès lors que la comparaison est faite au niveau des usages, entre les combustibles et l'électricité d'origine nucléaire, l'avantage relatif de celle-ci n'est assuré que pour les usages spécifiquement électriques.
52. «Une prospective de la consommation d'énergie à long terme», op. cit.
53. Le rendement de la production de chaleur obtenue en brûlant directement un combustible classique peut atteindre 80%; il tombe à 30% lorsqu'il s'agit de produire de la chaleur convertie en électricité reconvertie à son tour en chaleur.
54. Cf. à ce sujet F. BOLLON, op. cit. ainsi que R. LATTES et L. THIRIET, op. cit.
     1.4. Conclusions

     Les tensions permanentes sur le marché pétrolier, et à moindre degré sur le marché charbonnier, ont toujours assuré un rapport de compétitivité favorable à l'option nucléaire, malgré une dérive constante du coût réel de celle-ci depuis 1974; dérive dont les causes sont multiples et vont d'une maîtrise imparfaite des problèmes de sécurité et de traitement du combustible, aux phénomènes de rente se manifestant aussi bien au niveau de la fourniture du combustible que des équipements[55]. Ce n'est donc pas par une amélioration de ses performances économiques que le nucléaire s'avère compétitif mais du fait de la dégradation de la rentabilité des options concurrentes que sont les importations de combustibles fossiles. Quoi qu'il en soit, c'est sur le constat de ce rapport de compétitivité que se fonde la décision de poursuivre et de développer le programme nucléaire.


55. Sur le caractère quasi monopolistique du marché du nucléaire, consulter B. BELLON: «Le pouvoir financier et l'industrie en France». Ed. du Seuil, Paris, 1980 - 268 p. Cf. en particulier les pages 214 à 221.
p.18


     Ceci appelle au moins trois catégories de remarques:
     1. Les décisions prises sont justifiées à partir d'un calcul discutable: nombre de paramètres intervenant dans l'estimation du kWh nucléaire, soit sont sous-estimés, soit ont, par la force des choses, une valeur très incertaine - en particulier en ce qui concerne les diverses phases du cycle du combustible. De plus, la méthodologie du calcul, celle de l'actualisation sur vingt ans avec un taux de 9% pénalise automatiquement les options concurrentes, en particulier la production d'électricité à partir de centrales thermiques fonctionnant au charbon; compte tenu du degré d'incertitude qui entache certaines variables, l'écart des coûts moyens du kWh nucléaire et du kWh charbon n'est pas tel qu'on ne puisse considérer définitivement ce dernier comme non compétitif: ainsi, en Allemagne fédérale, le coût du kWh thermique charbon est-il évalué séparément par les trois instituts de recherches économiques sur l'énergie, à un niveau inférieur à celui du nucléaire, compte tenu de la charge croissante entraînée par les mesures de sécurité et l'élimination des déchets radioactifs[56].
     2. L'analyse en termes de coûts privés pour justifier une décision - le recours au nucléaire et le développement de la pénétration de l'électricité au maximum des possibilités comme substitut des énergies fossiles importées - est d'autant plus restrictive que sont ignorées les implications structurelles de ce choix. Ainsi, entre autres exemples, peut-on observer que déjà la montée en puissance du nucléaire se traduit par une modulation croissante des tarifs, qui incitera de plus en plus les gros consommateurs industriels à généraliser le travail en continu de nuit et de week-end. Plus largement, la comparaison des coûts privés conduit à la non-prise en compte de l'ensemble des effets externes et des coûts sociaux: nul ne peut nier les risques objectifs non négligeables que suppose l'option nucléaire (augmentation de la radioactivité ambiante, gestion des déchets, risques d'accidents, d'action terroriste ou de prolifération nucléaire)[57]; nul ne peut nier, non plus, qu'en dépit d'une possibilité d'occurrence réduite, ces risques nécessiteront un contrôle politique et social accru. C'est en général au nom même de leur difficulté d'évaluation que ces coûts sociaux sont ignorés. Au demeurant, l'internalisation de certains d'entre eux - par le biais, par exemple, du renforcement des normes de sécurité après l'accident d'Harrisburg - constitue l'une des causes principales de la dérive du coût du nucléaire. De même que la plupart des effets externes et des coûts sociaux sont négligés, les incidences macroéconomiques des solutions retenues ou rejetées ne sont pas - ou très partiellement - considérées, en raison même de la méthodologie adoptée.
En tout état de cause la minimisation du coût de production n'implique pas nécessairement celle du coût social!
     3. Une autre conséquence du calcul économique tel qu'il est conduit à propos du problème énergétique tient à la non-prise en compte de l'ensemble des solutions technologiques pouvant être mises en oeuvre, soit pour satisfaire des besoins en énergie (les énergies renouvelables), soit pour dissocier la croissance énergétique et la croissance économique (les économies d'énergie). Le kWh le moins cher, après actualisation, est devenu ces dernières années, conformément aux voeux des unités politiques et économiques dominantes, le critère essentiel des choix de politique énergétique.
suite:
Or, à raisonner uniquement en termes de coûts d'énergie produite, on élimine, ipso facto, toute possibilité de résoudre, ne fût-ce que partiellement, le problème énergétique non pas au niveau de la production mais de l'utilisation; autrement dit, on renonce entre autres à examiner les possibilités d'exploitation du «gisement» d'économies renouvelables, et surtout d'économies d'énergie auxquelles nous allons consacrer la suite de cet article.

2. L'électronucléaire face au potentiel d'économies d'énergie

     En conclusion d'un rapport consacré aux économies d'énergies, l'Agence Internationale de l'Energie notait qu'«un baril de pétrole économisé est aussi utile qu'un baril produit»[58]... il en va de même du kWh! L'Agence observait également «les investissements nécessaires pour économiser l'énergie auront un meilleur rendement économique - et, partant un effet plus positif sur la croissance du PIB et sur l'emploi - que bon nombre des actions qu'envisagent actuellement les pays de l'AIE pour accroître leur approvisionnement énergétique. De ce fait les économies d'énergie sont moins coûteuses que le développement des sources d'énergie intérieures»[59].
     Le propos de cette partie est de présenter brièvement les potentialités que recèlerait une politique axée à titre principal sur les économies d'énergie, le nucléaire pouvant alors jouer éventuellement un rôle d'appoint au même titre que les autres énergies nouvelles.
     Dans un premier temps, nous chercherons à présenter le potentiel d'économies d'énergie, tant au plan technique qu'économique, en nous fondant principalement sur diverses études réalisées dans le cadre de la préparation du VIIIe plan.
     Raisonner exclusivement en termes de rentabilité microéconomique conduit - et nous avons pu le constater à propos du nucléaire - à ignorer les incidences macroéconomiques de toute politique énergétique. C'est pourquoi notre second paragraphe sera consacré essentiellement aux effets sur le PIB, l'emploi et la balance commerciale, des diverses options en présence. Ce sera, pour nous, l'occasion de présenter les résultats de diverses simulations effectuées tant au plan national que régional.


56. Cf. D. FINON, op. cit., p. 118.
57. Dans le rapport «Nuclear power issues and choices» de 1977, le groupe de travail installé avec le Président Carter (et assuré en particulier par S.M. KEENY et Kenneth J. ARROW) note: nous croyons que «les conséquences de la prolifération des arrnes nucléaires sont assez sérieuses pour que nous soyons préparés à recommander un arrêt de l'énergie nucléaire aux États-Unis, si nous pensons que cela préviendrait une prolifération ultérieure...» in L.PUISEUX: «La Babel nucléaire», op. cit.
58. Rapport de 1976 cité en page 222 par L. PUISEUX «La Babel nucléaire», Ed. Galilée, Paris, 1977, 303 p.
59. Souligné par nous.
p.19


     2.1. Le potentiel d'économies d'énergie[60]

2.1.1. L'estimation du «gisement» d'économies d'énergie
Méthodes et résultats
     De nombreuses études réalisées aussi bien en France que dans la plupart des pays occidentaux montrent que le recours généralisé à des technologies connues et rentables permettrait de réaliser dès maintenant des économies d'énergie importantes. Globalement et quelles que soient leurs origines[61], ces études aboutissent à des résultats très proches les uns des autres, résultats que J. Saint Geours résume ainsi: «Une utilisation rationnelle de l'énergie devrait permettre de gagner 20 à 35% de la consommation dans les transports, de 15 à 35% dans l'industrie et l'agriculture et jusqu'à 50% dans les secteurs domestiques et le tertiaire en se contentant d'appliquer des techniques connues, par exemple les pompes à chaleur et des matériaux de construction»[62].
    Plus précisément, nous entendons par «Potentiel d'économies d'énergie» les dispositions d'ordre technique qu'il serait possible de réaliser dans le cadre des contraintes institutionnelles et économiques actuelles. On peut d'ailleurs imaginer que ces mesures auraient été, pour partie, mises en oeuvre spontanément par le système libéral si les prix de l'énergie avaient été moins dérisoires dans les années 1960. Ces mesures permettant de réduire dans une forte proportion l'élasticité[63] de la consommation d'énergie par rapport au PIB ne remettent pas fondamentalement en cause le mode de fonctionnement et de développement des sociétés qui les mettent en oeuvre. Elles aboutissent «à dissocier fortement la croissance énergétique de la croissance économique» et requièrent une intervention étatique dans les sociétés libérales en raison de l'inertie qui entrave ces dernières dans leur processus d'adaptation forcée à la hausse du prix du pétrole. On peut donc exclure de ce premier niveau toutes les mesures techniquement concevables, mais irréalisables dans le cadre actuel compte tenu d'un niveau de coût prohibitif (tel est le cas, par exemple, de la maison totalement autonome sur le plan énergétique). Quel que soit le caractère volontariste d'une politique d'économies d'énergie, celle-ci ne peut être mise en oeuvre de manière instantanée.
 
 
 
 



60. L'étude des possibilités spécifiques de développement des énergies renouvelables sera simplement évoqué. Une étude exhaustive de ces possibilités dépasserait très largement le cadre de cet article et demanderait des recherches beaucoup plus complètes. Le lecteur désireux d'aborder de manière spécifique ce problème pourra se reporter en particulier à l'étude réalisée pour le compte du COMES par le bureau d'études ARENE: «Créations d'entreprises et d'emplois par les énergies renouvelables», oct. 1980. Au demeurant, nombre des propositions émises dans le cadre de cette partie concernent aussi bien les économies d'énergie que le développement des énergies renouvelables, tant il est vrai que les deux politiques sont interdépendantes et comparables dans leur logique fondamentale: toutes deux irnposent de rompre avec un processus de production mettant en oeuvre un nombre limité de décideurs-producteurs (gouvernement, CEA, EDF, groupes industriels...) pour développer un processus décentralisé impliquant l'intervention d'une multiplicité d'entreprises et d'usagers. De même, ces politiques présupposent le développement de systèmes de financement très voisins sous forme d'aides aux investissements, de bonifications d'intérêts et d'incitations fiscales.
suite:
C'est pourquoi la mesure du potentiel d'économies d'énergie réalisables à moyen ou long terme est un exercice malaisé faisant appel, avec toutes les limites qu'implique ce type de démarche, à la technique des scénarios prospectifs: la méthode dans son principe est simple; elle consiste à comparer deux scénarios de consommation, d'énergie à horizon «n»:
     1. Un scénario de référence qui, dans le cadre d'un contexte socio-économique préalablement défini (perspectives de croissance, d'évolution démographique, d'urbanisation, etc.), retrace les perspectives d'évolution tendancielle de la consommation d'énergie; perspectives résultant, soit du maintien, soit de l'évolution spontanée, à politique incitative et réglementaire inchangée, des consommations unitaires actuelles pour chaque catégorie d'équipement et d'usage.
     2. Un scénario supposant l'exploitation systématique des possibilités techniques et économiques d'adaptation des modes d'utilisation de l'énergie.
     Les résultats d'une telle démarche ne doivent pas être purement et simplement assimilés à des prévisions, mais plutôt à la projection d'images cohérentes de ce que pouvait être à terme la structure de la consommation d'énergie, compte tenu d'hypothèses relatives aussi bien au développement de moyens techniques connus qu'à l'évolution socio-économique prévisible.

2.1.2. Les estimations à l'horizon 1990
     A notre connaissance, plusieurs estimations du «gisement d'économies d'énergie» ont été tentées; la plus systématique nous semble être celle réalisée dans le cadre de la préparation du 8e plan par le Commissariat Général au Plan, et ayant donné lieu à la publication du rapport «Crémieux», du nom de son rapporteur (extraits dans la Gazette N°44). La présentation et la discussion des hypothèses de cette estimation dépassent largement le cadre de cet article; aussi, nous contenterons-nous de présenter ici les résultats principaux, à titre d'illustration de ce qu'il apparaît raisonnable d'envisager comme économie d'énergie: les auteurs ont recensé secteur par secteur toutes les sources d'inefficacité et de gaspillages de tous ordres, qui accroissent inutilement le volume actuel de consommation d'énergie. Puis, à partir de plusieurs scénarios de développement des différents modes d'utilisation de l'énergie, les possibilités réelles de réduire la croissance des consommations d'énergie que résume le tableau 8.


61. Citons entre autres pour la France:
     - les travaux préparatoires du 8e plan. En particulier le rapport J. Crémieux intitulé: «Une prospective de la consommation d'énergie à long terme»;
     - les travaux du Centre d'Etudes et de Prévisions du Ministère de l'Industrie. Cf. J.M. CHASSERIAUX: «Une croissance sobre est-elle possible?», revue Futuribles, mars 81. Aux USA, en Grande-Bretagne, en Allemagne et au Danemark, divers travaux analogues ont également mis en évidence des potentiels très élevés d'économies d'énergie;
     - Analyse comparée des poiltiques allemande, britannique et française. Revue Futuribles, mars 81.
62. Cf. Le Monde du 6 nov. 1979. J. SAINT GEOURS commentait les résultats du travail d'un «Groupe des Sages» nommé par la Commission des communautés européennes chargée d'étudier les moyens d'atteindre à long terme les objectifs économiques, sociaux et environnementaux de la Communauté, en limitant au maximum ses besoins en énergie primaire.
63. Rappelons que le coefficient d'élasticité est le rapport de la variation relative de la consommation d'énergie à la variation relative du PIB.
p.20

Tableau 8
Estimation du potentiel d'économies d'énergie par secteur
Secteurs 1
Consommation 1979
2
Consommation tendencielle 1990
3 Consommation "efficace" 1990 4 = 3 - 2
Economies d'énergie réalisables en MTEP
en MTEP en % en MTEP en % en MTEP en %
Résid. et tertiaire   63,6    33,3  89 » 34 67 » 22
Industriel et agricole   65,9    34,5 89 - 94 » 35 72 - 87[1] » 17
Transports   36,4    19,1  52   » 19,9 34 - 38 » 18 - 22
Energie   25,1     13,1 18 - 30   » 11,1 27 - 29 » 1
TOTAL 190,9 100 258 - 265 100 200 - 209 100 58 - 62

     L'écart entre la consommation tendancielle en 1990 et la consommation «efficace» peut être estimé à 60 millions de TEP, soit près du tiers de la consommation de 1979. Or, ceci représente à peu près l'ordre de grandeur du programme nucléaire... et les auteurs d'en déduire que «si l'on ne s'attaque pas aux gaspillages, on peut considérer que l'on aura fait le nucléaire pour rien... ce serait d'autant plus absurde que la chasse aux gaspis est une opération rentable»[64]. Sans doute doit-on considérer ici les résultats avec prudence d'autres simulations aboutissent d'ailleurs à des résultats plus modestes[65].
     Quoi qu'il en soit, le secteur résidentiel et tertiaire apparaît comme celui où les possibilités d'action sont les plus grandes, en raison essentiellement de l'énorme gaspillage thermique provoqué par la mauvaise isolation des logements. L'exemple des pays scandinaves, de la Suède en particulier, montre que l'on peut escompter une amélioration du rendement énergétique des installations de chauffage d'au moins 30%[66]. Les 213.000 TEP économisées en France au 15 mars 1981 depuis la création de l'Agence pour les Economies d'Energie représentent bien peu de choses par rapport au potentiel des 22 millions recensés à l'horizon 90 pour le seul secteur résidentiel: pourtant, la rentabilité des économies d'énergie par rapport à l'emploi, dans des conditions inchan¬gées, de combustibles classiques n'est plus à démontrer, quels que soient les secteurs concernés[67]. Certes, il est délicat de comparer différentes actions d'économies d'énergie qui font simplement appel à un investissement initial, et le recours, dans des conditions d'utilisation inchangées, à des combustibles classiques ou d'énergie électronucléaire, ces derniers impliquant des dépenses initiales et d'exploitations. La difficulté est d'autant plus grande que les évaluations des dépenses nécessaires pour économiser l'énergie sont aussi variées que les méthodes[68]. On peut estimer à 13.440 francs 1981[69] le coût moyen de la TEP/an économisée, alors que le seuil de rentabilité acceptable s'élèverait selon les travaux préparatoires au 8e plan à 19.040 francs. A supposer que l'électricité soit fournie à l'utilisateur au prix de revient du kWh électronucléaire, estimé à partir du coût moyen de production actualisé, la TEP d'électricité consommée revient à 1.330 francs en usage électrique et à 2.800 francs en usage thermique[70]. Ce calcul sommaire et purement indicatif, qui ne tient pas compte des différences d'utilisation des équipements, ni des éventuelles incitations financières aux économies d'énergie mises en place par les pouvoirs publics (400 francs la TEP depuis 1977) montre que la rentabilité microéconomique d'un investissement en économies d'énergie est importante, y compris par rapport à l'emploi, dans les conditions actuelles, d'électricité d'origine nucléaire: cela dit, c'est peut-être plus sur le plan macroéconomique que l'avantage des investissements en économies d'énergie dans le secteur industriel apparait décisif par rapport à une production d'électricité d'origine nucléaire; il nous sera donné de revenir sur ce point ultérieurement.
     Quant au secteur industriel, toutes les études montrent que les marges de manoeuvre sont également considérables, sans même qu'il soit nécessaire d'envisager, à l'instar de
L. Puiseux[71], une éventuelle délocalisation des industries grosses consommatrices d'énergie en direction des pays bien dotés en énergie. Ainsi, entre autres exemples, signalons que de 1973 à 1979, le Japon, dont il faut noter au passage que le programme nucléaire est beaucoup moins important que le programme français, a réduit sa consommation industrielle de fuel lourd de 15 millions à 6,2 millions de tonnes[72]. Il est vrai qu'une politique d'économies d'énergie dans le do-maine industriel se heurte au fait que pour la majorité des entreprises, le coût de l'énergie n'est pas un élément déterminant: il ne représentait en 1978 que 7% de la valeur ajoutée industrielle, mais, cela étant, la rentabilité des investissements en économies d'énergie est assurée puisque, selon les diverses évaluations en présence, l'économie d'une TEP par an dans le secteur industriel implique une dépense comprise entre 2.800 et 6.000 francs 1980; en comparaison, la TEP consommée dans l'industrie - il s'agit essentiellement de fuel - coûte environ 1.000 francs. Le délai de récupération est donc extrêmement court[73].
suite:
     Dès lors, c'est moins - contrairement à ce qui se passe dans le secteur résidentiel - par des aides financières directes que par des campagnes d'information et par des aides à la recherche de techniques nouvelles et plus performantes, que l'on pourra atteindre l'objectif des 17 millions de TEP économisables à l'horizon 90. En tout état de cause, dans l'industrie, les investissements en économies d'énergie apparaissent beaucoup plus rentables qu'une pénétration accrue de l'électricité, fût-elle d'origine nucléaire.
 
 
 
 
 


64. Rapport Crémieux, p. 82.
65. Cf. l'étude du Centre d'Etudes et de Prévisions du ministère de l'Industrie présentées par J.M. CHASSERIAUX in «Energie-PNB: une croissance sobre est-elle possible?», op. cit. L'étude a consisté à comparer un scénario de référence décrivant les perspectives d'évolution tendancielle et un scénario BPET («Bas profil d'énergie technique»). La comparaison des deux scénarios met en évidence un potentiel d'économies d'énergie de 34 MTEP en l'an 2000, soit 14% de la demande finale du scénario de référence. Il réduit l'élasticité de demande d'énergie finale par rapport au PIB à 0,37 (contre 0,95 en 1980).
     Les résultats sont plus modestes que ceux du rapport Crémieux; à notre avis, cela s'explique par une sous-estimation de la consommation tendancielle dans le scénario de référence puisqu'en 1985, celle-ci serait inférieure à la consommation réelle de 1979 (1es projections ont été faites à partir de la consommation réelle de 1975).
66. Cf. à ce sujet le résumé de la conférence mondiale de l'énergie d'Istambul 1977, publié par les Editions techniques et économiques. D'ores et déjà, la consommation énergétique moyenne pour le chauffage d'une unité d'habitation est de 6 kWh/degré jour en Suède contre 9 kWh/degré-jour en France.
67. Cf. le rapport Crémieux, op. cit.
68. Outre les travaux d'isolation, elles comprennent entre autres l'emploi des systèmes de régulation automatique, de pompes à chaleur, de systèmes solaires (chauffe-eau), de réseaux de chaleur...
69. 12.000 F 1980 plus 12% d'inllation. Cette estimation est beaucoup plus élevée que celle proposée par l'ARENE, de l'ordre de 6.500 F la TEP. Notons également que la moyenne des devis contrôlés par l'Agence des économies d'énergie s'élève à 7.000 F pour une économie moyenne de 0,7 TEP/an, ce qui équivaut à 10.000 F 1981 la TEP.
70. Nous avons estimé le coût de la TEP d'origine nucléaire à partir des données suivantes:
     - coût moyen actualisé du kWh: 15,7 centimes; 1.000 kWh = 2/9 TEP;
     - coût d'une TEP à la production: 705 F.;
     - coût en usage électrique hors transport (coefficient de rendement 0,8): 880 F.;
     - coût en usage thermique hors transport (coefficient de rendement: 0,3): 2.350 F
     - coût de transport forfaitaire par TEP: 450 F.
71. L. PUISEUX, «La Babel nucléaire», op cit.
72. La production d'une tonne d'acier qui nécessitait l'emploi de 129 litres de fuel en 1973 est tombée en 1979 à 57 litres seulement. Le programme nucléaire japonais prévoit en 1990 un niveau de puissance installée de 32 Terawatts contre 66 pour le programme français, soit un rapport de puissance installée inverse de celui des PIB respectifs.
73. Dans certains cas inférieurs à deux ans. Cf. «Industrie: des investissements très rentables». Bruno DETHOMAS, Le Monde du 19 mal 1981.
p.21



     Les estimations de potentiel d'économies d'énergie dans l'industrie sont généralement menées à structure industrielle stable... Mais sans doute, une politique active d'économies d'énergie serait-elle susceptible de conduire à terme à une reconsidération complète de la politique industrielle. Certaines branches ou certains produits sont plus «énergivores» que d'autres - cela est également vrai en ce qui concerne les spéculations agricoles. Ceci est illustré par le tableau suivant:
Tableau 9
Contenu énergétique d'un emploi en TEP/emploi/an (1975)
Secteurs TEP/emploi/an Secteurs TEP/emploi/an
Sidérurgie
58
Textiles-cuirs
3,4
Chimie 30 B.T.P.
1
Mat. de construction
27
Industrie (moyenne)
5,9
Verre
23
Tertiaire hors transp.
(moyenne)
1,6
Papier-carton
20
Agric. (moyenne)
1,5
I.A.A.
9
Construct. méca et
électriques
3,5
Tous secteurs
(moyenne générale)
3,5
Source: CEREN in Haëntjens: «Energie-Emploi».

     C'est pourquoi les possibilités réelles d'économies d'énergie dans l'industrie et l'agriculture sont supérieures à celles généralement estimées. La question des économies d'énergie dans l'industrie et l'agriculture ne peut se réduire à celle des gaspillages; elle met en jeu la politique industrielle dans son ensemble.
     Dans le secteur des transports les économies d'énergie réalisables ne tiennent pas tant à des progrès techniques que l'on sait limités à l'horizon 1990 - on ne peut guère espérer une diminution de la consommation des véhicules supérieure à 10 ou 15%[74] qu'à des modifications de comportement des consommations. Or ces modifications peuvent être induites par deux facteurs:
     - la ponction sur la consommation qu'impose le renchérissement de l'énergie ainsi que les investissements qu'elle peut susciter dans le secteur résidentiel peut amener les ménages à réduire de façon appréciable l'utilisation de leurs véhicules: certains scénarios prévoient d'ici 1990 une réduction de 20% du kilométrage parcouru en véhicule individuel (cf. supra);
     - mais surtout une politique active de développement des transports collectifs et de reconversion des transports de marchandises peuvent s'avérer extrêmement efficaces: le transport collectif consomme cinq à dix fois moins d'énergie par kilomètre/voyageur que le transport individuel.
     Il est clair que le coût et la compétitivité des économies d'énergie dans le secteur des transports sont difficiles à estimer, d'autant plus qu'elles supposent une évolution importante des comportements[75].

suite:
2.1.3. Les économies d'énergie
et le programme nucléaire
     En définitive, quel est l'enjeu des économies d'énergie et dans quelle mesure les investissements qu'elles impliquent sont concurrentiels par rapport au programme nucléaire français?
     Les incertitudes liées à l'estimation précise des potentiels et des coûts ne permettent pas une comparaison systématique des deux options... L'intérêt des travaux que nous avons cités est d'ailleurs plus de montrer qu'il est possible de dissocier de façon durable croissance énergétique et croissance économique, que de prévoir de façon précise les objectifs et les moyens d'une politique efficace d'économies d'énergie. C'est pourquoi les évaluations globales proposées par les divers scénarios testés s'inscrivent dans une fourchette très large... il est néanmoins possible, à titre indicatif, de les comparer à celles du programme nucléaire français (cf. tableau 10 page suivante).
     Ces données appellent plusieurs remarques:
     1. Les travaux préparatoires au 8e plan, dont les résultats sont consignés dans le rapport Crémieux montrent que les possibilités de pénétration de l'électricité d'ici 1990 sont limitées; la part de l'électricité dans la consommation d'énergie ne pouvant excéder le plafond de 42,5% (contre 26% en 1978), compte tenu des contraintes propres à certains secteurs (transports, industrie, etc.). Autrement dit, l'économie française ne pourrait consommer plus de 93 à97 MTEP d'électricité, selon le scénario de croissance retenu. Or, tel est l'objectif fixé en 1980 par le Conseil Central de planification pour 1990 (95 MTEP); le programme nucléaire fournirait à lui seul 77% de cette quantité d'électricité. Il s'agit là d'un optimum, en raison du manque de souplesse d'utilisation des centrales nucléaires et la nécessité de maintenir en fonctionnement des équipements classiques, plus souples d'utilisation, pour faire face aux périodes de pointe. En tout état de cause, on ne pourrait envisager d'augmenter, dans le cadre des hypothèses de croissance économique retenues (3,5% par an) la puissance nucléaire installée.
     On remarquera que le programme nucléaire français prévoit une production totale (73 MTEP) excédant de fort peu le montant de l'énergie économisable, telle qu'estimée par le rapport Crémieux (60 MTEP); ceci conduit tout naturellement le rapporteur à conclure que «Si l'on ne s'attaque pas aux gaspillages, on peut considérer que l'on aura fait le nucléaire pour rien» . En l'absence de politique volontariste le risque est grand en effet de voir l'électricité nucléaire utilisée de façon irrationnelle; d'autant plus qu'à l'inverse, la nécessité d'employer une capacité nucléaire croissante risque de stimuler l'emploi d'électricité dans des usages peu efficaces (le thermique résidentiel par exemple). C'est en fait poser là le problème de la compatibilité entre les deux programmes.
74. Le 8e plan retient une hypothèse de 12%.
75. Ajoutons à cela que, selon l'Agence des Economies d'Energie, il serait possible d'améliorer les performances des véhicules existants dans des proportions sensibles grâce à des équipements complémentaires imposant un surcoût de l'ordre de 10.000 F/TEP pour les voitures particulières et de 5.000 F. pour les poids lourds.
p.22

Tableau 10
Coûts d'investissement et potentiels d'énergies économisées ou produites
Economies d'énergie Programme nucléaire
(centrales seules - six tranches de 1.300MW)
Investiss. annuel entre 1980 et 1990 (francs 1980) Estimation ARENE* Estimation Crémieux 8e plan**
24 milliards de francs 46 milliards de francs 45 milliards de francs
Energie économisée en 1990 40 MTEP 54-61 MTEP  
Energie produite en 1990     73 MTEP

     2. La comparaison des coûts globaux présentés dans le tableau 10 appelle une précision: sont seulement prises en compte les dépenses d'investissement, à l'exclusion des frais d'exploitation. et de combustible qui, pour le nucléaire, sont évidemment élevés (cf. première partie) alors qu'ils sont négligeables dans le cas des équipements économiseurs d'énergie. Cela ne signifie pas que les économies d'énergie ne soient pas coûteuses; mais les 25 à 45 milliards de francs qu'elles supposent sont très vite remboursés par les économies procurées (5 ans pour les entreprises au maximum, 8 ou 9 ans pour les ménages et l'Etat)... Mais quoi qu'il en soit, l'importance des financements à mettre en oeuvre réduit considérablement le degré de complémentarité entre les deux politiques énergétiques (économies d'énergie et nucléaire) que certains envisagent: la ponction du secteur énergétique pèse déjà très lourdement sur les capacités d'épargne en France l'aggraver par un cumul d'un programme nucléaire intensif et d'une politique systématique d'économies d'énergie risquerait d'obérer complètement les capacités d'investissement de l'ensemble de l'appareil productif. L'association des deux programmes ne serait concevable que dans un contexte de croissance accélérée que la crise économique ne permet pas d'envisager raisonnablement à court terme. Cela dit, il conviendrait d'étudier de façon plus précise les sources et la répartition des financements à mettre en oeuvre pour comparer la portée des deux options... la politique d'économies d'énergies implique sans doute des transferts internes dans les dépenses des ménages comme des entreprises: il serait nécessaire d'étudier les implications de tels transferts. En outre, leur réalisation est subordonnée à l'adoption d'une politique d'incitation réelle[77].

     Les moyens à envisager dans cette optique sont très divers:
     - aides spécifiques sous forme de subvention par TEP éco¬nomisée;
     - aides aux mesures favorisant l'économie d'énergie du type de celles organisées pour le financement du logement;
     - dossiers-pilotes aidés régionalement ou nationalement;
     - participation des bénéficiaires directs des économies d'énergie, etc.
     Cette liste est loin d'être exhaustive et demanderait à être complétée.
     Il est clair cependant que l'étude comparée des financements à mettre en oeuvre tient à la disparité des sources intervenant dans l'une ou l'autre option:
     - le programme nucléaire implique un seul maître d'oeuvre, un nombre limité de groupes industriels; le financement est assuré par des emprunts internationaux, soit en définitive par l'ensemble des consommateurs.
     - dans le cas des projets alternatifs, les sources sont très diversifiées et font intervenir les consommateurs, les collectivités publiques locales, régionales et nationales.
76. Cf rapport Crémieux, p.47
77. En matière d'aides aux économies d'énergie, la France a pris un retard certain par rapport à ses grands concurrents industriels: au cours des trois dernières années, les autorisations budgétaires ont été deux fois plus importantes en Allemagne fédérale (1.714,5 millions d'ECU) qu'en France (880,4 millions d'ECU). La prime octroyée aux ménages de 400 F par TEP économisée n'a pas été revalorisée depuis 1977.
p.23


     C'est d'ailleurs sans doute là que se situe le principal handicap d'une nouvelle politique énergétique: production d'énergie et économies d'énergie ne relèvent pas de la même logique... la décentralisation extrême des décisions à prendre en vue d'économiser efficacement l'énergie présuppose un consensus et des incitations réelles en faveur d'une telle voie.
     L'étude du financement des économies d'énergie impliquerait également la prise en compte des effets positifs que de tels investissements peuvent engendrer sur les finances publiques considérées globalement (Etat plus collectivités locales plus sécurité sociale)... ne serait-ce que par le biais des rentrées fiscales permises par la croissance induite du PIB, et par la réduction du cout du chômage (indemnités plus cotisations sociales non versées): ainsi J. Haentjens estime qu'une subvention de 2.000 F/TEP peut être amortie par la collectivité nationale entre deux et quatre ans du seul fait de l'accroissement induit des ressources fiscales. Mais c'est déjà poser la question des incidences macroéconomiques d'une politique axée sur les économies d'énergie.

     2.2. L'enjeu macroéconomique d'un programme d'économies d'énergie
     Pour mesurer les incidences macroéconomiques d'un programme d'investissement en économies d'énergie, sans doute serait-il nécessaire de disposer d'un modèle spéci¬fique, intégrant dans la formalisation de l'économie française une représentation précise de la production et des comportements de consommation et d'économie d'énergie. Malgré l'inexistence d'un tel modèle, diverses simulations ont pu être faites, dans le cadre de la préparation du 8e plan, à partir du modèle DMS: ces simulations ont permis de comparer les effets de diverses variantes d'économies d'énergie; avant d'en examiner brièvement des résultats, il nous faut préciser quelle est la logique des mécanismes induits par un programme d'investissement d'économies d'énergie.

2.2.1. Les effets macroéconomiques des économies d'énergie
     Comme tout investissement, les économies d'énergie vont affecter par le jeu du multiplicateur keynésien les grands équilibres (production, emploi, balance commerciale). Les dépenses initiales liées à un programme d'économies d'énergie concerneraient principalement cinq secteur d'activité et leurs consommations intermédiaires: bâtiment (second oeuvre) à raison de 42%, verre et chimie (18%), constructions électriques (18%), constructions mécaniques (15%), travaux publics et divers (7%). Il est clair que ces secteurs, en redistribuant ces dépenses sous forme de profits et de salaires contribueraient à la relance de la demande de biens de consommation, donc à la création de nouveaux revenus, à leur tour dépensés en partie. Ce mécanisme de création en cascade de revenus induits, bien connu des économistes sous le nom d'effets multiplicateurs, permettrait alors une croissance du PIB plus que proportionnelle aux investissements initiaux.
     Bien entendu, l'analyse peut être menée de façon identique dans le cas d'un programme de construction de centrales nucléaires, mais à deux réserves près:
     1. les secteurs concernés ne sont évidemment pas les mêmes, puisque dans le cas de la construction de centrales nucléaires, les commandes s'adressent principalement au secteur du bâtiment et des travaux publics (gros oeuvre) d'une part, et à l'électromécanique d'autre part[78];
     2. Toutes choses égales d'ailleurs, en particulier à montant de dépenses initiales identique, l'effet multiplicateur des investissements en économies d'énergie, et donc la relance économique, est plus élevé que dans le cas du nucléaire pour deux raisons: en premier lieu, l'effet multiplicateur est renforcé en raison même de la propension à réinvestir les économies d'énergie réalisées: chaque année, le pouvoir d'achat créé directement par la réduction de la dépense énergétique permet d'augmenter les disponibilités consacrées aux économies d'énergie, sans avoir à recourir à une ponction supplémentaire sur l'épargne ou à de nouveaux moyens de financement.

suite:
     De plus, les fuites de revenus vers l'extérieur, étant toutes choses égales d'ailleurs moindres, la croissance s'en trouve d'autant mieux soutenue[79].
     Au total, à montant de dépenses égal, les investissements d'économies d'énergie ont un effet expansionniste plus important que dans n'importe quel autre secteur... C'est à juste titre que le rapport Crémieux affirme: «L'effort d'investissement (dans les économies d'énergie) induit une relance de l'activité économique générale en plus de son effet proprement énergétique. La relance est beaucoup plus forte dans l'industrie car non seulement les fournisseurs de matériaux économisant l'énergie augmentent leur activité, mais les économies d'énergie, une fois réalisées, améliorent la compétitivité des entreprises qui peuvent alors gagner des marchés nouveaux, notamment à l'exportation... non seulement la réduction des gaspillages est rentable pour les utilisateurs directs de l'énergie, mais elle bénéficie à la collectivité tout entière. Le renforcement du programme d'économies d'énergie cumule les avantages généraux de toute relance par les investissements, avec ceux qui résultent spécifiquement de la baisse des consommations: réduction immédiate et durable de la facture pétrolière, meilleure compétitivité des entreprises».
     Bien entendu, le développement de l'activité économique induit par les investissements en économies d'énergie s'accompagne de créations d'emplois. Là encore, économiser l'énergie présente un double avantage par rapport au fait d'en produire, surtout par recours au nucléaire:
     - En toute hypothèse il est clair que le nucléaire est le type de production d'énergie le plus capitalistique et le moins utilisateur de force de travail qui soit. A l'inverse, selon le Bureau of labour statistics des Etats-Unis, les principales activités de production et d'installation d'équipements économisant l'énergie présentent un ratio emploi/valeur ajoutée supérieur de 20 à 30% à des activités industrielles moyennes (électroménager, machines-outils) et proche, par la force des choses, du ratio du secteur BTP.
     Il est sans doute délicat d'effectuer des comparaisons, qui ne peuvent être qu'hasardeuses, tant sont grandes les disparités de situation entre deux programmes de nature totalement différente: cela étant dit, il semble que l'on puisse considérer comme vraisemblables les chiffres de 3.500 créations d'emplois par million de TEP économisées d'ici 1990, et de 720 créations par million de TEP produites grâce à des centrales électro-nucléaires[80].
 
 
 


78. Selon d'étude d'impact socio-économique de la centrale nucléare de Civaux, une centrale nucléaire de 2 tranches de 1.300 MW représente un investissement de l'ordre de 7,5 milliards de francs (francs 1980) qui se répartissent en: génie civil environ 20%, électro-mécanique environ 75%, divers (études) environ 5%.
79. Nous verrons ultérieurement que la validité de ce raisonnement ne se vérifie que si existe une industrie nationale d'équipement en économies d'énergie.
80. L'étude menêe par ARENE retient les données suivantes:
     - 120.000 emplois pourraient être concernés par la production des investissements permettant d'économiser d'ici 1990 40 millions de TEP, et 20 à 30.000 par le fonctionnement, c’est-à-dire essentiellement l'exploitation de la biomasse. Cf. Haentjen, «Energie-emploi», op. cit.
     - D'autre part, selon R. LATTES et P. THIRIET, le programme nu¬cléaire français permettrait de créer 53.160 emplois d'ici 1990, en comptabilisant les emplois d'exploitation, les activités amont et aval nécessitées par la réalisation des installations, et liées au cycle du combustible.
p.24


     - Mais c'est surtout par le jeu des emplois induits par la croissance qu'un programme d'économies d'énergie apparaît comme une voie efficace vers la résorption du chômage (on reviendra sur ce point ultérieurement). Une estimation de l'avantage relatif des économies d'énergie par rapport au nucléaire supposerait ici un calcul précis de la variation différentielle du PIB.
     Si une politique d'économies d'énergie peut sans conteste être considérée comme participant d'un dispositif de lutte contre le chômage, l'incertitude est beaucoup plus grande en ce qui concerne l'amélioration éyentuelle de la balance commerciale
     A l'actif des économies d'énergie, il faut inscrire la réduction de la facture pétrolière qu'elle entraîne nécessairement. Mais on sait par ailleurs que toute relance économique provoquée par des facteurs internes, suscite des tensions sur le solde de la balance commerciale par le jeu des importations induites, essentiellement de matières premières et de biens intermédiaires. Dans le cas d'une relance stimulée par une politique d'investissements en économies d'énergie, ces tensions peuvent être atténuées par la réduction des importations en produits énergétiques; le risque d'une dégradation de la balance commerciale n'est pourtant pas exclu: la raison en est le retard pris en France par rapport à d'autres pays comme le Japon ou les USA dans la création d'une industrie de matériel d'économies d'énergie... ainsi que l'observe justement le rapport Crémieux: «La dépendance de la France pour son approvisionnement en matériel d'économies d'énergie et surtout pour les équipements de chauffage et de régulation apparaît comme un handicap majeur dans la situation énergétique actuelle... Le seul point noir reste la faiblesse de l'industrie française du matériel technique et de la régulation qui oblige, pour l'instant, à échanger une dépendance pour une autre».

     Par conséquent, sur ce dernier point - l'équilibre extérieur - l'avantage relatif des économies d'énergie par rapport au nucléaire reste incertain; malgré les incertitudes pesant sur le marché international de l'uranium (cf. première.partie), le nucléaire suscite actuellement des besoins en devises assez faibles, encore que l'endettement d'EDF soit très préoccupant.
     L'ensemble de ces analyses macroéconomiques concernent les effets sur la production, l'emploi et les échanges extérieurs a été corroboré par diverses simulations nationales et régionales.

2.2.2. Les stimulations réalisées à l'échelon national
     Les diverses simulations réalisées à l'échelon national utilisent le modèle DMS[81] pour comparer diverses variantes de politiques d'économies d'énergie.
     Ces simulations permettent de confirmer les analyses du paragraphe précédent et de dégager un certain nombre de conclusions générales:
     - Les effets de relance et de créations d'emplois induits par les économies d'énergie sont particulièrement importants dans l'industrie... mais de même que pour les transports, le revers de la médaille, qu'il serait vain de sous-estimer, apparaît sous la forme d'une assez forte dégradation du commerce extérieur.


81. Modèle dynamique multi-sectoriel de l'INSEE.
p.25
Tableau 11
Impacts d'un programme d'investissements d'économies d'énergie de 10 MF par an
Secteur Hypothèses
Montant des investiss. (millions de F)
Financement
(hors subvention)
Balance commerciale
(en %)
Résultats
Emplois supplémentaires (milliers)
Croissance du PIB
(en%)
Résidentiel 10 Ponction sur la cosomm. puis sur les économies réalisées - 0,2 + 63 + 0,2
Tertiaire 10 Autofinancement et crédit, puis ponction sur les économies - 0,5 + 77 + 0,3
Industrie 10 Id. - 1,8 + 220 + 2,2
Transport 10 Financement externe à 75% en diminution progressive - 1,0 + 34 + 0,3


     Cependant, au terme du programme d'investissements (ici 1986), les effets négatifs sont compensés par la réduction des importations d'énergie. La dégradation du solde commercial, dans le cas d'une politique d'économies d'énergie, est surtout importante dans les premières années et s'atténue par la suite. D autant plus que le lancement d'un tel programme ne peut s'inscrire que dans le cadre d'une politique volontariste favorisant non seulement la création d'entreprises d'équipements économiseurs d'énergie, mais surtout la constitution de réseaux de distribution et d'installation.
     - Le développement des économies d'énergie dans le secteur résidentiel est sans doute moins favorable à la relance que dans l'industrie. Par contre, à dépenses équivalentes, la dégradation du commerce extérieur est beaucoup plus faible, le secteur du bâtiment étant beaucoup mieux «abrité» de la concurrence étrangère.
     Enfin, les finances publiques voient leur situation se redresser: le volume des subventions qui représente, selon les hypothèses retenues par le rapport Crémieux, environ 200 millions de francs par an est compensé dès la première année grâce aux effets de la relance économique induite: accroissement des recettes fiscales, baisse des dépenses de la Sécurité sociale liées à la réduction du chômage, etc.
     En définitive, ces simulations corroborent l'analyse théorique des mécanismes en jeu; en aucun cas, elles ne permettent de comparer directement les effets du programme nucléaire et d'une politique d'économies d'énergie qui se substituerait en partie à ce dernier. Elles montrent néanmoins que le recours aux économies constituerait «la meilleure des relances possibles» selon la formule du rapport de la Commission Energie du 8e plan; c'est également ce que confirment, du moins en ce qui concerne l'emploi, les études réalisées à l'échelon régional pour le Poitou-Charentes par le GSIEN.

3. Conclusions

     C'est en définitive à une réflexion sur le calcul économique et son utilisation que nous invite l'examen critique de l'argumentation fondée sur la compétitivité du nucléaire par rapport aux autres solutions énergétiques: en fait, la démarche consistant à justifier un programme par un moindre coût moyen actualisé pose un triple problème:
     a) Le raisonnement en termes de prix de revient est fortement discutable, dès lors qu'il s'agit de déterminer la «désirabilité» du nucléaire, en raison d'une part, des incertitudes méthodologiques, d'autre part, du caractère approximatif de certains paramètres qui affectent l'évaluation du coût du kWh. Au total, de l'ensemble des remarques que nous avons pu faire, il ressort essentiellement que le rapport de compétitivité du kWh électronucléaire est fortement entaché d'incertitude, surtout vis-à-vis du charbon.

suite:
     En conséquence, il nous semble grave que les résultats des estimations puissent servir à justifier totalement des choix quasi irréversibles, tant est importante l'immobilisation des capitaux engendrée par le programme nucléaire... Pourtant l'expérience passée devrait inciter à la prudence dans l'emploi des estimations: en 1969, l'abandon de la filière «française» graphite-gaz au profit de la filière PWR a été justifié - mais non totalement motivé - par un écart de coût de 0,4 c/kWh (soit un écart de 5% environ)[83]. Depuis, le coût du kWh a été multiplié par quatre!
     b) La dérive des coûts du nucléaire s'explique en partie par l'internalisation progressive - et probablement non achevée - de certains coûts sociaux. Mais nombre de déséconomies externes, ne donnant lieu à aucune compensation pécuniaire, ne peuvent pas être prises en compte dans un calcul actualisé de coût de revient; si cela était, il n'est pas certain que le bénéfice social - au sens parétien du terme - du programme nucléaire apparaisse effectivement positif. Là encore, il y a incertitude totale!
     c) Enfin, à notre avis le recours au calcul économique pour justifier des choix - somme toute préalables - n'est rigoureuse qu'en apparence, dès lors que l'on ne prend en compte que quelques-unes des solutions technologiques permettant de remédier à la crise énergétique et que l'on en ignore d'autres, tels les investissements en économies d'énergie malgré les avantages certains qui les caractérisent, notamment sur le plan macroéconomique.
     Est-ce à dire, compte tenu de ces trois séries de remarques, qu'il faille renoncer à toute tentative de calcul économique, tant sont grandes les incertitudes qui tiennent autant à la méthode qu'au choix des paramètres? Nous ne le pensons pas - ce serait se condamner à un arbitraire complet. Mais notre travail plaide en faveur d'un calcul économique qui ne procède pas par sous-estimation des coûts et élimination a priori des diverses solutions possibles, en particulier les économies d'énergie dont la rentabilité microéconomique est loin d'être mauvaise.
82. Alors que dans le cas du nucléaire, le processus risque d'être in¬verse: amélioration au départ, puis dégradation après 1985-90 (cf. première partie).
83. Source GSIEN. Cf. «Plutonium sur Rhône», p. 191. A ce propos, D. FINON note (p. 98):  «Le calcul économique, en l'occurrence, a été utilisé pour servir de prétexte à des décisions qui, en réalité, se justifiaient pour une tout autre raison comme le reconnaissent à présent les personnalités qui ont participé à l'élaboration de ce choix. En fait, il y avait convergence d'intérêts entre EDF qui accordait plus de confiance à la filière américaine de par l'expérience industrielle associée, et les firmes électromécaniques françaises qui étaient susceptibles d'exporter plus facilement une technique largement répandue».
p.26


     Une autre conception du calcul économique ne devrait pas conduire au rejet a priori de solutions efficientes, au nom d'une prétendue objectivité scientifique, parce qu'en fait susceptible de contrecarrer la puissance de la «nucléostructure».
     Enfin, les conséquences des choix énergétiques débordent très largement le champ de l'économique; le calcul ne peut donc être qu'un critère de décision parmi d'autres, alors que par leurs implications, les options retenues relèvent autant du social et du politique...
     L'exposé - certes sommaire - des possibilités d'économies d'énergie et des avantages qui y sont liés présente sur le plan macroéconomique des aspects extrêmement positifs: une telle politique s'intégrerait au mieux dans le cadre d'un dispositif de résorption du chômage; même si elle ne permet pas de lever immédiatement la contrainte extérieure (au  demeurant, le nucléaire contribue lui aussi à créer de nouvelles dépendances financières  et commerciales). Incontestablement, une substitution - ne fut-ce que partielle - d'un  programme d'investissement en économies d'énergie permettrait d'éviter une grande  partie des déséconomies extemes et des coûts sociaux que suppose le programme  nucléaire. Dans une telle perspective, le nucléaire pourrait jouer un rôle d'appoint et  permettrait de dégager des transferts de financement pour la promotion des économies  d'énergie et des énergies renouvelables. Cela ne signifie pas pour autant que cette voie  soit exempte de difficultés, d'autant plus que les études de mise en oeuvre tant d'un point  de vue technique qu'économique (rentabilité, financement, etc.) sont très largement insuffisantes aujourd'hui.

     Cela étant, la politique préconisée pose au moins trois séries de problèmes:
     - l'extrême dispersion des décisions: substituer une énergie à une autre revient à transférer d'un producteur à un autre des financements et des investissements; tandis que les économies d'énergie impliquent un processus de décision fortement décentralisé: les économies d'énergie passent en effet par les décisions et comportements d'agents économiques multiples dont le délai de réponse aux diverses incitations étatiques est difficile à estimer.
     - le lancement d'un programme d'économies d'énergie suppose également l'étude et la mise au point de systèmes de financement originaux et suffisants pour ne pas restreindre l'efficacité des actions engagées: outre les subventions et prêts bonifiés classiques, sans doute serait-il nécessaire d'organiser un système de transferts Etat-collectivités locales à partir des économies réalisées.
     - enfin, l'enjeu des économies d'énergie est pour les pouvoirs publics, de permettre la création d'une nouvelle industrie, capable de réaliser le potentiel recensé, sans recours excessif aux achats de matériels étrangers.
     Mais, en définitive, ce qui entrave le lancement d'une politique volontariste d'économies d'énergie ne tient pas tant à la triple série de problèmes évoqués plus haut qu'à la nécessité de remettre en cause un ordre de priorités bien établi, fondé sur l'hypothèse d'une croissance inéluctable des besoins en énergie, alors qu'en matière d'énergie, comme dans bien d'autres domaines, la demande est largement conditionnée par l'offre.
p.27

Retour vers la G@zette N°46/47