La G@zette Nucléaire sur le Net!
N°22/23
LE "MOUVEMENT"
3. La crise de la société industrielle

LE REFUS 
     Le thème de la peur et des risques est la première expression du mouvement antinucléaire, c'est lui qui domine les débats, c'est lui qui est inscrit sur les affiches et sur les murs. C'est lui qui soude une solidarité et une sensibilité militantes. À la probabilité infime d'accidents dans le nucléaire, le mouvement oppose l'étendue de la catastrophe et l'immensité du nombre des victimes. En ce domaine, les dangers dépassent de beaucoup les risques précis d'accidents, il s'agit d'une menace vitale, de la mort de l'espèce et de la fin de la vie sur la planète. L'énergie nucléaire rompt radicalement avec l'image que, jusqu'à maintenant, notre société s'est faite de la nature. Cette grande peur paraît socialement indifférenciée et nombreux sont les militants qui associent leur combat à un réflexe vital de l'espèce qui concerne l'ensemble de la société, les hommes et les femmes, les riches et les pauvres, les pays dominants et les pays dominés. En ce premier sens, ce combat ne veut pas se définir en termes sociaux. 
     Mais ce discours total sur les dangers du nucléaire, qui s'oppose d'ailleurs à un autre discours total sur ses bienfaits, n'est-il pas la traduction en termes «naturels» d'un sentiment profond de crise, de décomposition et de décadence de notre société? En effet, même après Hiroshima, l'atome n'a pas toujours été perçu comme une menace et de façon générale, l'atome civil a été ressenti comme une rédemption du nucléaire militaire; l'atome pouvait donner lieu à un «bon usage» technique et industriel. Durant une longue période, les travailleurs du nucléaire se sont bien accommodés des technologies mises en place, et il est vrai que cette industrie est beaucoup moins meurtrière[1] que celle des mines.
     Les populations de Marcoule et de Saint-Laurent-des-Eaux vivent sans trop de problèmes auprès des centrales, même si, comme le montre le travail d'A. Guénesey et G. Mendel (L'angoisse atomique, Payot), l'angoisse semble toujours présente, bien que le plus souvent refoulée. Mais globalement, durant les années 50 et 60 portées par un optimisme économique et une croyance dans le progrès, la légitimité sociale du nucléaire n'a jamais été mise en question. La critique s'est développée à l'issue de cette période de croissance exceptionnelle à l'orée de la crise économique, du chômage, et surtout du doute sur les vertus de la croissance continue.
     C'est à ce moment-là qu'à travers la critique du nucléaire s'impose l'idée que la société n'est pas capable de maîtriser son développement et qu'elle est portée par des logiques de catastrophe. Ainsi, le thème de l'irréversibilité des formes de développement social imposées par la technologie nucléaire prend une grande place dans le discours antinucléaire; c'est le thème de la société policière imposée par la société du plutonium (accès webmaistre). Mais à côté de cela, le discours sur la misère et le chômage sont fort peu présents et l'idée selon laquelle le nucléaire serait une fausse sortie à la crise reste assez faiblement défendue dans le mouvement. Dans une première lecture, les idées de la peur et des risques l'emportent. 
     A travers la crainte et l'inquiétude, la crise des valeurs de la société industrielle est au coeur du mouvement antinucléaire; c'est elle qui lie des ingénieurs du CEA, des scientifiques, les paysans qui défendent leurs terres et des «marginaux» engagés dans des expériences communautaires. La popularité des idées écologiques se développe à la fin d'une période d'abondance où s'était répandue la critique de la surconsommation et du gaspillage.
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     Critique fondée sur le refus de la consommation systématique et ostentatoire et de l'obsolescence programmée. Le mouvement est sous-tendu par des arguments largement développés par le Club de Rome selon lesquels la logique productiviste des pays riches est irrationnelle, destructrice et, au bout du chemin, catastrophique.
     Le modèle culturel des sociétés industrielles est ébranlé, la croyance dans un progrès continu porté par le développement des forces productives est en crise. 
L'idée d'une évolution somme toute naturelle vers le bonheur par l'augmentation de la production et de la division du travail est récusée. Le mouvement se démarque de façon définitive de la représentation marxiste de la société qui associe le progrès social au développement illimité des forces productives. Au contraire, les écologistes sont obsédés par l'idée de la finitude des ressources et de la clôture de la planète. Par ailleurs, un seuil serait aujourd'hui franchi car la technique et l'industrie produiraient plus de nuisances que de bienfaits.
     Les démonstrations d'lllich sur l'absurdité de la vie quotidienne sont populaires, les engrais chimiques ruinent les terres pour de longues périodes; une automobile réalise du 6 km/h de moyenne tandis que l'excès de médecine commence à abréger la vie des individus[2] ... Non seulement le productivisme détruit un rapport harmonieux à la nature, mais il ne cesse, contrairement aux valeurs industrielles dominantes, de creuser les inégalités sociales. Il arrive que cette opposition aux valeurs industrielles s'appuie sur la nostalgie d'un âge d'or préindustriel; à l'univers urbain et à l'usine, on oppose la communauté et la campagne «naturelles» et rêvées. Aujourd'hui, les hommes sont isolés, atomisés, manipulés par les media et, pour ne pas s'enfoncer dans le monde des robots et de la surveillance généralisée, il faut rompre avec les valeurs de la société industrielle.
     Une des caractéristiques importantes du mouvement antinucléaire est la participation de scientifiques. De même que le lobby nucléaire s'appuie sur la science, le mouvement antinucléaire s'efforce de retourner contre lui la logique scientifique mais va plus loin encore et critique le rôle de la science dans notre société. Ceci n'est concevable que dans la mesure où une crise de la science est au coeur de la crise des valeurs de la société industrielle, où son rôle de garant est lui-même contesté. Le nucléaire démontre aujourd'hui que la croyance absolue dans une science capable de résoudre tous les problèmes qu'elle rencontre n'est pas fondée. Le programme électronucléaire est traversé par des incertitudes dangereuses et rien ne dit que la science pourra les résoudre; les technologies de retraitement et de stockage des déchets industriels, en particulier, sont loin d'être maîtrisées.
     Ce genre de réserves rencontre un mouvement critique de la science qui s'est développé depuis 1968 et qui refuse l'idée d'une transcendance libératrice de la science et donc du pouvoir social qui est automatiquement associé à cette représentation. Cette crise de la science, ou plus exactement du rôle qui lui est attribué dans la société industrielle, ne tient pas le mouvement antinucléaire à l'abri d'un nouveau scientisme appuyé sur les «vraies» lois de la nature et la science écologique. Paradoxalement, il peut se constituer à partir de la critique de la science une nouvelle légitimité scientifique, plus absolue que celle que l'on combat et qui peut parfois rêver d'un nouveau pouvoir au nom de cette légitimité ou plus simplement, comme le projet ALTER, qui fait des contre-propositions extrêmement précises de scénario énergétique. 
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[1] NDLR: actuellement...
[2] Ivan Illitch - Energie et Equité (1973), Nemesis Médicale (1975), etc. éditions du Seuil
     Dominé par la crise des valeurs de la société industrielle, le mouvement antinucléaire est en porte-à-faux par rapport aux conflits dominants dans ce type de société et notamment par rapport au mouvement ouvrier et à la gauche. La rupture est très nette avec le Parti Communiste et la CGT[3] qui, eux, sont fortement identifiés aux valeurs industrielles et pensent que le développement des forces productives et de la science serait essentiellement positif s'il n'était pas détourné de sa véritable finalité par les intérêts capitalistes. Cette séparation avec des organisations du mouvement ouvrier conduit à se demander si le mouvement antinucléaire est essentiellement dominé par la crise que nous venons de décrire ou bien s'il est capable d'échapper à cette logique en désignant des adversaires sociaux, des groupes ou des classes contre lesquels il organiserait des luttes.

LE REJET DE LA «SOCIÉTÉ DU PLUTONIUM»
     Une lecture, même superficielle, de la presse du mouvement antinucléaire paraît situer ce mouvement dans un conflit avec les grands appareils que sont le CEA et l'EDF. Les «nucléocrates» ne recouvrent pas les capitalistes et derrière le programme électronucléaire, le mouvement semble s'opposer à la domination technocratique. Mais cette hypothèse doit être fortement pondérée; l'idée d¹une opposition à la technocratie n'est pas aussi forte que nous pourrions le penser.
     Le mouvement antinucléaire veut certainement être beaucoup plus large que le mouvement de contre-experts dont il prend parfois l'allure lorsqu'il discute terme à terme les techniques, les arguments économiques et scientifiques avancés par les défenseurs du nucléaire. S'il montre combien il y a de failles et de points obscurs dans les arguments des pro-nucléaires, le coeur de sa lutte et de son argumentation n'est pas la contre-expertise; les militants sont même souvent réservés à l'égard de ceux qui se placent exclusivement sur ce terrain.

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     Dans l'ensemble, la contre-expertise scientifique fonctionne principalement comme une caution, comme un garant de crédibilité; elle est importante dans la mesure où elle montre que le mouvement n'est pas dominé par l'irrationalité où le placent ses adversaires même si les scientifiques antinucléaires utilisent aussi dans le discours de la grande peur. Mais dans son ensemble, le mouvement résiste fortement à la logique du groupe de pression de contre-experts. Le conflit qui oppose le mouvement aux «nucléocrates» ne se laisse pas enfermer dans le débat technique et économique. Ce qui est reproché à EDF, c'est autant que ses choix techniques, la capacité qui lui est accordée d'imposer de façon unilatérale un outil et un modèle de consommation et, par là, de modeler la société, sa culture et ses formes de domination, sans aucun contrôle social. Parce qu'elle est productiviste et qu'elle identifie le progrès et le bien-être à l'augmentation de la consommation d'électricité, I'EDF doit être combattue. L'adversaire technocratique s'identifie à la rationalité scientifique, il pense que la science résoudra les problèmes rencontrés dans le sens d'une réduction des inégalités et d'une vie meilleure. 
     La logique du groupe de contre-experts est aussi refusée lorsque les dirigeants du CEA et de l'EDF sont accusés de mettre en place, malgré eux parfois, des outils si énormes et dangereux qu'ils conduiront la société sur la voie du totalitarisme. Mais ici, il est clair que l'adversaire du mouvement antinucléaire est moins un acteur social qu'une technique néfaste en elle-même qui entraîne contrôle policier et répression. C'est le thème de la société du plutonium. Les problèmes énergétiques sont alors «naturalisés» et c'est à la nature mauvaise d'une technologie que les militants s'opposent. Derrière le thème de la société policière et répressive, l'idée qui domine le mouvement antinucléaire est moins celle d'un adversaire social que celle d'un bloc monolithique, secret et totalitaire, bref une image de l'État. Il y a moins un conflit qu'une rupture.
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[3] NDLR: Et ce alors que les sondages montrent que la «base» est majoritairement anti-nucléaire
     L'attaque est portée au nom des valeurs, de la démocratie et de la liberté, plus qu'au nom d'une communauté concrète, d'un groupe défini, d'une classe. Il nous semble donc que l'image d'un conflit anti-technocratique est en réalité voilée et dominée par un conflit de valeurs et l'opposition générale à un ordre, l'ordre qui règne sans partage sur les média et la police, à Malville. Il n'y a pas deux acteurs sociaux en lutte pour le contrôle d'un même enjeu mais d'un côté la vie, l'espèce et la raison et de l'autre, la barbarie, l'aliénation et la mort. 
     C'est moins la technocratie qu'un État tout puissant et enfoui jusqu'au plus secret de nos têtes que le mouvement combat au nom de la liberté et de nouvelles valeurs. C'est donc vers l'État qu'il faut se tourner et vers la critique qui en est faite dans la mesure où, aux yeux de nombreux militants, il semble être le véritable adversaire. Plus qu'un adversaire de classe, l'État a la figure d'un pouvoir absolu, État tout puissant mais aussi État en crise.

LA CRITIQUE DE L'ÉTAT 
     Le rôle occupé par la critique de l'État dans le mouvement antinucléaire français paraît particulièrement important en comparaison des mouvements anglo-saxon et scandinave. Le discours est plus «dur» et plus «politique». En France, chacun sait que le poids de l'État administratif est beaucoup plus grand que dans la plupart des pays industriels capitalistes et que, pour reprendre l'expression de Michel Crozier, la société française est «bloquée». Pour beaucoup, le nucléaire est l'expression parfois violente de la puissance de cet État car il porte en lui une logique centralisatrice et lie le nucléaire à la guerre et aux impérialismes dominants.
     Cette critique est à la fois libertaire (souvent de rupture violente), et libérale; elle en appelle à la démocratie contre l'autoritarisme et le secret incarnés par le plan Orsec-Rad, la commission PEON et la centralisation toujours accrue du pouvoir. L'État apparaît sous le visage du «tout nucléaire» qui implante ses centrales avec brutalité, qui mobilise toutes les ressources de la société et qui vend des centrales à l'Iran et à l'Afrique du Sud. C'est l'État qui passe les contrats de retraitement et qui, après la crise du pétrole, a misé sur le nucléaire sans débat démocratique et même sans débats internes au monde politique. Il a caché sa politique et l'a brutalement imposée avec un discours monolithique, sans faille, mobilisant tout aussi bien l'establishment scientifique que les CRS.
     A côté de l'État de la guerre et de la puissance, les militants se battent aussi contre l'État industriel et commercial qui se met en place avec le nucléaire, bien que cette tendance concerne aussi d'autres secteurs. En France, dans de nombreux domaines, l'État est passé d'une logique administrative à une logique de rentabilité économique. Le monde clos et protégé de l'administration s'est trouvé soumis aux impératifs de la production et de l'efficacité économique. 
     Tout un ensemble de travailleurs et de fonctionnaires contestent l'entrée de leur entreprise dans ce marché et sa soumission à des intérêts privés. Pour beaucoup, ceci signifie la fin des garanties et des protections du service public. Ce type de transformation de l'État affecte principalement le CEA dont tout un secteur passe sous le contrôle de la COGEMA afin de mieux assurer l'entrée du nucléaire dans la production industrielle. Les scientifiques, eux aussi, voient leur monde transformé car de plus en plus, la recherche doit donner les preuves de son efficacité économique et faire appel à des moyens et des technologies de plus en plus lourds et à des équipes élargies.

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     Les scientifiques ont de moins en moins le sentiment de contrôler leur travail; ils se sentent dépossédés de sa maîtrise intellectuelle et du contrôle de ses effets sociaux. Ils sont nombreux à voir dans la lutte antinucléaire le reflet de leurs problèmes et s'associent par là à la critique, libérale le plus souvent, de l'État. 
     Les discours naturalistes de l'écologie et ceux de la critique, libérale ou libertaire, de l'État sont socialement indifférenciés et veulent l'être. On parle plus de l'espèce et de la liberté qu'au nom de catégories sociales précises. Mais peut-on se satisfaire de l'analyse sociologique la plus courante qui voit dans ce type de discours et d'appel aux valeurs, l'expression de classes moyennes en chute voulant préserver le vieux monde qui les protège? La peur du nucléaire est-elle simplement la peur de l'avenir chez des militants issus de classes moyennes prolétarisées?
     Les militants se recrutent principalement dans l'univers des enseignants, des étudiants, des animateurs et des travailleurs sociaux. Mais il est difficile d'imaginer qu'ils défendent des privilèges réels ou des intérêts d'aristocrates bucoliques bien que de tels défenseurs de la nature existent et que ceux qui défendent le espaces privilégiés des résidences secondaires contre les logements populaires et les implantations industrielles puissent se reconnaître dans le mouvement antinucléaire. Cependant, plutôt que de parler de crise des classes moyennes, il nous semble plus pertinent de relier la nature sociologique des militants à la crise de l'État. Il s'agit de classes moyennes mises en rupture par la fin des protections bureaucratiques, projetées dans un vide social qui, durant une longue période, se sont investi dans des pratiques contre-culturelles, communautaires et parallèles. Beaucoup sont liés à la dérive culturelle issue de 1968. Mais plutôt que de s'engager dans l'aventure des sectes gauchistes, ils ont essayé d'élargir la «brèche» culturelle, et d'inventer ici et maintenant de nouvelles façons de vivre. Ce sont eux qui se reconnaissent dans les écrits de Fournier[4] et les premières manifestations à Bugey. Les militants écologistes sont plutôt les enfants d'une crise et d'un déchirement du tissu social que d'une prolétarisation que les lancerait à la conquête des privilèges perdus. En s'opposant d'abord à un ordre, ils se battent plus contre l'État que contre une classe dirigeante.
     Mais la critique de l'État n'est pas aussi totale que le laissent entendre les lignes précédentes. Contrairement à une idée courante, le mouvement antinucléaire dissocie bien plus qu'il n'associe les problèmes du nucléaire civil et ceux du nucléaire militaire. Les travailleurs qui, à La Hague ou à Marcoule, militent aujourd'hui contre le programme électronucléaire français n'ont guère contesté, ou très faiblement, la fabrication de la bombe: l'époque où ils travaillaient exclusivement pour les militaires est même vécue par certains comme un âge d'or révolu, où ils avaient le sentiment d'être utile à la nation et, tout au moins, d'avoir de bonnes conditions de travail. Plus généralement, au-delà d'une sensibilité antimilitariste et pacifiste très largement partagée, le mouvement n'est pas fondamentalement orienté vers une critique de l'atome militaire. Il le rejette, s'en indigne et s'en effraye, mais ce n'est pas contre lui qu'il se mobilise autour de thèmes qui tous renverraient directement à l'État: les relations internationales, la guerre, la souveraineté nationale ne sont pas au coeur de la mobilisation antinucléaire. Celle-ci pose les problèmes de la vie quotidienne et désigne le nucléaire civil comme engageant notre société bien plus que l'atome de la guerre, qui lui est une affaire d'État. 
     C'est parce que tout le mouvement n'est pas porté vers la critique de l'État et qu'il veut transformer la société, que l'appel aux valeurs se transforme en action, en effort de transformation immédiate de la société.
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[4] NDLR - journaliste à Charlie Hebdo
L'ACTION EXEMPLAIRE 
     Tandis qu'un certain nombre de militants sont essentiellement dominés par un principe d'opposition qui les conduit à lutter contre l'État, pour la majorité d'entre eux, c'est un principe d'identité qui domine dans la mesure où il faut affirmer, là où l'on se trouve, une nouvelle façon de vivre et dessiner ainsi la société nouvelle. Plutôt que de chercher un adversaire, il faut créer la communauté exemplaire de militants qui donne chair à la critique des valeurs de la société industrielle. Poussée à son terme, la logique écologique fait du conflit social et de l'adversaire qu'il dessine une sorte de leurre qui désigne un bouc-émissaire chargé des péchés de la société dans laquelle on vit. Dans la mesure où il faut rompre avec des valeurs, le véritable adversaire est en soi, formé par les habitudes, les petites lâchetés, les facilités de la consommation et du repli égoïste. Le militant écologique doit être à l'image de la société dans laquelle il veut vivre; il lui faut consommer différemment, avoir de nouveaux rapports avec les gens, mettre ses idées en pratique, ne pas différer leur réalisation, comme le font habituellement les militants politiques. La vertu de l'exemple triomphera et démontrera aux yeux de tous l'incohérence et l'absurdité des valeurs de ceux qui organisent et gèrent la société, valeurs que chacun d'entre nous intériorise. L'acteur militant est d'abord ici celui qui se désaliène. La communauté exemplaire n'abat pas l'État, elle le vide de sa substance en imaginant une vie autonome, en refusant autant la violence que les protections de l'État. Chez un grand nombre de militants antinucléaires, le témoignage remplace la lutte politique et sociale. Dans cette forme d'action, l'exemplarité est beaucoup plus forte que le conflit, la revendication et la pression qui sont toujours «récupérés». Ce type d'action explique aussi la sympathie des écologistes pour les formes d'action non violentes. 
     Cette éthique de conviction, ces grands principes sont indissociables d'une vision harmonieuse et pacifique d'une société en équilibre avec la nature, chaleureuse et conviviale. L'exemplarité n'est possible qu'à travers la vie communautaire, l'entraide, la mise en place d'un tissu social de quartiers, de villages, vie organisée autour d'outils collectifs. Ceci doit se faire dès maintenant, sans attendre le «grand soir» et au-delà de toutes les médiations politiques habituelles. Bien entendu, ce type d'action reste limité à certaines catégories sociales encore largement privilégiées, à ceux qui ont déjà bénéficié de la consommation de masse. 
     Mais les vertus de l'exemple ne tarderont pas à convaincre aussi la population car il ne s'agit pas de fermer des communautés sur elles-mêmes avec la pression sociale et la conformité que cela suppose; il faut créer une vie collective large. 
Ces positions, ces principes supportent le mouvement antinucléaire, et le poussent vers l'avant, bien plus qu'ils ne l'enferment dans le ghetto des pratiques communautaires. Ils constituent un appel à l'utopie, à une société post-historique où le désir et les orientations culturelles se rencontrent sans être séparés par les limites économiques et les conflits. Les militants peuvent s'identifier à l'historicité et à la société nouvelle tandis que leurs adversaires sont rejetés dans l'obscurantisme et le non-sens. Cette société sera à l'image de celles qu'étudiait ou dont rêvait P. Clastres, société sans État, sans pouvoir, réconciliée, société du droit à la différence et de l'égalité.
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     Beaucoup de militants antinucléaires, même ceux qui pensent d'abord en termes de guerre à l'État, sont pris à la fois dans cette crise des valeurs et dans cette sensibilité écologique, celle de l'action exemplaire et de l'utopie. Précisons bien: le terme d'utopie n'a rien de péjoratif, il signifie que l'action est perçue sur le mode de l'identité, l'adversaire étant l'ordre généralisé qui fait obstacle à la réalisation de l'acteur qui est réalisation de la nature. Le désirable et le nécessaire se recouvrent.

VERS DES LUTTES SOCIALES 
     La crise des valeurs de la société industrielle qui porte à la fois vers la lutte contre l'État et vers la communauté exemplaire a des difficultés à se définir réellement en termes anti-technocratiques. Comment, à partir de ce point qui peut conduire à l'attentat et l'action communautaire, peut-il se construire des luttes sociales mobilisant des collectivités directement concernées par le nucléaire, des scientifiques et des travailleurs de l'industrie nucléaire, sur quelles bases peut-il s'organiser un mouvement antinucléaire engagé dans des luttes et dans une expression politique? Parallèlement, comment s'opère le passage d'un mouvement d'opinions larges, répandues et même un peu vagues, à un mouvement organisé sur ses propres objectifs, avec ses stratégies?
     Les réponses à ces questions se trouvent dans le travail du mouvement antinucléaire lui-même qui développe la critique de l'«illusion lyrique», c'est-à-dire du passage direct du rejet des valeurs à l'action. Le mouvement s'efforce de dépasser la phase où l'on pense que la force de la conviction fait la force de la lutte, phase où le travail des militants est d'abord orienté vers la recherche d'une cohérence entre ses idées et sa vie. Insistons bien pourtant sur le fait que cette critique paraît douce, qu'elle se fait sans rupture car tous sont liés à la sensibilité de base de l'action exemplaire et de la lutte contre l'État. Malgré la critique qui se développe, personne ne peut nier que l'utopie écologique est le coeur du mouvement et que l'adversaire que l'on combat est moins une classe, une institution ou une politique, qu¹un système culturel dépassé et mauvais, auquel il faut échapper par le témoignage. 
     C'est pourtant l'exemplarité de ces actions qui est critiquée. Le jardinage écologique ne met guère en cause la toute puissance d'EDF. Les communautés risquent d'être repliées à l'ombre d'un système qu'elles n'affectent pas. Les nouvelles façons de vivre ne semblent pas, surtout en cette période de crise économique, être reprises par des fractions de plus en plus larges de la population. Aujourd'hui, la contre-culture paraît s'essouffler. Le bilan des expériences parallèles, des écoles et des réseaux communautaires inaugurées après 1968, déçoit plus d'un militant. La plupart de ces expériences ont échoué ou n'ont pas trouvé les relais extérieurs qui leur auraient permis de s'étendre. Le monde communautaire et écologique est-il réellement à l'image de la société conviviale qu'il vise, ne met-il pas en place des formes de contrôles plus pesantes et plus pénibles que celles contre lesquelles il lutte? De plus, la vertu de l'exemple se limite au monde étroit de gens issus de milieux souvent favorisés. La grande masse des travailleurs est étrangère et souvent hostile à ces expériences.

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