La G@zette Nucléaire sur le Net! 
N°31

2. LES SERVICES DE SÛRETÉ NUCLÉAIRE DE L'ADMINISTRATION VUS DE L'INTÉRIEUR


«Méfiez-vous de ceux qui disent: "Ceci, je le sais
trop pour pouvoir l'exprimer", car, s'ils ne le
peuvent, c'est qu'ils ne le savent pas ou que,
par paresse, ils se sont arrêtés à l'écorce
(Camus, Le mythe de Sisyphe
     La façon dont s'est déroulée ce qu'il convient maintenant d'appeler 1'«affaire des fissures» montre à l'évidence que l'Administration, du moins la haute Administration, a été complètement prise de court. Les propos des divers responsables, le contenu de l'avis rendu par la SPN* (Section Permanente Nucléaire - organisme siégeant au Ministère de l'Industrie) ne font que conforter cette hypothèse.
     Le Ministre de l'Industrie a fini par reconnaître que ces fissures risquaient bien, à plus ou moins long terme, de poser des problèmes importants. Il est toujours difficile de démontrer que, sans l'intervention des syndicats, le Ministre eut été amené à se prononcer sur un problème aussi délicat. Mais il est certain que les experts de la SPN ont été invités à se prononcer dans la hâte, à propos d'un problème qui avait pourtant été identifié à la base plus de dix-huit mois auparavant. S'il en avait été autrement, nul doute que le Ministre de l'Industrie aurait, très rapidement, diffusé un dossier complet sur cette affaire, en explicitant ses tenants et aboutissants. S'il ne l'a pas fait c'est qu'il n'était pas en mesure de le faire.
     La bonne tenue des matériaux qui constituent l'enveloppe du circuit primaire principal (cuve, tubulures ... ) est essentielle à la sécurité des réacteurs nucléaires. Si fissures il y a et si ces fissures se propagent, le risque de rupture brutale de ce circuit primaire principal ne peut plus être considéré comme négligeable. Le problème est loin d'être trivial parce que ces matériaux sont soumis à des contraintes importantes (pressions et températures élevées) et variables dans le temps (ce qui augmente la fatigue à laquelle ils sont soumis); de plus, ces matériaux baignent dans cette ambiance corrosive qu'est celle de l'eau boriquée du circuit primaire principal. Des programmes de recherches considérables sont en cours de par le monde. C'était, bien sûr, il y a cinq ans qu'il aurait fallu mettre sur pied, en France également, un programme d'études et recherches diversifié, conséquent et coordonné. Apparemment cela n'a pas été fait; la raison? L'acier choisi en France était réputé meilleur que l'acier choisi dans les autres pays et, par conséquent, ne devait pas être sensible à la fissuration. Pour étayer son avis en cette affaire, l'Administration dispose donc des seuls calculs réalisés dans la hâte par Framatome. Vu l'enjeu, c'est peu.
     Dès lors se pose inévitablement la question suivante: quelle peut bien être la crédibilité d'une Administration dont on nous dit que son rôle est de veiller, en toute indépendance, à ce que le programme français de développement de l'énergie nucléaire se déroule dans des conditions de sécurité satisfaisantes?
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Cette affaire des fissures n'est-elle qu'un fait isolé, une simple « bavure» comme on en constate dans tout système de décision complexe? Ou bien n'est-elle pas le symptôme d'une réalité beaucoup plus grave, celle du peu de poids que peuvent avoir, dans le mécanisme de décision, les préoccupations de la sécurité nucléaire?
     L'affaire est grave et c'est bien ainsi que la ressent l'opinion. Elle ne comprendrait pas que ces risques n'aient pas été correctement analysés avant que ne soient prises ces décisions «lourdes» que sont les diverses autorisations que délivre l'Administration.

1 - L'affaire des fissures: une simple affaire parmi d'autres
     Mais tout d'abord, peut-on considérer que cette affaire soit isolée? Malheureusement, ce n'est pas le cas. On se contentera d'en citer deux autres choisies au hasard.

Le choix des sites
     Quelques mots d'abord sur les conditions dans lesquelles sont choisis les sites sur lesquels sont implantées les centrales nucléaires. Il est maintenant dans le domaine public que, en septembre 1977, le Ministre de l'Industrie demandait au Premier Ministre de promouvoir une réflexion interministérielle sur les critères à mettre en œuvre pour le choix de nouveaux sites. Le Conseil d'État, très logiquement, décidait d'attendre que cette réflexion ait fourni ses premiers fruits pour procéder à l'examen des dossiers de demande de déclaration d'utilité publique qui venaient de lui être soumis, dossiers portant l'un sur le site de Cattenom, l'autre sur celui de Pellerin.
     Ces deux sites sont situés près d'agglomérations importantes, Thionville dans le premier cas, Nantes dans le second. En juin 1978, un rapport provisoire dont la presse a rendu compte - était remis au Premier Ministre: le rapport proposait que ne soient retenus que des sites tels que la sécurité des populations avoisinantes puisse étre assurée même en cas d'accident grave; il précisait qu'il appartenait au Ministre de l'Industrie de procéder, pour chaque site, à un examen préalable de cette situation.
     Le Conseil d'État s'est donc estimé à même de procéder, dès l'été 1978, à l'examen des demandes de déclaration d'utilité publique; il s'est prononcé favorablement. Le Conseil d'État s'est-il prononcé au vu des études dont l'élaboration était demandée dans le rapport? Ces études, si elles existent, ne devraient-elles pas être publiques, comme l'implique la loi du 17 juillet 78: «...Les documents administratifs sont de plein droit communicables aux personnes qui en font la demande...»

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* Cet avis commence ainsi: «Au vu des informations présentées, la section note...».  A eux seuls, ces quelques mots symbolisent tout un processus de décision. Ainsi la SPN se contente des informations que lui présente FRAMATOME et... elle note: elle classe ses dossiers comme le ferait un notaire. Et elle prend ses précautions si jamais les fissures font un jour problème, nos experts pourront toujours dire qu'EDF ne leur avait pas remis un dossier complet.
Les plans de secours

     Si l'administration travaille aujourd'hui à l'élaboration de plans de secours en cas d'accident susceptible de survenir dans une centrale nucléaire, c'est bien parce que les opposants alsaciens, informés des plans de secours allemands, n'ont cessé de faire pression sur l'administration (Préfecture du Haut-Rhin) pour que celle-ci publie le plan de secours afférent à la centrale de Fessenheim.
     Il a fallu que le président de la commission de surveillance de la centrale, M. Henri Goetschy (président du Conseil général du Haut-Rhin) envoie un véritable ultimatum au Président de la République pour que l'Administration finisse par diffuser un premier document à caractère général; mais, à propos du plan de secours concernant la centrale elle-même, le Préfet du Haut-Rhin reconnaissait, en janvier 79: «il reste à établir.»
     Il a fallu que des «contestataires» se procurent- par des moyens frauduleux - un plan ORSEC-RAD pour qu'il devienne de notoriété publique que les secrets qu'étaient sensés contenir les plans ORSEC-RAD et dont l'Administration se prévalait pour expliquer qu'elle ne pouvait rien publier... étaient des secrets de Polichinelle.
     Et il aura fallu l'accident d'Harrisburg pour que le Préfet du Haut-Rhin fasse rédiger et publie le plan de secours de la centrale de Fessenheim.
     Quant à l'Administration, elle est muette ou quasiment. On avait, un instant, pu penser que la lecture du bulletin d'infonnation sur la sûreté nucléaire (publié sous l'égide du Ministre de l'Industrie) permettrait d'apporter quelque éclaircissement sur ces sujets complexes, sur la façon dont ils étaient traités, sur celle dont les responsabilités étaient distribuées, etc. Il a fallu rapidement se rendre à la raison. On croirait lire le Journal officiel ! ...
     Interrogez-vous cette Administration sur les effets des faibles doses de radioactivité? Elle vous renvoie au BEIR III (Biological Effects of Ionising Radiation) récemment publié par l'Académie des Sciences américaines. Vous inquiétez vous quant à la sécurité offerte par les PWR? Elle vous renvoie au rapport RASMUSSEN ou plus récemment au rapport BIRKHOFFER. Voulez-vous en savoir plus sur la sécurité des stockages souterrains de déchets? Elle vous renvoie au rapport KBS; rapport rédigé à l'intention du Gouvernement suédois par un groupement de producteurs d'électricité suédois. Etes-vous préoccupés par le côté «cavalier» des réponses faites aux intervenants de l'enquête publique de La Hague? Elle vous renvoie au dossier de l'enquête anglaise de WINDSCALE, etc. La France qui a le programme le plus important ne ferait-elle pas d'études?...

II - Le fonctionnement de l'administration
     Il importe donc de chercher à comprendre comment l'Administration prend ses décisions.
     C'est là un exercice difficile car, lorsqu'elle consent à expliquer le comment et le pourquoi de ses décisions, l'Administration se contente généralement d'exposer ses procédures de décisions: procédure de déclaration d'utilité publique; procédure d'octroi du décret d'autorisation de création, etc.
     Ces procédures sont fort complexes. Mais la complexité n'est pas synonyme de rigueur et d'efficacité. Ces procédures ont toutes cela en commun qu'elles font référence à des avis d'experts; rien là que de très normal. Une bonne question est donc, toujours dans l'optique qui est ici la nôtre, la suivante: qui sont ces experts?

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Comment sont-ils nommés? Comment sont financées les études et recherches dont les résultats leur permettent de répondre de façon circonstanciée aux questions qui peuvent leur être posées? etc.
     Ces experts ont, principalement, deux fonctions différentes.
     Il y a d'abord ceux qui font des études et recherches sur la sécurité nucléaire: effets des radiations; transport des radionucléides dans l'environnement; effets d'un flux de neutrons sur l'acier des cuves des réacteurs; mécanique de la rupture; efficacité présumée des systèmes de secours...
     Il y a ensuite ceux qui font partie des «Groupes permanents»; ces groupes, placés auprès de l'Administration, sont chargés de donner des avis sur les dossiers de sécurité soumis par les exploitants à l'Administration. Il semblerait que la S.P.N. joue bien un rôle analogue à celui que peuvent jouer les groupes permanents.

Les études et recherches
     Les études et recherches sur la sécurité proprement dite se font, pour l'essentiel, au CE.A., où les experts en sécurité ont été regroupés au sein d'un institut spécialisé, l'I.P.S.N.
     Les budgets, les programmes, les promotions sont, comme il se doit, décidés par - ou sous le contrôle direct de - l'administrateur général du C.E.A. Or le principal souci de ce dernier est le développement de l'énergie nucléaire et plus particulièrement de la filière rapide (surgénérateurs et retraitement).
     S'agissant de la sécurité nucléaire, le principal souci de l'administrateur général sera d'éviter toute possibilité de surenchère de la part d'experts en sécurité telle du moins que lui, administrateur du CE.A. et conscient des intérêts qui sont par ailleurs les siens, conçoit cette surenchère.
     C'est donc au niveau de l'administrateur du C.E.A. que se fait le véritable arbitrage entre la sécurité nucléaire et la promotion de l'énergie nucléaire. C'est ce qu'on appelle un conflit d'intérêt; en l'occurrence, le conflit est de taille. 
La principale exigence du gouvernement - en l'occurrence de la direction du budget - est que le C.E.A. reste à l'intérieur de l'enveloppe budgétaire qui lui est allouée chaque année. Il ne saurait être question, par exemple, d'un quelconque contrôle scientifique de la valeur des résultats obtenus, de leur portée, des orientations des travaux en cours ou à promouvoir. Le contrôle auquel est soumis le C.E.A. est un contrôle budgétaire global.
     Dès lors, entre les exigences immédiates d'un programme industriel qui connaît des surcoûts importants - ce qui, s'agissant de technologies nouvelles aussi complexes, n'a rien de surprenant - et les exigences qui pourraient être celles d'un programme rigoureux en matière de sécurité, l'observateur le mieux disposé à l'égard de l'énergie nucléaire aura de bonnes raisons pour craindre que le cœur de l'administrateur ne penche du côté du programme industriel: le problème des déchets ne peut-il attendre encore un an - c'est-à-dire le prochain budget - avant que l'on consacre à sa solution des crédits d'un montant qui soit à sa mesure?...
     A cela, il faut ajouter qu'EDF finance celles des études de sécurité entreprises par le C.E.A. qui nécessitent des moyens importants (Phébus par exemple), ainsi que l'essentiel du coût du développement de la filière rapide, développement auquel le C.E.A. est, on l'a rappelé plus haut, très attaché.

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Les groupes permanents
     Qu'en est-il des groupes permanents?
     - Le groupe permanent chargé de donner à l'Administration un avis sur les rapports de sécurité soumis par les exploitants ou futurs exploitants de centrales est composé, pour moitié d'agents du C.E.A. et pour moitié d'agents d'EDF.
     - Pour ce qui est des usines de retraitement, le groupe permanent compétent est composé - cette fois-ci de façon quasi exclusive - d'agents du C.E.A. Or, c'est le même C.E.A. qui développe l'industrie du retraitement; et le marché du retraitement représente pour la décennie 80, plusieurs milliards de dollars, tout au moins dans l'esprit de la COGEMA.
     La principale phisolosophie qui semble sous-tendre une telle organisation est donc bien celle-là: éviter toute surenchère de la part des experts. Mais, ce faisant, ne risque-t-on pas, comme on dit, de jeter le bébé avec l'eau du bain? Tout risque de surenchère est peut-être éliminé; mais, en même temps, s'agissant de domaines nouveaux et difficiles, ne se prive-t-on pas de l'apport qui pourrait être celui d'une recherche moins directement contrôlée par les promoteurs de l'énergie nucléaire?

L'Administration 
     On entend souvent dire: «Les experts ne sont que des experts; c'est l'Administration qui, finalement, prend les décisions»; c'est là méconnaître la façon dont peuvent fonctionner les grandes organisations.
     Ce qui importe, en effet, ce n'est pas tant celui qui, formellement, prend les décisions que celui qui contrôle l'élaboration des prémices sur lesquels sont fondées ces mêmes décisions.
     L'Administration prend peut-être ce qu'il convient d'appeler des décisions; dans la réalité, elle ne peut faire autre chose qu'entériner les avis des experts qui - et c'est la chose importante - ont le monopole de l'expertise.
     Cela n'empêche pas que le Gouvernement trouvera toujours un haut fonctionnaire pour déclarer que l'Administration est indépendante (par exemple: déclaration du Directeur de la Sécurité au Ministère de l'Industrie lors du colloque organisé par 1'IPSN le 15.01.79). Cela ne change rien aux faits.
     Juridiquement parlant, de telles déclarations ne sont peut-être pas fausses. Mais, concrètement, une telle indépendance ne veut pas dire grand-chose; elle est factice. Cela, un étudiant de première année dans une école d'organisation le comprend parfaitement.
     Personne ne sait donc comment sont réparties les responsabilités, les principaux intéressés moins que personne.
     - Les experts peuvent toujours dire: «Nous ne faisons qu'exercer notre art; nous donnons des avis d'experts et l'Administration en fait ensuite ce qu'elle veut.»
     - L'Administration peut dire: «Je ne fais que prendre acte des avis des experts; ma responsabilité est de faire fonctionner des procédures. Ma fonction est neutre.»
     Dès lors, tout s'éclaire: s'il n'existe en France aucun document public expliquant la politique suivie par les pouvoirs publics (on peut citer les domaines suivants: fissures, déchets, faibles doses, choix des sites..., il y en a beaucoup d'autres), c'est bien parce que, à vrai dire, personne ne semble chargé de prendre la vraie mesure d'un problème, de ses tenants et aboutissants, des conditions à remplir pour qu'il puisse, le cas échéant, trouver une solution satisfaisante... dès lors qu'il s'agit d'un problème dont l'examen pourrait conduire à perturber le cours d'un programme électronucléaire qui, au dire de ses promoteurs eux-mêmes, connaît déjà suffisamment de problèmes comme ça...

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     De tels documents, répondra l'Administration si on l'interroge, existent... mais ils sont rédigés d'une façon qui les rend difficilement compréhensibles par de non-initiés... ils sont secrets...
     L'argument ne porte plus: on sait que les secrets de l'Administration sont... de Polichinelle.

III - Les velléités du gouvernement

     Et pourtant, depuis 1975, ce ne sont pas les déclarations de membres du Gouvernement - voire du Chef de l'État lui-même - qui manquent sur le sujet.
     On a pu s'interroger sur ce que pouvait signifier l'engagement pris par M. d'Ornano, alors Ministre de l'Industrie, devant le Sénat, le 10 mai 1975:
     «Le Gouvernement, déclarait le Ministre, vient de décider un certain nombre de mesures nouvelles... C'est d'abord la transformation du Conseil Supérieur de la sûreté nucléaire où figureront des élus, des scientifiques, des responsables. Le Conseil se prononcera sur toutes les réglementations; et ses rapports seront publiés...»
     On a pu également s'interroger sur ce que pouvait signifier le propos tenu par le Président de la République le 31.07.77 à Pierrelatte:
     «Je vais demander, déclarait le Président, au Gouvernement de procéder, d'ici à la fin de l'année, à un réexamen de l'ensemble des dispositions de sécurité en fonctionnement ou prévues concernant l'ensemble de notre programme d'énergie nucléaire.»
     La réponse à ces questions était pourtant simple: RIEN.
     En 1975, était créé un Comité interministériel à la sécurité nucléaire, chargé en particulier de «fixer les orientations concernant l'information du public...» Puis ce comité s'étant signalé par son extrême discrétion, on a créé un Conseil de l'information, présidé par Simone Veil. Le Conseil a des coups de sang, mais n'en peut mais!
     Ce comité à la sécurité est également chargé de coordonner les études en matière de sécurité; son secrétaire semble bien, toujours d'après les textes, investi d'une mission d'inspection sur l'ensemble des Administrations compétentes. Sans doute est-ce à lui qu'il appartenait de s'assurer que les études sur la mécanique de la rupture étaient entreprises dans un cadre approprié. Va-t-on créer un nouvel inspecteur chargé de l'inspecter?
     Tout cela est dérisoire; c'est ce que disait excellemment Raymond Aron, pourtant peu suspect de gauchisme, dans un récent numéro de la revue Commentaires
     «Mais ce curieux dialogue entre les dirigeants et les simples Français, cette surenchère de silence et d'hypocrisie me paraît caractériser le style français de la politique, the french way of politics

CONCLUSION
     Comment a-t-on pu en arriver là? Pour le comprendre, il faut remonter en arrière, en 1974, lorsque le Gouvernement s'est engagé dans le programme de construction de centrales que l'on sait. Il faudrait également remonter plus loin, dix ans en arrière, en novembre 1969, lorsque EDF décidait d'adopter la filière à eau légère PWR et que le Gouvernement avalisait cette décision.
     Une triple erreur d'appréciation a alors été commise.

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     La première erreur a consisté à estimer que la technologie PWR était une technologie «prouvée» et que, en recourant à cette technologie, la France pouvait s'engager d'un pas décidé dans la mise en œuvre d'un programme ambitieux, sans avoir à en passer par la toujours douloureuse phase des maladies de jeunesse qui avaient fait le lit de la filière dite française.
     La deuxième erreur a consisté à croire que la technologie nucléaire était une technologie comme les autres. Ce n'est pas le cas. Les erreurs s'y payent beaucoup plus cher qu'ailleurs. L'acier des cuves et des tubulures du circuit primaire principal travaille dans des conditions que l'on ne retrouve nulle part ailleurs. Les tubes du générateur de vapeur doivent être suffisamment fins pour que la chaleur puisse passer du primaire vers le secondaire et de ce fait, les problèmes de corrosion se posent avec une acuité toute particulière; les exploitants des centrales en fonctionnement en font journellement l'expérience. A la différence d'une centrale brûlant du combustible fossile, la centrale nucléaire continue à produire de la chaleur après arrêt et cette chaleur doit être évacuée, etc.
     La troisième erreur a consisté à se satisfaire de l'idée que constructeurs et exploitants d'installations nucléaires étaient les principaux intéressés par la sécurité nucléaire et, par conséquent, à négliger la mise sur pied d'une administration de la sécurité nucléaire crédible aux yeux de l'opinion et maître de ses moyens: il est clair aujourd'hui qu'on ne saurait se «débarrasser» du risque nucléaire en affirmant que la probabilité d'être victime d'un accident nucléaire est inférieure à celle de recevoir une météorite sur la tête!
     Cette triple erreur d'appréciation a été commise au plus haut niveau.
     L'enjeu est de taille.
     Il l'est d'autant plus que la France est désormais dans le peloton de tête des pays qui se sont engagés dans l'aventure nucléaire.
     C'est en France que divergeront les premiers réacteurs PWR de 1.300 MWe. Les problèmes de métallurgie que l'on rencontre déjà avec les 900 MWe se poseront avec une acuité nouvelle.
     C'est également la France qui, vu l'ampleur de son programme électronucléaire, sera la première à faire l'expérience du téléréglage de centrales nucléaires. En d'autres termes, les centrales françaises - vu leur nombre - seront les premières au monde à fonctionner autrement que «en base», c'est-à-dire en production constante. Ce téléréglage implique des variations de charge fréquentes pour suivre la demande qui émane du réseau, demande qui, on le sait, varie avec l'heure de la journée.
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Or les gaines du combustible supportent mal ces variations de charge; le problème était étudié à Cadarache dans un réacteur expérimental, la CAP; mais celle-ci vient de tomber en panne.
     Pour ce qui est du retraitement, c'est apparemment deux usines d'une capacité de 800 tonnes chacune qui vont être mises en chantier alors qu'on en est toujours à se demander ce qu'on fera des déchets. Quant aux quantités considérables de plutonium qui seraient produites, elles sont en tout état de cause largement supérieures à ce qu'impliquerait une hypothèse optimiste de développement de l'industrie des réacteurs rapides. A quoi bon «prendre de l'avance» puisque ce plutonium se chargera progressivement en américium 241 (fortement irradiant) et que, avant usage, il faudra le re-retraiter pour le débarrasser de ce fort peu sympathique compagnon?
     Envisage-t-on sérieusement le développement d'une industrie nationale de fabrication de réacteurs surgénérateurs sur la seule foi de calculs d'accidents effectués sous l'égide des seuls promoteurs de la filière? Est-on vraiment si pressé qu'il faille prendre un tel risque, alors qu'on ne sait plus très bien si le réacteur en construction à Creys-Malville respecte son décret d'autorisation?
     Il semble même que de toute façon ce ne soit plus le problème du flambement dynamique qui préoccupe nos experts mais plutôt l'échauffement du bloc réacteur entraînant un fluage de la cuve. L'arrêt des pompes sans chute des barres entraînerait non pas le dégagement de 800 MJoules mais l'effondrement du réacteur. Or, les essais doivent être réalisés à Scarabée à partir de 1981, le programme durera 1 à 2 ans, l'analyse 1 à 2 ans. Dans le meilleur des cas on aura le résultat vers 84-85. Il sera alors trop tard pour en faire bénéficier SUPERPHENIX qui doit diverger en 83. Mais là encore, comment changer le décret sans perdre la face puisque de toute façon on ne sait pas par quoi le remplacer?
     Plus préoccupants sont les petits incidents de probabilité non négligeable dont l'enchaînement peut conduire à un incident grave. Là aussi les études restent à faire.
     Le Parlement français a envoyé aux États-Unis une commission pour y enquêter sur l'accident de Three Mile Island et l'organisation nucléaire américaine. C'est fort bien. Mais ne peut-on envisager que le Parlement français ordonne une enquête sur l'organisation française?
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