La G@zette Nucléaire sur le Net!
N° 21
Situation internationale du nucléaire:
LE DESENCHANTEMENT


1. L'essor de l'industrie nucléaire
     Le militaire commande le civil. 1945: la bombe d'Hiroshima marque les débuts de l'ère nucléaire. Elle signifie aussi son péché originel. Jusqu'à la fin des années cinquante, l'effort portera surtout sur la construction et la mise au point des armes nucléaires.
     Certes, dès 1939, cinq brevets, déposés par des physiciens français, suggéraient la possibilité d'un atome purement civil, mais c'est l'effort consacré au «Projet Manhattan» qui a abouti à la réalisation des premiers réacteurs nucléaires, des premières usines d'enrichissement de l'uranium et à la fabrication des premières bombes atomiques qui ont été utilisées par les Etats-Unis contre le Japon. Par la suite, l'énergie nucléaire s'est développée pour la production d'électricité, mais le lien entre les applications civiles et militaires s'est maintenu à deux niveaux:
     - historiquement, les moyens considérables mis à la disposition de l'armement nucléaire ont conduit à développer des technologies adaptées à ses besoins qui, une fois prêtes, ont été «reconverties»à des fins civiles
     - l'utilisation de matériaux  fissiles comme l'uranium enrichi et le plutonium et la nature des phénomènes physiques mis en jeu (la réaction en chaîne) ne permet pas de séparer totalement le domaine civil du domaine militaire, ce qui pose tout le problème de l'accélération de la prolifération des armes nucléaires[3].
     L'effort militaire américain en matière nucléaire a porté essentiellement sur la production de matières fissiles explosives, plutonium et uranium très enrichi (plus de 90%), et sur la mise au point de moteurs nucléaires pour les sous-marins, pour lesquels la compacité des réacteurs à eau ordinaire était un facteur déterminant. Les réacteurs de puissance destinés à alimenter les premières centrales commerciales productrices d'électricité aux Etats-Unis sont de ce type (bien que le premier réacteur branché au réseau aux Etats-Unis ait été, en 1952, un réacteur à neutrons rapides[4]) et ce sont elles qui constitueront, à partir de la fin des années 60, l'essentiel des commandes passées dans le monde: les firmes américaines ont réussi leur «reconversion» du militaire au civil, illustration de «l'efficacité»[5] du fameux complexe «militaro-industriel».
  Ces quelques considérations sont importantes et elles illustrent bien le fait que le choix des filières «civiles» ne s'est pas fait de façon sereine, à partir de critères scientifiques, techniques, ni même économiques. En effet, sans parler des problèmes de sûreté, le cycle du combustible des réacteurs à eau ordinaire exige de l'uranium enrichi.
suite:
     Ainsi, au problème commun à tous les types de réacteurs de l'approvisionnement en uranium naturel, s'ajoute celui de l'enrichissement qui exige des techniques très élaborées et très coûteuses (en particulier en énergie électrique pour la diffusion gazeuse[6]). Ces techniques ne peuvent être mises en oeuvre à l'échelle industrielle que par un petit nombre de pays très industrialisés et on retrouve ainsi au niveau de la fourniture du combustible la concentration des moyens et une situation de monopole aux mains de quelques puissances: aujourd'hui et pour encore plusieurs années, tous les réacteurs de puissance à  uranium enrichi du monde entier nécessitent un «enrichissement» de l'uranium fait dans les immenses usines - initialement militaires - des gouvernements des Etats-Unis et de l'Union Soviétique. Il est certain que, dans la famille des réacteurs à neutrons thermiques[7], ce sont les réacteurs à eau lourde qui présentent, pour l'économie du cycle du combustible, et de très loin, les meilleures performances combustibles à uranium naturel et très bonne utilisation de la matière fissile permettant d'atteindre des taux de combustion élevés. S'il n'y avait pas eu les impératifs militaires, il est très probable que c'est la filière à uranium naturel et eau lourde qui aurait été développée sur le plan industriel pour la production d'électricité. C'est d'ailleurs la voie qui avait été tracée par les premières équipes scientifiques et qui a été poursuivie par le Canada seul (filière CANDU). Ce type de réacteur nécessite tout de même de complexes et coûteuses usines de production d'eau lourde, ce qui explique en partie le choix fait par certains pays de l'alternative uranium naturel, graphite, gaz, qui est le type de réacteurs le plus simple. Cependant, des informations récentes (voir encart n°1) peuvent remettre en cause l'avenir de la filière CANDU.
3. Voir Gazette N°7..
4. Du même type que Phénix.
5. Sic!
6. Rappelons que pour l'alimentation en énergie électrique de l'usine française d'enrichissement d'EURODIF, il a fallu construire 4 tranches de 900 MWe, ce qui équivaut à la puissance installée en France aux environs de 1950.
7. C'est-à-dire, faisant appel à un modérateur: graphite, l'eau lourde, l'eau ordinaire.
8. Réacteur d'expérimentation, non producteur d'électricité.
p.2

     Quelques scientifiques français et des équipes anglaises ont participé à la «course à la bombe», mais les Américains ont gardé leurs secrets et leurs acquis et les deux puissances européennes se sont lancées dès la fin de la guerre dans des programmes permettant au plus vite l'acquisition de l'arme nucléaire. Le voie choisie est la plus simple: fabriquer du plutonium dans des réacteurs à uranium naturel, graphite, gaz («magnox» en Grande Bretagne, «graphite, gaz» en France) qui n'utilise que des matières premières relativement simples à obtenir (uranium naturel, graphite, gaz carbonique) et permettent un déchargement rapide à de faibles taux de combustion fournissant le plutonium 239 pratiquement pur, idéal pour l'explosif militaire. Les Anglais font exploser leur première bombe en 1952 et les Français en 1960. La bombe chinoise de 1964 ne modifiera pas les données du problème parce qu'elle fut considérée comme un «cas particulier». Par contre, l'explosion indienne de 1974, alors que l'on croyait bien clos le «Club atomique» a stupéfié le monde. Et pourtant l'on savait que l'Inde, qui avait construit par ses propres moyens une petite installation de retraitement, disposait d'un petit réacteur d'origine canadienne à eau lourde (Cirus, 40 MW) qui n'était sous contrôle d'utilisation pacifique que pour autant que ses combustibles étaient fournis par les Canadiens. Or l'Inde s'était dotée des moyens de fabriquer les combustibles. L'habileté indienne de présenter cette explosion comme purement «pacifique» n'a trompé personne et c'est à partir de cette date qu'à nouveau les risques de prolifération ont pesé sur le développement de l'industrie nucléaire civile[9].

L'atome et la paix

     Dès l'origine, le gouvernement américain a couvert toute activité nucléaire du sceau du secret. En 1954, la première centrale nucléaire de taille industrielle est mise en service en Union Soviétique. Le secret devient alors une entrave à la conquête d'un marché nucléaire civil et, probablement sous la pression des firmes qui ont acquis un formidable potentiel par les fournitures militaires, le gouvernement américain lève l'embargo en 1954. En 1955, se tient la première conférence de Genève sur les applications pacifiques de l'énergie atomique. Pour la première fois depuis le début de la seconde guerre mondiale, les scientifiques parlent du nucléaire en public et on est entré dans l'ère industrielle et de la compétition commerciale[10].
     Les premiers à se lancer dans un très important programme de centrales nucléaires électrogènes sont les Britanniques, avec la filière «Magnox». En 1965, ils posséderont déjà 24 unités, totalisant une puissance de 3.876 MWe, soit le double de la puissance installée aux Etats-Unis.
     En France, le passage du militaire au civil se fait sur la même base: les réacteurs G1 , G2 et G3 de Marcoule, de la filière «graphite-gaz», fabriquent du plutonium qui est extrait, sur le même site, par l'usine de retraitement des combustibles irradiés UP1. Un programme civil «national» est ensuite lancé en collaboration entre le Commissariat à l'Energie Atomique et Electricité de France: il aboutira à la mise en service des centrales de Chinon 1, 2, 3 (1963, 65,66), Saint laurent 1, 2 (1969, 71) et Bugey 1 (1972).
     En Angleterre comme en France sont également construites deux usines d'enrichissement de l'uranium par diffusion gazeuse (Capenhurst, Pierrelatte), mais du fait de leur faible capacité (car conçues pour obtenir peu d'uranium très enrichi) elles se limiteront aux besoins militaires (bombes H, combustible pour sous-marins nucléaires) tout en se servant de prototype pour une étape civile ultérieure qui se concrétisera en France à la fin des années 70.
     En sus des efforts militaires de l'Angleterre et de la France, une tentative d'association des pays européens (AIlemagne Fédérale, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas) dans le domaine du nucléaire civil, est faite en 1957. Mais l'organisme ainsi créé, EURATOM, ne correspondra jamais à une réelle mise en commun des efforts nationaux, ne servira en fait qu'à ouvrir l'Europe aux industries atomiques américaines et sera parallèlement torpillé par le gouvernement français (entre autres).

suite:
     Entre 1960 et 1970, la période est incertaine, mais pleine d'espoir pour les promoteurs de l'industrie nucléaire. En 1964, les Anglais abandonnent la filière magnox au profit de l'AGR (Advanced Gaz Cooled Reactor) à graphite et uranium enrichi. Les Français poursuivent la commande de réacteurs «graphite-gaz» jusqu'en  1966. Les Allemands choisissent les «filières américaines» et un accord entre la firme allemande AEG et la General Electric américaine lance en 1962 la construction d'un réacteur à eau bouillante et uranium enrichi de 250 MWe. Des pays européens sans programme nucléaire militaire, l'Italie est celui qui se lance le plus tôt dans la construction de centrales nucléaires en choisissant la plus grande diversité et hors du cadre de l'Europe des Six. En 1958, 1959 et 1961 sont lancées les constructions de Latina (magnox, avec les Anglais), Garigliano (BWR, avec General Electric), Trino Vercellese (PWR, avec Westinghouse).
     Les firmes américaines lancent leur offensive mondiale en s'appuyant sur les clients européens qui, déjà inquiets vis-àvis du pétrole depuis la crise de Suez (1956) veulent bien «essuyer les plâtres».
     A partir de 1963, les 2 constructeurs américains (Westinghouse et General Electric) pratiquent des prix de dumping pour des propositions «clef en main» de centrales à uranium enrichi-eau ordinaire[11].

Tableau 1
Parc des centrales nucléaires dans le monde au 31.12.1965
(unités ayant effectivement démarré, de caractère prototype ou commercial)

 Pays
Puissance installée brute
(MWe)
Nombre d'unités 
 Allemagne de l'Ouest
 73
 2
 Belgique
11
 1
 Canada
 22
 1
 Etats-Unis
 1.946
 16
 France
 392
 5
 Grande-Bretagne
 3.876
 24
 Italie
 627
 3
 Japon
 178
 2
 Suède
 10
 1
 Union Soviétique
 978
 10
9. Voir Gazette N°7.
10. Pour certains scientifiques, le nucléaire civil est  sans doute considéré plus ou moins consciemment comme une rédemption des bombes d'Hiroshima et Nagasaki.
11. Notons que le coût réel de l'enrichissement n'est pas connu, car les usines sont des usines militaires, ainsi que le coût du retraitement et du stockage. De même le démantèlement n'est pas chiffré car on ne connaît de toutes façons pas sa faisabilité.

Du succès des firmes américaines à la crise pétrolière

     Ainsi, dès 1965, les succès des firmes américaines s'affirment sur le marché intérieur des Etats-Unis et sur le plan ntondial. Aux Etats-Unis les commandes de réacteurs PWR et BWR s'accentuent, avec un net avantage pour la filière PWR (construite également par Babcock et Wilcox et Combustion Engineering). Les commandes atteignent un maximum en 1973 avec le chiffre record de 51.500 MWe. Mais, dès 1974, le niveau des commandes diminue tandis que les annulations atteignent, en 1975, un niveau de 10.700 MWe. Nous examinerons au chapitre suivant les raisons de ce déclin.
 

p.3

Tableau 2
Commandes de centrales nucléaires aux Etats-Unis
Année de commande
Total (MWe) des commandes
Total (MWe) des annulations
Unités PWR*
Unités BWR*
1965
5.100
-
4
3
1966
18.000
-
11
10
1967
26.800
-
23
6
1968
14.000
-
7
7
1969
8.300
-
4
3
1970
14.100
1.700
10
3
1971
25.800
-
13
7
1972
41.800
4.800
16
13
1973
51.500
3.100
30
8
1974
31.900
10.700
14
6
1975
5.300
9.700
4
1
1976
3.800
2.300
3
0
1977
5.000
2.900
4
0
* en tenant compte des annulations portant sur l'année de la commande:
PWR: réacteurs à eau pressurisée (Westinghouse)
BWR: réacteurs à eau bouillante (General Electric)

     En Europe, le revirement le plus spectaculaire est celui de la France[12]: le maintien à bas prix du pétrole empêche le développement du nucléaire et conduit à la décision d'abandonner la filière «graphite-gaz» au profit de la filière à eau ordinaire, l'argument essentiel étant «qu'il faut bien faire comme tout le monde» et que la seule façon d'avoir quelques chances à l'exportation est de se placer sur le marché mondial des réacteurs à eau ordinaire et uranium enrichi. Un premier programme étalé sur 5 ans est lancé en 1970 portant sur la construction de 8.000 MWe de centrales PWR sous licence Westinghouse. La filière BWR, un moment envisagée, est ensuite abandonnée.
     Ce programme est considérablement accéléré avec la décision de mars 1974 (après la guerre de Kippour) d'engager la construction de 10.000 MWe pendant les années 1974 et 1975, suivie, en février 1975, de la décision d'engager une nouvelle tranche de 12.000 MWe pendant les années 1976 et 1977, cet effort devant être poursuivi au même rythme les années suivantes. En 1974, la puissance installée visée pour 1985 était de 50.000 MWe.
     Le programme énergétique misait tout sur le nucléaire qui devait représenter, en 1985, 70% de la production électrique. Plus une seule centrale classique ne devait être construite. Le premier grand réacteur de la filière PWR, Fessenheim 1, a démarré en mars 1977, avec deux ans de retard sur les prévisions et de nombreuses difficultés[13].
     L'Allemagne Fédérale a choisi, dès le début, les réacteurs à eau ordinaire. Pendant les années 60, son industrie se dégage de la licence et la firme KWU, filiale de Siemens et de AEG, assure la construction des centrales nucléaires. En 1976, 14 unités sont en fonctionnement en RFA, dont 6 BWR et 5 PWR, 9 unités sont en construction (PWR) et 6 (PWR) en projet.
     En Espagne, General Electric et Westinghouse se partagent le marché:
aux trois unités en fonctionnement (1 BWR, 1 PWR, 1 «graphite-gaz» français), s'ajoutent 7 unités en construction (6 PWR, 1 BWR), et un contrat récent avec la firme allemande KWU entame le monopole américain.
     Même politique en Belgique: 4 unités PWR en fonctionnement, 2 en construction.

suite:
     Par rapport aux autres pays européens, l'Italie a nettement ralenti son effort: après les 3 centrales en fonctionnement que nous avons citées, 1 seule unité est en construction depuis 1970, la centrale BWR de Caorso (860 MWe, General Electric).
     En 1975, le plan énergétique du gouvernement italien prévoyait la construction d'une vingtaine de centrales nucléaires d'ici 1985. Rien n'a été lancé et à l'automne 1977, ce programme a été ramené à 12.000 MWe. Mais la puissance des centrales à installer, les filières choisies (BWR, Candu) et les modalités de financement restent très imprécises. L'opposition populaire lors du choix des sites et les problèmes financiers rendent la réalisation de ce programme encore problématique.
     La Grande Bretagne n'a pas suivi la voie des autres pays industrialisés et n'a pas choisi de construire des réacteurs à eau ordinaire. La construction des réacteurs AGR lancés en 1965 se poursuit mais avec plusieurs années de retard. Le choix a porté en 1972 sur les réacteurs à eau lourde dont l'Angleterre possède un prototype (SGHWR), mais il ne s'est pas concrétisé par la construction de réacteurs. Depuis 1970, aucune commande de réacteur de puissance n'a été passée en Grande-Bretagne. La conjonction de la crise économique, d'une sur-capacité de production d'électricité et de l'exploitation pétrolière en mer du Nord fait que l'effort nucléaire britannique a été considérablement ralenti.
     En dehors de l'Europe, mais dans la sphère des pays industrialisés capitalistes, le Japon a lui aussi choisi la voie «américaine» avec une accélération lors de la crise du pétrole: 12 unités sont en fonctionnement (6.600 MWe), dont 6 BWR General Electric et 5 PWR Westinghouse et 12  unités  sont en construction (10.700 MWe) dont 7 BWR (GE) et 5 PWR (Westinghouse). En 1974, les prévisions pour 1985  sélevaient  à 60.000 MWe installés.
     Le Canada a poursuivi seul le développement de la filière CANDU (réacteurs à modérateur eau lourde). A la fin de 1977 la puissance installée des centrales de Pickering et de Gentilly est 4.200 MWe. Le programme actuel vise une puissance installée de 15.000 MWe en 1985 et prévoit pour les années 90 le développement d'une seconde génération de réacteurs CANDU qui utiliseraient le thorium (production d'Uranium 233 et non de plutonium comme matériau fissile). Mais... voir encart n°1.
     Pour l'ensemble du monde à économie capitaliste, hors Etats-Unis, le bilan des commandes s'établit, à la fin de 1977, de la façon suivante:
Tableau 3
Commandes de centrales nucléaires,
Economies capitalistes hors USA
Année de commande
Total (MWe) des commandes
Unités PWR*
Unités BWR*
Unités diverses
1965
3.800
1
3
6
1966
3.700
1
2
9
1967
5.500
2
2
6
1968
7.400
4
2
8
1969
7.600
5
6
0
1970
9.700
5
5
4
1971
19.000
13
8
1
1972
13.000
5
9
2
1973
15.500
7
4
10
1974
34.900
28
5
6
1975
32.900
24
4
6
1976
8.800
5
3
1
1977
12.200
28
0
4
* en tenant compte des annulations.
p.4

     Ce dernier tableau montre bien l'élimination progressive au niveau mondial des filières «diverses» (graphite et eau lourde) au profit des réacteurs à eau ordinaire et uranium enrichi. Le pic des commandes de 1974 et 1975 correspond à la réponse des économies des pays occidentaux industrialisés au quadruplement du prix du pétrole. Les chifftes beaucoup moins importants de 1976 et 1977 illustrent les difficultés de tous ordres auxquelles se heurte le développement du nucléaire, que nous allons examiner dans le chapitre suivant.
     Au début des années 70, les réacteurs à  haute  température (HTR)[14] sont apparus comme un concurrent sérieux et un successeur possible à la technologie des réacteurs à eau. Ces réacteurs permettent d'atteindre des températures élevées (900°C contre 300°C dans un réacteur à eau) et peuvent produire soit de l'électricité, soit de la chaleur industrielle. Développée en Europe (un prototype en Angleterre et un en Allemagne, des recherches aussi en France), cette technologie a été «récupérée» par la filiale nucléaire de la Gulf Oil[15] qui s'est lancée dans la commercialisation de grandes centrales. Mais les difficultés et les retards du démarrage du prototype de Fort Saint Vrain (300 MWe) aux Etats-Unis et la méfiance grandissante vis-à-vis du nucléaire n'ont pas permis la percée escomptée: aucune centrale de ce type n'est actuellement en construction aux Eats-Unis.
     Un prototype de 300 MWe est en construction en Allemagne de l'Ouest et des études se poursuivent en France, sans grand enthousiasme de la part des autorités, bien que ce type de réacteur soit envisagé pour la production d'hydrogène et surtout la gazéification du charbon. L'accord de coopération entre l'Allemagne de l'Ouest et les Etats-Unis a été étendu en octobre 1977 à la France et à la Suisse.
     En conclusion de ce paragraphe et pour le résumer très brièvement, on voit que fin 1977 221.000 MWe ont été commandés aux Etats-Unis et 184.500 MWe dans le reste du monde capitaliste, la très forte prépondérance des centrales BWR et surtout PWR illustre la suprématie des firmes américaines.

A l'est un nucléaire ambitieux mais lent

     L'URSS est une puissance nucléaire militaire qui s'est dotée de l'ensemble de la panoplie industrielle permettant également l'utilisation civile de l'énergie nucléaire  enrichissement, réacteurs, retraitement. Ses ressources en uranium naturel sont très importantes mais l'URSS ne cherche pas pour l'instant à exporter de l'uranium ou des technologies nucléaires hors de sa sphère d'influence directe, exception faite de la brèche qu'elle a opérée dans le monopole américain des services d'enrichissement. L'effort nucléaire civil de l'URSS est caractérisé par son rythme lent (27 unités en fonctionnement fin 77 pour 8.000 MWe installés) et la diversité des tailles et des filières. Des techniques, telles que le réacteur à uranium enrichi modéré au graphite, refroidi à l'eau ordinaire bouillante sont utilisées, à côté de la filière à uranium enrichi et eau ordinaire de type PWR et d'un programme de surrégénérateurs (voir troisième chapitre).
     Cependant l'effort nucléaire est soutenu et la puissance nucléaire installée devrait être de 15 à 20.000 MWe en 1980, mais il y a eu jusqu'ici comme ailleurs, beaucoup de retard dans les programmes prévus. L'URSS cherche à amorcer une coopération avec des pays industrialisés comme le Japon pour la fabrication des composants de centrale. Elle cherche surtout à développer ses exportations vers les pays satellites et la Finlande et essaie de pénétrer les marchés du Tiers-Monde. Elle organise une répartition du travail au sein des pays du Comecom, tout en contrôlant leur développement nucléaire, en particulier par le biais du cycle du combustible (obligation de retour des combustibles irradiés).
     Parmi les pays du Comecom, les plus en pointe sont l'Allemagne de l'Est, la Tchécoslovaquie, la Hongrie et la Roumanie, mais ils sont très dépendants de l'URSS qui draine en particulier tout l'uranium naturel de Tchécoslovaquie.
     La Chine, croit-on savoir, dispose de grandes quantités d'uranium, d'une petite usine d'enrichissement par diffusion gazeuse et d'un fort potentiel scientifique. Elle n'a pas eu encore recours à l'énergie nucléaire pour la production d'électricité, mais commence à s'en préoccuper, ainsi que le montrent les contacts extérieurs qu'elle prend avec des pays industrialisés capitalistes, la France notamment. Mais il semble peu probable que le transfert de technologies nucléaires à ce pays soit «autorisé», aussi bien par les Etats-Unis (par le biais par exemple du Cocom, Comité de Coordination des échanges Est-Ouest, équivalent civil de l'OTAN), que par l'URSS (en utilisant, par exemple, l'arme de l'enrichissement de l'uranium).

suite:
Le bilan fin 1977

     Pour clore ce survol de l'évolution des programmes nucléaires mondiaux, nous donnons dans le tableau suivant les centrales et prototypes fonctionnant dans le monde à la fin de 1977:
Pays
Puissance installée brute
(MWe)
Unités
Allemagne de l'Ouest
7.400
14
Allemagne de l'Est
1.400
4
Argentine
340
1
Belgique
1.800
4
Bulgarie
900
2
Canada
4.200
9
Corée du Sud
600
1
Espagne
1.100
3
Etats-Unis
49.700
68
Finlande
440
1
France
4.900
12
Grande-Bretagne
9.000
33
Inde
640
3
Italie
640
3
Japon
8.800
16
Pakistan
140
1
Pays-Bas
520
2
Suède
3.900
6
Suisse
1.100
3
Taiwan
640
1
Tchécoslovaquie
140
1
URSS
8.000
27
Total
106.300
215

     Sur ces 215 unités, 41 sont graphite-gaz et AGR (Grande-Bretagne et France),
52 BWR et 65 PWR. L'âge moyen des unités en exploitation est situé entre
7 et 8 ans, tandis que pour les unités importantes (puissance supérieure à 500
MWe) il est de l'ordre de 3 ans[16]. Près de 70% du parc nucléaire actuel a été construit sous licence américaine.
     Ainsi le nombre de pays utilisant l'énergie nucléaire est passée en 1977 à 22. Bientôt l'Afrique du Sud, le Brésil[17], Cuba, l'Iran[18] et le Mexique auront eux aussi des centrales nucléaires avec toutes les interrogations que cela peut poser sur la prolifération (Voir Gazette N°7).


12. Pour les lecteurs curieux, nous recommandons vivement la lecture du livre de Ph. Simonnot, publié aux Presses Universitaires de Grenoble «Les Nucléocrates».
13. À l'intérieur d'EDF, certaines mauvaises langues disent que les Services Commerciaux de Westinghouse sont beaucoup plus doués que leurs Services Techniques, puisqu'ils ont réussi à placer des dizaines d'exemplaires d'un «machin» qui est loin d'être au point.
14. Modérateur: graphite - caloporteur: héhum - combustible: uranium très enrichi
(93%) et thorium enrobés dans du graphite. L'absence de gaine métallique permet d'atteindre des temperatures élevées.
15. Société pétrolière.
16. Ce qui donne peu de recul pour juger de la finalité des installations
17. Notons que le programme initial du Brésil pourrait fort bien être revu en baisse. La tranche Angra 3 est remise en cause. Angra 2 a deux ans de retard...
18. Les récents événements en Iran pourraient fort bien avoir des retombées sur le programme nucléaire; en effet les milieux religieux et la gauche y sont hostiles.
p.5

Retour vers la G@zette N°21