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N°30

GSIEN - FICHE TECHNIQUE N° 35
EFFETS BIOLOGIQUES DES FAIBLES DOSES
DE RAYONNEMENT IONISANT


     Lors des «Assises Internationales du Retraitement» (Equeurdreville, 21 octobre 1978), Alice STEWART, invitée par le GSIEN, a animé le Forum «Santé», l'un des forums les plus remarquables (et remarqué) de cette rencontre (se reporter à la brochure GSIEN sur les expériences d'Alice STEWART). Le docteur Ségolène AYME, généticienne, a ensuite donné des informations très intéressantes sur les problèmes des faibles doses.

Dr. Alice STEWART (Université de Birmingham)

     Je vous prie de m'excuser d'être obligée de parler en anglais car mon français n'est pas assez bon, et certaines idées que je dois exprimer sont difficiles. On m'a demandé de vous exposer les résultats que nous avons trouvés en étudiant les travailleurs de Hanford. L'usine de Hanford est une grosse installation nucléaire dans la partie Ouest des USA, elle est entrée en fonctionnement en 1944, c'est-à-dire bien plus tôt que ses homologues européens. Ainsi les résultats de cette étude sont particulièrement importants pour l'Europe car nous ne pensons pas qu'il soit possible d'obtenir des résultats équivalents en Europe avant dix et même vingt ans. Du point de vue de la santé, le rayonnement a essentiellement deux effets qui ne sont pas immédiats mais différés à long terme. Le premier effet est le développement de cancers chez les personnes qui sont directement exposées au rayonnement, et le deuxième effet est le développement de défauts génétiques dans les générations futures, pouvant commencer à se manifester à la troisième génération. Ainsi, du point de vue des dommages qui peuvent être créés par des irradiations à des doses faibles et répétées, l'industrie nucléaire en est encore au stade de l'enfance. Elle est si jeune que, si on vous assure qu'il ne peut pas y avoir de dommages causés par le rayonnement, je peux vous garantir qu'il est trop tôt pour le savoir pour toutes les installations européennes. En fait, les travailleurs de Hanford [1] forment une population tout juste assez large pour qu'on puisse répondre scientifiquement à la question «Peut-on avoir des cancers produits par des doses de rayonnement qui sont considérées actuellement comme étant sans danger?».

Ceci parce que, non seulement on a besoin d'étudier un grand nombre de personnes, mais il faut de plus les étudier pendant un temps très long car les cancers sont des maladies à développement très lent.
     Revenons à Hanford: le nombre de personnes travaillant en permanence à Hanford est d'environ 5.000 par an. Le nombre de personnes qui ont travaillé à Hanford pendant une certaine période de 1944 à 1977 est d'environ 35.000. On a ainsi une population d'environ 35.000 personnes qui a été surveillée pendant trente ans. Il est encore trop tôt pour répondre avec certitude par une approche directe du problème à la question: le nombre de morts par cancers est-il supérieur à celui qu'on attendait? mais il est possible d'avoir ure approche indirecte en regardant si les travailleurs qui sont morts de cancers ont reçu la même dose de rayonnement que ceux qui sont morts d'autres maladies.
     Les doses de rayonnement reçues par chaque travailleur pendant sa vie professionnelle, ont été enregistrées régulièrement, et ceci longtemps avant sa mort. S'il n'y avait pas de risques de cancers induits par le rayonnement et, à condition de faire ce que les statisticiens appellent une normalisation (pour l'âge et d'autres facteurs), la dose devrait être la même pour les morts par cancers et les morts pour d'autres causes. Ceci à condition que le nombre de personnes soit suffisamment grand.
     Le premier résultat troublant fut de découvrir que les travailleurs qui étaient morts de cancers avaient reçu des doses plus élevées que ceux morts pour d'autres causes, et la différence était significative. Comparées avec ce qu'on a le «droit» de recevoir, 5 rem par an, dose qui est supposée être sans danger, les doses reçues par les deux populations (morts par cancers et morts par non-cancers) étaient faibles, mais celles reçues par les morts par cancers étaient appréciablement plus élevées. Par conséquent, nous avons été amenés à examiner cette différence très en détail.
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1. «Population»: En épidémiologie, on appelle population l'ensemble des personnes que l'on étudie. Ainsi les travailleurs de Hanford forment une population; parmi les travailleurs morts entre 1944 et 1977, on distinguera deux groupes: ceux morts par cancers, et ceux morts pour d'autres causes («non-cancers»)
     Nous l'avons fait de la façon suivante:
     Tout d'abord, nous avons classé les doses en différents niveaux par dose de croissance, et nous avons comparé les différents niveaux de doses. Y avait-il plus de cancers aux doses les plus élevées? Ce à quoi on peut s'attendre si le rayonnement a un effet sur l'apparition des cancers. Nous avons trouvé un accroissement pas à pas du nombre de morts par cancers, avec la dose, au fur et à mesure que la dose augmente, niveau par niveau. Normalement, ceci est suffisant pour prouver qu'il y a une relation de cause à effet entre l'exposition au rayonnement et les morts par cancers, mais ce résultat était tellement inattendu (puisque les doses reçues étaient supposées sans danger) que nous avons appliqué de nombreux tests pour étre sûrs que nous avions raison.
     Par exemple, bien avant notre étude, des chercheurs avaient classé les différents tissus du corps selon ce qu'on appelle leur radiosensibilité (sensibilité aux effets de rayonnement). Ainsi, nous avons classé les cancers correspondant aux différents tissus selon l'échelle de graduation de radiosensibilité déjà établie et nous avons trouvé que les morts par cancers les plus radiosensibles avaient reçu les doses les plus élevées et également qu'il y a des différences de doses, pas à pas, entre les morts par cancers des tissus à forte sensibilité et à faible sensibilité.
     Nous savons tous que les cancers sont des maladies affectant les personnes d'un certain âge et ceci parce que la résistance à ce qui cause les cancers diminue au fur et à mesure que l'on vieillit. Nous avons alors testé si c'est le fait d'avoir exposé au rayonnement des travailleurs jeunes ou des personnes plus agées, qui était responsable des cancers, et nous avons trouvé que le plus grand danger de cancer était lié aux personnes de plus de 40 ans. Je vous ai dit que les cancers mettent très longtemps à se développer. Il y a un intervalle de plus de dix ans entre le moment où le cancer est causé et le moment où l'on meurt de cancer, Nous avons alors introduit dans notre étude un test pour voir si les hommes morts par certains cancers, et qui ont reçu plus de rayonnement que ceux morts pour d'autres causes, ont pris ces doses excédentaires à un certain moment avant la mort. Nous avons trouvé d'une façon assez sûre que la cause des ennuis remonte à au moins 14 ans avant la mort.
     Je suis entrée dans tous ces détails parce qu'il y a beaucoup de gens qui essaient de nous dire, et de dire au monde entier que nous n'avons rien trouvé dans cette étude. Mais l'évidence est qu'il y a quelque chose là-dessous, qu'il y a un effet de cancer dû aux faibles doses de rayonnement et il est très difficile d'échapper à cette idée sur des bases scientifiques. Cette idée est encore renforcée par le fait que deux groupes de chercheurs qui avaient été chargés d'examiner les données relatives aux travailleurs de Hanford pour montrer que nos résultats étaient faux, ont eux aussi trouvé des preuves d'apparition de cancers. Ils sont très occupés à essayer de démontrer que ces cancers seraient dus à des produits chimiques et non au rayonnement, mais ce n'est pas la réponse correcte.
     Je pense que je suis là aujourd'hui pour dire qu'il n'existe pas de niveau de rayonnement qui soit sans danger en ce qui concerne le cancer, que le risque est directement proportionnel à la dose, et s'il y a des cancers radio-induits, il doit y avoir certainement création de défauts généliques parce que la lésion des cellules est essentiellement du même genre; c'est une lésion qui réagit sur les mécanismes de leur reproduction. Si les cellules de reproduction sont atteintes, cela affectera les générations futures, mais si l'atteinte a lieu dans d'autres cellules, c'est vous-même que cela affectera.
     Je pense que tout citoyen responsable doit réfléchir soigneusement quand on préconise quelque accroissement que ce soit de l'industrie nucléaire. Il doit être vigilant pour que les régulations les plus strictes soient imposées de façon à maintenir des doses sans danger, et pour les travailleurs et pour la population des environs.
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     Encore un mot: comment nos estimations du risque se comparent-elles avec les estimations officielles? Les estimations officielles admettent qu'il pourrait - pourrait est le mot - y avoir quelque danger aux faibles doses mais que le risque serait très, très faible. Ceci est dit dans des articles dont la plus grande partie est consacrée à dire qu'en réalité il n'y aurait même pas ce risque; mais si on les prend au mot, nos résultats montrent que le risque est dix fois plus grand que leurs estimations. Quand ils disent cinq cancers, nous disons cinquante.

Question: Est-ce que le docteur Alice Stewart pourrait nous parler d'une étude analogue qui aurait été faite sur des ouvriers du chantier naval nucléaire de Portsmouth?
Dr. A Stewart: Cette étude va dans la même direction, mais les résultats sont encore incomplets. Il y a plusieurs études de ce type actuellement. Si vous m'autorisez une digression, je dirai que les estimations officielles sont fondées principalement sur les survivants de la bombe A. Et ceux-ci ne forment certainement pas une «population normale». Une population plus proche de la normale est constituée par ceux qui sont entrés à Hiroshima ou Nagasaki quelques jours après l'explosion de la bombe pour le sauvetage et l'aide aux blessés. Jusqu'à maintenant, cette population était complètement ignorée, mais des études récentes opt montré qu'elle avait des risques de cancers beaucoup plus proches de ceux des travailleurs de Hanford que de ceux des survivants de la bombe A. Beaucoup, beaucoup plus proches! Mais c'est encore un autre exemple d'étude encore incomplète au moment présent.

Dr. Aymé*: Sur les survivants de la bombe A, a-t-on pu constater des effets génétiques?
Dr. A Stewart: On a vu des effets sur le développement, mais du point de vue génétique il est trop tôt, il faudra attendre la deuxième ou la troisième génération.

- Comment avez-vous trouvé tous ces travailleurs qui ont opéré sur Hanford et qui se sont disséminés après dans la population?
Dr. Stewart: C'est une très bonne question. Tout le mérite en revient au Dr. Mancuso qui a passé une dizaine d'années à rassembler toutes les informations. Il n'a pas uniquement collectionné les renseignements relatifs aus doses reçues annuellement par les travailleurs (et incidemment nous savons qu'aucun n'a pris 5 rems en un an), il a aussi établi quand ils sont nés, à quelle date ils sont entrés dans l'usine de Hanford, quand ils l'ont quittée, et le plus difficile de tout, il a réussi à identifier la date de leur mort et la cause du décès, même s'ils ont quitté Hanford dix ans ou plus avant leur mort. Il a pu identifier tous ces facteurs parce qu'aux USA tout travailleur a un numéro de sécurité sociale[2], que chaque travailleur doit cotiser durant toute sa vie pour la retraite, et que le même numéro de sécurité sociale apparaît sur les dossiers de réclamation des indemnités de décès par les ayants droit, et aussi sur le certificat de décès.
     Il suffit qu'un ayant-droit réclame les indemnités de décès pour connaître le numéro de sécurité sociale de la personne décédée, et le Dr. Mancuso a mis au point une méthode qui permet de remonter au certificat de décès à partir des réclamations des indemnités de décès.
     Je dis que c'est une bonne question parce qu'en Angleterre, à Winscale, il y a une étude basée sur les travailleurs morts pendant qu'ils étaient encore en activité professionnelle, ou bien sur les travailleurs qui ont opté pour une pension pendant leur retraite. Et cette étude essaie de montrer qu'il n'y a pas d'augmentation du risque. Mais, les travailleurs qui quittent le Centre de Windscale parce qu'ils sont fatigués et meurent ensuite ont une plus grande probabilité d'avoir des cancers que les travailleurs morts de cancers alors qu'ils étaient en activité professionnelle. Ainsi, il ne faut jamais avoir confiance dans une étude à moins qu'elle puisse montrer qu'elle a bien suivi tous les travailleurs jusqu'à leur mort, même s'ils ont quitté l'usine depuis longtemps.

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* (du Groupe Médical pour l'Information Nucléaire et de Nature et Progrès)
2. Le sens du mot «Sécurité Sociale» a n'est pas du tout la même aux USA qu'en France. Il semble lié uniquement à la cotisation pour droits de retraite et pas du tout à des avantages médicaux.
(NDLT: Les travailleurs quand ils quittent l'usine de Windscale ont deux possibilités: soit toucher immédiatement un capital, soit opter pour un régime de pension pendant leur retraite. Or, ce sont seulement ces derniers et ceux morts pendant leur activité professionnelle qui servent à établir le risque. Il est évident que la population étudiée n'est pas représentative de tous les travailleurs de l'usine, car il est fort probable qu'un ouvrier à salaire faible quittant l'usine pour des raisons médicales, adoptera plus facilement pour un capital qu'il peut toucher immédiatement plutôt que d'attendre la retraite pour toucher une pension).

- Au bout de combien de temps a-t-on un cancer?
Dr. A Stewart: L'intervalle séparant l'initiation du processus de cancérisation de la mort n'est pas connu avec certitude mais se compte en dizaine d'années pour les adultes. Un des résultats récents de l'étude sur les travailleurs de Hanford tend à montrer qu'il y a probablement deux groupes de cancers  pour une des catégories de cancer, le temps de latence est d'environ 14 ans, pour l'autre, il serait de 20-25 ans.

1 - Vous avez parlé hier au Collège de France, je voudrais savoir quel était l'auditoire?
2 - Savoir si les travaux que vous avez entrepris avec vos collègues ont été publiés aux USA et en Angleterre, et si oui, quelle en a été la diffusion?
Dr. A Stewart: Je ne peux pas répondre car je n'ai pas identifié l'auditoire.
R. Belbeoch: Je peux répondre car j'ai participé au Séminaire du Collège de France. Au séminaire, il y avait peu de monde, mais on peut signaler la présence du Dr. Latarjet qui est un personnage important dans la santé radiologique en France. Malheureusement, le Dr. Latarjet était pris en fin d'après-midi et n'a pu participer au débat qui a suivi l'exposé. Depuis une semaine que le Dr. A Stewart est à Paris, elle a participé à un certain nombre d'activités, en particulier à une séance de travail avec des médecins dont des épidémiologistes, à une séance de travail avec des syndicalistes très impliqués dans les problèmes de sécurité des travailleurs, à d'autres séminaires, à une conférence de presse.
Dr. A Stewart: Les résultats préliminaires concernant l'étude des travailleurs de Hanford ont été publiés dans une revue américaine Health Physics en novembre 1977[3]. J'en ai une copie ici. Une deuxième étude «Réanalyse:des données de Hanford» concerne un nombre plus grand de travailleurs morts entre 1944 et 1977 et a été présentée cette année, en mars 1978 à un Congrès de l'Association Internationale de l'Energie Atomique à Vienne[4].

Pr. Scheer: Pouvez-vous m'indiquer s'il y a des relations entre la contamination interne et la dosimétrie liée à l'irradiation externe?
Dr. A Stewart: Ceci nécessite de parler un peu des méthodes utilisées en épidémiologie. On essaie de concentrer son attention sur un seul facteur à la fois, et on appelle ce facteur le «facteur test»: par exemple, la dose de rayonnement classée à dose croissante en 7 niveaux. Je dois préciser qu'il s'agit de la dose d'irradiation externe, enregistrée sur les films-dosimètres que portent les travailleurs. On a alors à contrôler tous les différents facteurs qui pourraient avoir des associations cachées avec celui qu'on examine. Ceux-ci sont appelés «facteurs de contrôle».

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Un facteur évident dans l'industrie nucléaire est une deuxième source de rayonnement provenant de la contamination interne par déposition interne de substances radioactives, comme le plutonium. Dans notre étude, nous avons classé les risques liés à la contamination interne en trois niveaux de risques:
     1 - les gens qui n'ont jamais été contrôlés pour déceler une contamination interne,
     2. ceux qui ont été contrôlés mais ont eu des résultats négatifs,
     3. ceux qui ont été contrôlés et ont eu des résultats positifs (vrais ou faux).
     Pour chaque niveau de risque, nous avons trouvé le même effet de l'irradiation externe relativement à la dose, mais la dose reçue est plus faible pour des deux premières catégories que pour la troisième. Bien sûr, nous ne pouvons pas savoir si les travailleurs portaient ou non leurs films dosimètres, car ce n'est pas inscrit dans les dossiers! Ce dont nous avons tenu compte, ce sont les doses d'irradiation externe reçue pendant que les travailleurs travaillaient à Hanford, sans tenir compte de l'irradiation naturelle et en excluant toutes les irradiations médicales par rayons X que ces travailleurs ont pu recevoir, ou toute autre irradiation que ces travailleurs auraient pu recevoir dans une autre industrie utilisant des rayonnements ionisants, avant ou après leur séjour à Hanford. Toutes ces doses sont considérées dans notre étude comme étant réparties au hasard. Ceci pourrait nous conduire à une sous-restimation du risque, lié à l'irradiation externe, plutôt qu'à une surestimation du risque.

- Le rayonnement peut-il causer autre chose que des cancers?
- Nous savons que le rayonnement peut causer d'autres malad ies que le cancer, parce qu'il endommage les tissus. Mais, dans la plupart des cas, les gens sont suffisamment forts pour résister dans une certaine mesure à ces lésions à moins qu'elles n'apparaissent dans des endroits particuliers, tels que l'oeil. Une des maladies bien connues causées par le rayonnement est la cataracte. Ce n'est qu'une petite fraction de tissu qui est endommagée, mais à un endroit où il importe que chaque cellule soit rigoureusement à la bonne place, et fonctionne correctement. Des travaux récents suggèrent que la cataracte apparaît pour des doses bien inférieures à ce que l'on croyait autrefois. Mais, je ne pense pas qu'elle puisse se déclarer à des doses inférieures à 1 rad, correspondant approximativement aux doses reçues par les travailleurs de Hanford.
Néanmoins, il pourrait y avoir un effet de raccourcissement de la durée de vie.

- Lors du rapport de l'enquête de Windscale par le juge Parker, il est rapporté des contradictions entre Mme Alice Stewart et l'institut Battelle de New-York. Pouvez-vous nous en parler?
- L'enquête de Windscale a été typique de la juridiction anglaise, où les avocats veulent faire la preuve qu'ils sont plus intelligents que les scientifiques. J'avais demandé que George KNEALE et moi-même, témoignions conjointement parce que je suis médecin et George Kneale statisticien. De cette façon, nous aurions pu répondre correctement aux questions. Ceci nous a été refusé et les avocats rapidement m'ont bombardée de questions flash sur les mathématiques et George Kneale sur la médecine. 

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3. Exposition au rayonnement des travailleurs de Hanford morts de cancers et d'autres causes. Health Physics, Nov. 1977, Vol 33 p. 369-369. Thomas F. Mancuso, Alice Stewart, George Kneate.
4. Réanalyse des données relatives à l'étude de Hanford des risques de cancer dus au rayonnement chez les travailleurs IAEA-SM-2241 510, Vienne 13-17.3.78. George Kneale, Alice Stewart. Thomas F. Mancuso.
     Je dois avouer, qu'à mon âge, je ne suis pas entraînée à ce genre d'exercice. Il fut alors tout à fait facile au juge Parker de donner l'impression qu'il n'était pas nécessaire de croire en ce que le Dr. Stewart avait dit parce qu'elle n'était pas capable de faire des additions. C'est effectivement ce qu'il a mis dans le rapport. Il conclut que le sujet était évidemment important; mais qu'il était traité par quelqu'un qui ne connaissait pas les tables de multiplication.

- Je pense que le me suis fait mal comprendre tout à l'heure. C'est pourquoi je voudrais insister sur une étude publiée dans le Lancet, rapportée par Quotidien du Médecin. Cette étude a été faite sur tous les décès survenus entre 1959 et 1977 par tous les ouvriers du chantier naval de Portsmouth qui ont réparé les sous-marins nucléaires. L'enquête conclut à une augmentation de 75% de la fréquence des cancers par rapport à une population non exposée, avec six fois plus de leucémie. Je voudrais avoir l'avis du docteur Stewart sur cette étude?
Dr. Stewart: Je ne peux pas vous donner de détails sur cette étude.

Notes du traducteur

     L'étude sur les ouvriers du chantier de Portsmouth (USA) a porté sur 1.722 personnes mortes entre 1959 et 1977. Les causes de mort furent identifiées à partir des certificats de décès.
     C'est à Portsmouth que sont effectuées les réparations des sous-marins nucléaires. C'est sur ce chantier naval que sont faits les déchargements des combustibles usés et lechargement en combustible neuf.
     Une enquête menée auprès des familles proches de 592 ouvriers morts a permis de déterminer ceux qui avaient travaillé sous rayonnement. Parmi eux, il a été trouvé :huit fois plus de leucémie et 65% de cancers supplémentaires par rapport aux travailleurs qui n'ont pas travaillé sous rayonnement, et cela pour des doses cumulées estimées à moins de 10 rem. A ce niveau de rayonnement, les risques estimés par la CIPR ne prévoient pas d'accroissement appréciable du nombre de cancers. Le risque de cancers trouvés chez les travailleurs de Portsmouth est beaucoup plus grand que celui officiellement reconnu.

Pr. Scheer: Pouvez-vous expliquer la différence entre les résultats et les données officielles. Est-ce parce que vos résultats sont plus complets ou bien considérez-vous qu'il y a des effets synergiques entre rayonnement et disons, des produits chimiques, ce qui serait très important à connaître pour les populations des régions industrialisées?
Dr. A. Stewart: Je pense que la différence, assez curieusement, réside dans le fait que dans l'industrie nucléaire, il y a peu d'autres causes de morts qui entrent en compétition avec le cancer, parce que vous n'entrez pas dans cette industrie sans passer des examens de santé spéciaux et ces examens sont répétés d'année en année. Vous créez ainsi une population qui a un faible risque, en théorie, de mourir de quoi que ce soit! Ceci est évidemment exactement le contraire pour les survivants de la bombe A parce que l'explosion de la bombe a créé de nombreuses conditions de mourir pour toutes sortes de raisons.

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     Maintenant je vais vous expliquer pourquoi ceci entraîne une différence importante entre les estimations officielles et les nôtres. Il faut vous dire que j'ai étudié pendant des années l'effet sur les foetus des faibles doses de rayonnement dû au radiodiagnostic des femmes enceintes, ce qui m'a conduite à une étude des cancers et des maladies précancéreuses des enfants. Un des résultats de cette étude est que deux ans avant qu'on se rende compte que quelque chose ne va pas chez ces enfants, le risque pour eux de mourir d'une infection quelconque est terriblement augmenté. Ce risque est beaucoup plus grand pour les préleucémiques parce que la leucémie est un cancer du système immunologique. Ce que nous avons trouvé est que, juste avant qu'une leucémie ne se déclare chez un enfant, si cet enfant est atteint de pneumonie - et le risque d'avoir une pneumonie est augmenté pour un préleucémique - alors le risque de mourir de pneumonie est multiplié par 300.
     Revenons maintenant aux survivants de la bombe A. Non seulement de nombreuses causes de mort entrent en compétition avec le cancer et les personnes ayant reçu des doses élevées de rayonnement ont eu plus de morts par non cancers que les personnes ayant reçu des doses faibles ou nulles, mais l'étude officielle a été menée de telle sorte que ce sont ces dernières qui ont servi de «contrôle».
     Ils ont ainsi permis que le risque de mourir par non cancers soit plus grand pour le groupe exposé au rayonnement que pour le groupe témoin, et on voit ici que ceci conduit évidemment à une sous-estimation du nombre de cancers radio-induits pour les faibles doses de rayonnement. Je pense que c'est la raison pour laquelle - jusqu'à ce que nous fassions l'étude des travailleurs de Hanford - on pensait qu'il n'y avait pas de risque en-dessous de 5-10 rads parce que tous les extra-cancers radio-induits liés à ces faibles doses n'étaient pas pris en compte, puisque les résultats étaient biaisés du fait de l'extrapolation effectuée à partir des doses très élevées où les gens meurent de beaucoup de choses mais autres que de cancers.
     Cependant, je voudrais ajouter que les facteurs de risques qui sont donnés officiellement sont corrects pour les survivants de la bombe A, mais ils ne sont pas corrects pour les travailleurs de l'industrie nucléaire.

Note du traducteur

     Voici quelques chiffres relatifs à l'étude des travailleurs de Hanford:
· Nombre de personnes suivies (de1944 à 1977): 34.848
· Nombre de personnes soumises à un contrôle d'irradiation: 23.765
(dont 18.009 hommes et 5.756 femmes)
· Nombre de morts parmi les hommes soumis à un contrôle d'irradiation: 3.871
(dont 3.742 avec une cause de décès certifiée).
Parmi ceux-ci 743 sont morts de cancer.
· Dose cumulée moyenne:
- pour les morts par cancers: 2,03 rad/homme
- pour l'ensemble des morts: 1,66 rad/homme
- pour les morts par non-cancer: 1,57 rad/homme
- Pour ces niveaux de doses, 5% des cancers seraient dus au rayonnement, soit 37. Les risques maximum estimés par la Commission Internationale de Protection Radiologique en prévoyaient 3 ou 4.

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Dr. S. Aymé: Je suis généticienne et je travaille sur l'épidémiologie des malformations congénitales Je peux donc vous parler de ces aspects qui n'ont pas été évoqués par les autres orateurs.
     Madame Stewart vous a dit qu'il était très difficile de se faire une opinion sur les effets génétiques, car ils n'apparaissent qu'à partir de la troisième génération. Ceci n'est vrai que pour ce que l'on appelle les mutations dont tout le monde a entendu parler. Ces mutations ont lieu au niveau biochimique dans la cellule, c'est-à-dire au niveau du matériel héréditaire. Elles ne sont pas visibles au microscope et ne sont observables que par leurs effets qui, bien entendu, ne se produisent que chez des enfants qui sont nés de cellules de parents qui ont dans leurs gènes les mêmes lésions. Donc, au mieux cela n'apparaît qu'à la première génération chez des enfants dont le père et la mère ont été irradiés. On estime que normalement chaque individu est porteur de 5 ou 6 mutations graves, létales, c'est-à-dire mortelles si elles sont transmises. Ces mutations graves ne s'exprimeront la plupart du temps que si le père et la mère sont porteurs de la même mutation. La probabilité de rencontre étant assez faible, cela ne se verra pas ou peu. Si le rayonnement accroît ces mutations, elles diffuseront
dans les générations suivantes et la probabilité de leur expression augmentera au cours des générations.
     Cependant, il n'y a pas que cet effet direct. On appelle fardeau génétique, c'est une notion assez récente, la quantité de gènes défavorables qu'on peut avoir dans le matériel héréditaire. Ce fardeau génétique a toujours existé, et c'est de cette façon que l'évolution des espèces s'est faite. C'est un phénomène naturel, mais actuellement cette quantité de gènes défavorables augmente énormément et on peut commencer à parler d'un véritable fardeau génétique.
     Ce fardeau génétique s'exprime probablement par une moindre résistance de l'organisme en général à toute adaptation à l'environnement. Par exemple, il est mesurable par le raccourcissement de la durée de vie, quelle que soit la cause de la mort, il est mesurable aussi par ce qu'on appelle la morbidité, c'est-à-dire la probabilité qu'on a d'avoir des maladies. Une enquête américaine récemment publiée, a été faite sur les travailleurs des usines de peinture au radium dont on vous a déjà parlé. Ces femmes qui ont été irradiées, non seulement ont eu plus de cancers, mais elles ont également eu plus d'arrêts de travail d'une manière générale. Elles ont été plus souvent malades, même pour les maladies bénignes. Ceci est dû à ce qu'on appelle le fardeau génétique, c'est-à-dire qu'elles avaient plus de gènes défavorables et étaient moins résistantes d'une manière générale.
     Ces phénomènes concernent le niveau biochimique des cellules. Il y a une autre façon d'apprécier les effets génétiques, c'est au niveau chromosomique. Vous savez que dans nos cellules il y a 46 chomosomes quand tout va bien. Ces chomosomes portent toute l'information génétique pour la reproduction des cellules. Ces chomosomes sont fragiles et sont particulièrement sensibles aux radiations. Ils peuvent se casser. Ces chomosomes ont l'avantage de pouvoir être vus au microscope et avec un faible grossissement on peut observer ce qui se passe dans une cellule. Quand on regarde au microscope les chomosomes de gens qui ont été irradiés, on peut apprécier l'effet du rayonnement.
suite:
     Personnellement, nous le faisons systématiquement pour les manipulatrices des appareils de radiologie de l'hôpital qui sont, paraît-il, bien protégées par des tabliers de plomb. Quand on observe leurs chromosomes après un an de travail, on commence à voir environ 5% de cassures chromosomiques dans les cellules, au bout de 4 ans, il y en a 10%. Au bout de 15 ans de travail, c'est de la purée de chromosomes qu'on observe. Cet examen est une façon très
simple de connaître le comportement des cellules vis-à-vis du rayonnement.
     Quelles sont les conséquences de ces cassures chromosomiques pour les individus? Les gens vous diront qu'on n'en sait rien. En toute rigueur, cela est vrai, mais il faut quand même être un peu réaliste. Il est sûr que cela ne doit pas être excellent et, en particulier, ce doit être un des mécanismes de cancérisation, car dans la plupart des cancers, quand on cultive les cellules, on voit que les noyaux des cellules tumorales sont modifiés, on y trouve des chromosomes en plus, des chomosomes remaniés, etc. De plus, c'est comme cela que les anomalies chromosomiques se produisent et peuvent être transmises aux enfants. Quand ces anomalies chromosomiques sont transmises aux enfants, la plupart du temps il y a fausse couche. Les enfants ne sont pas viables et avortent précocement. Vous savez que les avortements sont une façon merveilleuse de faire de la sélection naturelle. Il y a environ une naissance féconde sur deux qui avorte, c'est un chiffre absolument énorme. Une façon intéressante de savoir si, actuellement il y a un effet génétique sur les populations, c'est de regarder si les femmes actuellement avortent spontanément plus qu'autrefois. Cette comparaison n'est cependant pas facile à faire car, autrefois, les fausses couches passaient à peu près inaperçues, elles étaient considérées comme un aléa et les femmes les notaient moins bien que maintenant.
    On est donc obligé de se ramener à des protocoles d'enquête du type de celui qu'Alice Stewart a développé. On regarde si les femmes qui actuellement font des fausses couches ont eu des taux d'irradiation identiques à ceux des autres femmes. Comme ce ne sont pas des travailleurs du nucléaire et qu'elles n'ont pas un dosimètre sur elles en permanence, on est obligé de se cantonner à l'irradiation médicale. En interrogeant les femmes sur les examens radiologiques qu'elles ont subis, on peut calculer la dose de rayonnement qu'elles ont reçue au cours de leur existence. Des enquêtes de ce genre ont été faites en Angleterre, et on a trouvé que les femmes qui faisaient des fausses couches et dont l'embryon évacué se révélait, à l'analyse, comme porteur d'une anomalie chomosomique, avaient eu un taux d'irradiation très largement supérieur aux couples témoins qui avaient exactement le même êge, les mêmes conditions socio-économiques, la même alimentation, etc. Je voudrais vous donner un ordre de grandeur. On peut actuellement estimer qu'une dose de 3 rem double la probabilité d'avoir un enfant trisomique 21, c'est-à-dire mongolien. Cette dose de 3 rem est à peu près ce qui est reçu au cours d'une urographie intraveineuse. c'est-à-dire une radiographie des reins. Ces 3 rem, c'est une dose tout à fait moyenne dans l'industrie nucléaire. Je vous signale ce résultat pour vous donner un ordre de grandeur. Je pense que ces résultats seraient suffisants pour nous rendre inquiets, si nous ne l'étions pas déjà par ce que nous savons des effets sur les animaux, et ce que nous savons sur l'induction des cancers par le rayonnement.
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