La G@zette Nucléaire sur le Net! 
N°31

RÉSUMÉ INTRODUCTIF


     Ce numéro de la Gazette est construit autour de deux documents «officiels», l'un du Ministère de l'Industrie, l'autre de l'Académie des Sciences et est accompagné d'une réflexion sur la crédibilité de l'administration dans le domaine de la sûreté. On y verra la philosophie de l'administration, à la fois dans le domaine de l'information et de la méthode qui est de couvrir des décisions sans trop essayer d'approfondir les problèmes réels.
     D'une certaine façon, le problème qui est posé, est celui de l'information et ce, à plusieurs niveaux:
     - l'information à destination du grand public, telle qu'elle est envisagée par les pouvoirs publics,
     - l'information des experts qui doivent justifier les choix,
     - la manipulation de l'information présentée aux scientifiques, même de haut niveau, dans le but de propagande.
     Certes, le problème est compliqué, il est sûr que personne ne se satisfera jamais complètement des rapports publiés et que, «naturellement» en quelque sorte, chacun est plus ou moins inconsciemment amené à inscrire l'information qu'il traite et délivre dans une optique plus large. Il est vain de croire à une information uniquement objective dans ce domaine, en particulier lorsque se mêlent de nombreux aspects politiques et sociaux. Mais il est au moins possible d'essayer d'aller dans la voie de la reconnaissance de la difficulté avec la volonté de tenter de fournir a minima une information vraie et éventuellement contradictoire. La pratique française dans ce domaine est tout à l'opposé de cette démarche et s'appuie sur un certain nombre d'a priori qui caractérisent assez bien le fonctionnement des structures en France. Explicitons ce point:
     1. Le grand public ne peut apprécier correctement les choses, il lui faut une information orientée, sinon il va tout comprendre de travers. D'où la politique générale du secret, on ne dit pas les choses, on ne publie pas les rapports, on cache les difficultés.
     2. Tout ceci est encore renforcé par le fait que, donner de l'information, c'est permettre aux partenaires sociaux de s'en emparer en leur donnant les moyens d'en profiter au détriment des responsables.
     3. Le débat social doit se résumer à choisir une équipe, voire un homme pour diriger les affaires et ceci à tous les niveaux, d'où centralisation, hiérarchie, bureaucratisation.
suite:
     4. La conséquence de l'attitude précédente, c'est la volonté de faire circuler la responsabilité de façon à ce que l'on ne sache plus à un certain moment qui a décidé.
     Le document de l'Académie des Sciences pose, lui, un autre genre de problème: la confiance qui se manifeste plus ou moins consciemment envers les «responsables». Comme on le verra à l'examen du texte, il est assez surprenant de voir des hommes de sciences intégrer aussi facilement un discours qui leur est présenté avec une absence quasi totale d'esprit critique, au point d'écrire des contre-vérités. Et il est non moins étonnant de voir le «système» se satisfaire d'un tel document. alors qu'à l'évidence, il est conscient de ce que nous appellerons pudiquement «des faiblesses» du texte, pensant que la caution de l'Académie des Sciences suffira amplement à sa crédibilité. 
     Quel contraste avec ce qui se passe, ou s'est passé, aux États-Unis à l'occasion de l'accident de Three Mile Island: profusion d'informations émanant de plusieurs sources, commissions d'enquêtes, publication des rapports. La place et le temps nous manquent dans ce numéro pour faire l'analyse des deux rapports américains sur Harrisburg. Celui de la commission nommée par le Président Carter et présidée par le Professeur Kemeny et celui de la N.R.C. (commission chargée du contrôle de l'industrie nucléaire aux États-Unis). Nous y reviendrons dans un prochain numéro. Mais tout de suite, nous pouvons dire que l'on y trouve profusion d'informations, d'analyses et de critiques faisant le point sur la question nucléaire. Quelle différence avec le rapport de l'Académie des Sciences en France et quelles oppositions dans les conclusions! Aux États-Unis: nécessité de repenser la sûreté, le contrôle, si profondément qu'il s'agit d'un moratoire qui ne veut pas dire son nom. En France: satisfaction béate. 
     Ce numéro contient:
     - un rapport de presse commenté du Ministère de l'Industrie: 
     - une analyse sur la situation de l'administration: 
     - des extraits. commentés, du rapport de l'Académie des sciences sur l'accident de T.M.I. 
     Il est complété par des encarts et des nouvelles brèves.
p.2

1. L'INFORMATION VUE PAR LE MINISTÈRE DE L'INDUSTRIE
     Nous publions ici intégralement une note de presse établie par le Ministère de l'Industrie. Nous l'assortirons d'un certain nombre de commentaires, car il nous semble très révélateur de l'esprit dans lequel les pouvoirs publics envisagent l'information.

A propos de l'information nucléaire
     «Une préoccupation constante: l'information
     Dans le discours qu'il avait prononcé le lundi 15 octobre 1979 à l'Académie des Sciences, M. André Giraud, Ministre de l'Industrie, avait souligné la nécessité "de plier la technologie aux décisions de la démocratie". Devant les mutations rapides qui attendent la société industrielle de la fin du XXème siècle, il importe que s'insèrent dans notre système technologique et socio-politique des mécanismes de régulation qui s'appellent le contrôle technique et l'information des citoyens
     Voilà un début prometteur, tel est bien effectivement le problème que pose l'utilisation de l'énergie nucléaire, mais également l'informatique, voire la biologie. Le problème n'est certes pas simple et interpelle la notion même de démocratie. Dans une société industrielle ou postindustrielle, comme l'appellent certains, comment se choisir un avenir? Quels mécanismes sociaux opèrent?
     Hélas, dans la suite du texte, l'auteur se vote un satisfecit:
     «Pour ce qui concerne l'industrie nucléaire, il faut souligner que le contrôle a commencé avec l'industrie et qu'un effort d'information a été entrepris de façon systématique depuis 1975. Mais il faut le poursuivre et l'approfondir, et tel a été l'objet de l'intervention du Ministre de l'Industrie au Conseil des Ministres du 7 novembre
     Que s'est-il passé réellement depuis l975 et en quoi les pouvoirs publics sont-ils intervenus pour faire de l'information et publier des rapports?  N'est-ce pas les partenaires engagés dans l'industrie électronucléaire qui se sont occupés de cette information, CEA et surtout EDF ? 

     «Le problème est difficile
     Le problème est difficile, et compliqué encore par le climat passionnel et les frayeurs irrationnelles qui entourent la question nucléaire. Il y a, en effet, un nombre limité de secrets à protéger de caractère industriel ou ayant trait à la défense nationale et à la protection indispensable contre les actes de malveillance, et qui interdisent par exemple que certains documents techniques relatifs à des installations nucléaires soient totalement diffusés
     Certes, il n'y a aucune raison de faire appel à la nation pour régler tous les problèmes entre les techniciens. Il arrive pourtant, et l'affaire des fissures nous l'a montré avec éclat, que les travailleurs en soient réduits à aller jusqu'à la diffusion de leurs calculs pour essayer de contrebalancer le pouvoir. Rien n'a en fait le droit d'être maintenu secret et parler de frayeurs irrationnelles montre l'optique sous laquelle on veut éclairer le problème: nous détenons la vérité, donc nous sommes seuls crédibles.
     «Il faut se garder de croire qu'on pourrait tout publier tout de suite sans nuire gravement à la sécurité: à vouloir absolument tout publier tout de suite, on créerait inévitablement des phénomènes d'auto-censure des experts, de fuite devant les responsabilités, de chicane défensive où chaque expert ne se soucierait pas des faits mais de la rumeur et l'on provoquerait la paralysie des organes de réflexion et de décision. Il est donc indispensable d'assurer une zone calme pour que les experts scientifiques puissent respirer
     La zone calme dont il est question n'est-elle pas beaucoup plus pour permettre le contrôle de l'information plutôt que sa divulgation? Si l'on prend l'exemple des fissures, on voit que plus d'un an après la découverte du problème, peu de personnes étaient au courant, à tel point d'ailleurs que les futurs exploitants des centrales (Direction de la Production à EDF) ne furent informés qu'en juillet de cette année. Alors que par ailleurs on s'apprêtait sans complexe à charger et à démarrer les réacteurs*.
p.3
* Et dans le cas du Bugey, cela a été fait en toute connaissance de cause!
     L'auto-censure des experts est un vrai problème, mais ce n'est pas en leur ôtant la parole qu'il sera résolu. La zone calme doit l'être en toute sérénité et non soigneusement surveillée par un système bureaucratique où la responsabilité circule sans jamais se fixer (voir plus loin le texte sur les Services de sûreté). En outre, il faut qu'à l'intérieur du système l'information puisse circuler et non que soient disposées des cloisons étanches qu'il n'est possible de franchir qu'en montant le long des systèmes hiérarchiques.
     «Du côté de la réception par les citoyens, le problème n'est pas simple. La multiplication d'informations isolées, qui correspondraient bien souvent à des hypothèses non vérifiées ou à des observations non encore interprétées, ne servirait à rien, si ce n'est à créer souvent la confusion et l'affolement dans des esprits qui ne sont pas préparés pour les analyser. Ce serait ouvrir la porte à toutes les démagogies et tous les désaccords
     Décidément, on ne peut guère faire confiance aux citoyens, aux esprits peu préparés. Mais alors, qu'est-ce que la démocratie? De là à dire que les responsables politiques devraient être élus sur des listes de compétences, il n'y a pas loin! La technocratie s'accommode mal de la démocratie. Elle prétend décider au nom du savoir... et être la seule à le posséder: la boucle est bouclée. 
     «La bonne méthode
     Il importe que les organes de surveillance et d'information ne soient pas coupés de la pratique réelle et détachés de la réalité: c'est la raison pour laquelle on ne retiendra pas la solution d'une agence indépendante. Il faut que ce soit les responsables eux-mêmes qui, le moment voulu, donnent les informations nécessaires
     Voilà qui est clair, l'information doit être donnée:
     - Par les responsables eux-mêmes. On suppose à ce niveau là que les organisations syndicales des travailleurs du nucléaire, par exemple, ne sont pas crédibles...!
     - Le moment voulu, qui décidera que le moment est venu de diffuser l'information? Avant que le problème soit résolu, après... ou jamais, si on ne sait pas le résoudre?
     - Les informations nécessaires que les responsables, quand ils le jugent bon, décident de rendre publiques.
     Alors, question: qui contrôle que les responsables, le moment voulu, ont bien donné les informations nécessaires? Je décide et juge que ma décision est bonne. 
     «A cette fin, il conviendra:
     1. D'assurer l'information complète des élus locaux, régionaux et nationaux.
     2. D'assurer la divulgation périodique d'une information accessible à un public élargi.
     3. De familiariser le public avec les données de base des questions importantes en matière d'énergie, sans se limiter aux problèmes de sécurité
     Le Ministère a raison d'employer le futur pour ces actions car à lire le rapport Schloesing (voir Gazette N°15/16), il ne semble pas que tout ceci soit bien réel. Ici encore on retrouve la notion que décidément le public n'est pas très, très intelligent. 
suite:
     «4. Lorsqu'une information technique exhaustive est disponible, elle doit être accessible à tous ceux qui désirent la consulter, sous réserve de la préservation de secrets industriels et de défense nationale. Mais une telle information a inévitablement un certain retard sur les événements
     Ce paragraphe montre dans quel esprit on veut faire de l'information: lorsque l'information est «mûre», au moment décidé par les responsables, il est possible de la communiquer à ceux qui le désirent (sic), mais de toute façon après la décision. «Un certain retard sur les événements». Mais alors qui contrôle la décision?  Où se trouve le débat entre les partenaires sociaux? Qui peut influencer ou modifier la décision? L'information n'est pas conçue comme devant faciliter le débat démocratique, mais comme une concession à ceux qui éventuellement voudraient savoir.
     Si l'on résume l'esprit du texte, le décideur fait état de ce qu'il veut, quand il le veut et de toute façon après sa décision!
     «Les moyens utilisés
     a) L'information au plan local
     Ce domaine a profité des réflexions qu'a menées le Conseil de l'information nucléaire et un certain nombre de propositions de sa part ont reçu une suite positive.
     - L'information des élus et de la population à un stade «amont» très antérieur au dépôt de demande de DUP est d'ores et déjà la règle.
     - Les procédures d'enquête publique font l'objet d'un effort d'amélioration permanent: regroupement d'enquêtes publiques, dossier désormais très (et peut-être trop) complet, horaires aménagés. Plusieurs améliorations seront néanmoins apportées dans ce domaine:
· une brochure résumée et simplifiée sera diffusée pour permettre à tous d'avoir connaissance du dossier nécessairement complexe;
· la présidence de la commission d'enquête sera confiée à une personnalité de qualité et de compétence reconnue;
· la commission d'enquête veillera à ce que le demandeur (EDF dans le cas d'une centrale) publie un document reprenant les principales questions soulevées et indiquant les réponses qui y ont été apportées
     Ce qu'il y a d'étonnant, c'est qu'il aura fallu attendre la mise en chantier d'une trentaine de tranches pour arriver à ces mesures minimales de bon sens...! Par contre, on ne soulève pas l'extension de l'enquête à des périmètres beaucoup plus larges. On ne dit pas qu'il faut étudier les observations, faire des auditions contradictoires comme cela se fait dans d'autres pays. Non, on répondra aux principales questions. Un point c'est tout. Là encore, le décideur est infaillible, le seul problème, c'est qu'il le fasse bien comprendre.
     «- Les plans particuliers d'intervention qui donnent l'information sur les différentes mesures prévues en cas d'incident ou d'accident seront publiés au début 1980 pour toutes les centrales en fonctionnement
     Le "débat 1980" est sans doute dû au fait qu'avant de publier les plans, il faut les écrire...
p.4

     « - Une information régulière, sur base annuelle ou semestrielle, sera donnée par l'exploitant au public et en premier lieu au Conseil Général ou à une Commission spécialisée et aux Maires des communes concernées sur le fonctionnement des installations de production électrique en service, sur le résultat des mesures de surveillance de l'environnement et sur les divers aspects des retombées de son activité sur la vie économique et sociale de la région. Ce document périodique sera publié dès le 1er janvier 1980 dans toutes les grandes centrales de production d'électricité (y compris thermique classique).
     - Une journée «portes ouvertes» sera organisée chaque année dans chaque installation nucléaire. Au cours de cette journée, la population locale pourra visiter les parties non dangereuses de l'installation et s'entretenir avec les responsables. Par ailleurs, on organisera, de façon systématique, avec éventuellement le soutien logistique de l'exploitant, des visites de centrales, par des établissements scolaires."
     Quelques remarques:
     - l'information sur le fonctionnement des centrales est donnée par l'exploitant, c'est-à-dire par EDF et, plus fort, c'est ce même organisme qui informe le Conseil ou une commission spécialisée sur les divers aspects des retombées sur la vie économique et sociale de la  région;
     - on ne visite que les «parties non dangereuses»...!
     - l'effort d'information de la jeunesse est décidément bien établi
     b) L'information au plan national
     Il convient en effet de distinguer deux types d'information:
     L'information technique complète. Celle-ci doit être disponible pour tous ceux qui désirent l'obtenir.
     La meilleure formule pour atteindre cet objectif, réside dans des publications adéquates dont le bulletin de sûreté nucléaire du Ministère de l'Industrie est un exemple le numéro prochain consacrera 3 ou 4 pages aux phénomènes métallurgiques de fissuration à froid."
     N'est-ce pas merveilleux, les rapports des Services officiels n'ont pas été publiés, on ne sait toujours pas sur quelles bases le Ministre s'est appuyé pour autoriser le chargement et on consacre 3 à 4 pages dans un prochain bulletin. Est-ce vraiment cela que l'on appelle "l'information technique complète"?
     Ne serait-il pas plus simple de laisser effectivement l'accès aux rapports techniques eux-mêmes?
suite:
     «Le Ministère de l'Industrie va également publier en 1980 un ouvrage technique important qui fait le point des connaissances actuelles en matière de sûreté nucléaire. La publication des rapports PEON publiés dans la série "Les dossiers de l'Énergie" du Ministère de l'Industrie, et ceux de la Commission de l'Energie du Plan, complètent le panorama et permettent d'affirmer que le public dispose aujourd'hui en France de toutes les informations sur lesquelles le Gouvernement fonde ses décisions relatives à l'énergie électronucléaire
     Il y a tout lieu de s'interroger sur la dernière phrase car, soit on se moque du monde, soit ce qui est dit est vrai, auquel cas on peut s'étonner:
     - de la faiblesse des rapports sur lesquels s'appuient les décisions*, en particulier l'optimisme affiché dans ces documents par rapport à la situation effective,
     - du fait que le Gouvernement néglige complètement les rapports parlementaires dans ce domaine (voir le rapport Schloesing, Gazette N°15/16).
     «les moyens de mise à la disposition du public de ces publications. Le Centre de documentation de Fontenay du C.E.A. est un bon exemple.
     L'information accessible au grand public. L'objectif est dans ce cas que le grand public non spécialiste soit à même de se faire une opinion à partir d'informations relativement digérées et élaborées. Plusieurs moyens sont envisageables:
· des documents accessibles doivent être préparés, le Ministère de l'Industrie s'est attaché, depuis 1976, à faire publier une série de brochures "25 questions 25 réponses" sur différents sujets nucléaires. Douze titres sont parus et 735.361 exemplaires ont été diffusés: Plogoff, Golfech, les déchets radioactifs, les mines d'uranium; 
· tous les médias doivent être utilisés. La télévision en premier lieu;
· les occasions doivent être recherchées de faire passer dans l'opinion l'information dont elle se dit privée mais qu'elle ne recherche pas nécessairement: le Maire d'Harrisburg n'avait pu remplir une salle lors d'une réunion d'information locale sur l'énergie nucléaire, organisée huit jours avant l'accident de Three Mile Island."
     Voilà donc le document qui définit les lignes directrices, la façon de diffuser l'information vue par le Ministère de l'Industrie. Entre le début du texte: "plier la technologie aux décisions de la démocratie" et la façon de le faire, il reste un sentiment d'escamotage. On peut se demander s'il n'y a pas eu un lapsus et si l'on ne voulait pas écrire plier la démocratie aux choix de la technologie!...
p.5
* «Les Nucléocrates», Ph. Simonnot- P.U.G. 1978.
Retour vers la G@zette N°31