La G@zette Nucléaire sur le Net! 
N°149/150
L'impact sur l'environnement de l'exploitation de l'uranium

dans la région du triangle noir
Par Peter Diehl
(Global Security Programme de l'Université de Cambridge - Mai 1995)
Traduction de Michel Cinus pour INFO - URANIUM
7 rue de l'Auvergne 12000 Rodez



     De cette étude de 158 pages rédigée en anglais, nous extrayons seulement le «résumé» (Summary), amputé de quelques passages.
     Les personnes intéressées par latotalité de l'étude peuvent s'adresser à Action Environnement, qui transmettra.

Abréviations:
 t tonne                         g gramme
 l litre                            h heure
 ha hectare                   Bq becquerel
 TBq térahecquerel      nGy nanogray
 mSv millisievert           Ra 226 radium 226

NB: Le TRIANGLE NOIR couvre une partie de la Pologne, de la République Tchèque et de l'ex-Allemagne de l'Est (voir Info-U no 76 p.2 à 5 pour des informations sur les mines d'uranium dans ces trois pays).

L'industrie de l'uranium dans le triangle noir
· L'exploitation minière
     Avec une production d'après-guerre d'environ 138.000 T d'uranium, la région du Triangle Noir était une des principales régions de production d'uranium du monde. La mine d'uranium la plus importante de cette région était la mine de Schlema-Alberoda, située en Saxe (production totale 79.000 T). D'autres sites allemands sont situés à Pöhla-Tellerhäuser et à Dresden-Gittersee. A ces mines, il faut encore ajouter de nombreux petits sites.
     Du côté tchèque, de grandes mines étaient en exploitation à Jáchymov, Horni Slavkov et Hamr na Jezere.
     En Pologne, de nombreuses petites mines étaient en exploitation durant la période d'après-guerre. Ces mines ont été fermées en 1963. Après les changements politiques de 1989, la plupart des mines allemandes et tchèques ont également été fermées.
Le plus important terril de roches résiduelles se trouve sur le site de la mine de Schlema-Alberoda. Il a un volume de 45.000.000 m3 et une superficie de 311 ha.
· Le traitement
     Avec une production totale de 77.000 T, l'usine de traitement d'uranium de CROSSEN a été de loin la plus grande usine de traitement en opération dans le Triangle Noir. Les bassins de résidus de traitement (RT) de cette usine sont donc les plus volumineux: 56.700.000 T de résidus solides. Ces RT se caractérisent par leur haut degré de concentration en arsenic et métaux lourds (cuivre, nickel, plomb, zinc).
     Une autre usine importante est située à STRAZ POD RALSKEM. Cette installation comporte un bassin de RT de
14.000.000 m3. Plusieurs dépôts de RT plus petits sont situés
sur les anciens sites de traitement de DRESDEN-GITTERSEE, ainsi que sur d'autres sites.
· La lixiviation in situ
     L'exploitation d'uranium dans des couches de grès au
moyen de la lixiviation in situ était pratiquée à Stráz pod Ralskem et Königstein. 

suite:
A Stráz, 9340 puits d'injection et de production ont été forés depuis la surface sur une superficie de 567 ha, tandis qu'à Königstein, les blocs de minerai étaient lixiviés à partir du fond de la mine.
     En ce qui conceme la protection des eaux souterraines, les deux mines n'avaient même pas un équipement de base adapté à la technique de la lixiviation in situ. Les gisements d'uranium n'étant pas localisés dans des couches aquifères confinées, on peut donc s'attendre à des excursions aussi bien latérales que verticales du fluide utilisé pour la lixiviation. De plus, l'utilisation pour l'eau potable de la couche aquifère située au-dessus de la zone de lixiviation aurait dû exclure d'avance toute exploitation de ces gisements d'uranium.
     Les installations de Stráz pod Ralskem et de Königstein utilisaient l'acide sulfurique comme agent de lixiviation (25 à 50 g/l à Stráz, 10 fois moins à Königstein). La quantité totale de 3.700.000 t d'acide sulfurique injectée à Stráz représente environ 30 fois la quantité de Königstein.

Les effets sur l'environnement
· Les risques physiques
     Des zones couvrant plus de 30 km2, dont 20 situés à Schlema, sont touchées par des affaissements de terrain dus aux mines de la Wismut (N.D.T.: compagnie qui exploitait les mines d'uranium de l'ex-Allemagne de l'Est). D'autres affaissements sont à prévoir avec l'évolution de l'inondation des mines.
     Cependant, et bien qu'à l'heure actuelle aucun signe spécifique ne soit visible, le risque physique potentiel le plus grave semble être celui d'une rupture de la digue de Helmsdorf qui retient 50.000.000t de RT. La rupture de cette digue aurait comme conséquence d'ensevelir une grande partie du village d'Oberrothenbach. On peut se demander si l'évacuation des résidents situés en aval pourrait être assurée dans la perspective d'un tel accident, puisque les conséquences de telles ruptures sont susceptibles de se développer très rapidement.
· Le sol
     Les niveaux de contamination du sol les plus élevés sont la plupart du temps observés sur les sites à accès limités de la Wismut elle-même. Mais des millions de t de matière contaminée ont aussi été dispersés dans le pays tout entier pour la construction de routes, etc. Près de Stráz, dans la plaine d'inondation de la rivière Ploucnice, des niveaux de contamination de sol élevés peuvent être trouvés.
     En ce qui concerne les sites allemands qui ne sont plus sous tutelle de la Wismut, il existe encore un manque d'information dû au fait que les résultats de l'étude BfS de ces sites ne sont pas encore disponibles.
     D'une manière générale, l'élément Ra 226 est considéré comme le contaminant clé. Des niveaux de 10 Bq/g, et même plus, peuvent être trouvés à plusieurs endroits, ce qui représente 50 fois la limite autorisée en Allemagne.

p.17


     A partir des données disponibles, il n'est pas possible de déterminer l'extension de la zone contaminée par le Ra 226 au-delà d'un niveau de 0,2 Bq/g. Le plus souvent, la principale méthode utilisée pour déterminer les zones contaminées reposait sur l'étude du rayonnement gamma, tandis que les niveaux de radium étaient évalués seulement pour un petit nombre d'échantillons.
     Le risque induit par les sols contaminés deviendra problématique si les restrictions d'accès aux sites contaminés non assainis sont levées dans le futur, si l'information sur l'existence et la localisation de dépôts de matériaux contaminés est perdue, si des maisons sont tout de suite construites sur des sites contaminés ou si les couvertures de protection sont abîmées, exposant ainsi l'environnement à la matière contaminée.
· Le rayonnement gamma
     Conséquence de la contamination du sol, on peut trouver sur tous les sites des taux de rayonnements gamma supérieurs à 200 nGy/h, avec des pics aux environs de 2.000 nGy/h. A certains endroits, on peut même trouver des valeurs qui vont jusqu'à 3.000 nGy/h. Sur les sites appartenant à la Wismut, 740 ha présentent des niveaux de radiation supérieurs à 200 nGy/h, parmi lesquels 49 ha dépassent même 1.000 nGy/h. Aucun chiffre n'est disponible pour les sites anciens et qui ne sont plus sous la tutelle de la Wismut.
     La dose reçue est de 12,26 mSv/an pour une exposition permanente à un niveau de 2.000 nGy/h, alors que la dose limite pour la population est de 1 mSv/an. Si l'on se réfère au facteur de risque de la CIPR (CIPR 1991), le risque dans la vie d'un individu de contracter un cancer est environ de 43 pour 1000. Pour une exposition occasionnelle de 2.000 h par an, la dose reçue serait de 2,8 mSv/an, ce qui correspond sur la durée d'une vie à un risque de contracter un cancer de 10 sur 1.000.
     Heureusement, la plupart des sites présentant des niveaux élevés de radiation ne sont pas libres d'accès. Pour ces sites, une partie de la contamination sera supprimée avant qu'un accès complètement libre soit autorisé. La situation est différente pour les sites anciens qui ne sont pas placés sous contrôle spécial. Là, puisque des doses considérables peuvent potentiellement être induites, des études détaillés sont nécessaires pour déterminer les risques existants.
     Des niveaux importants de rayonnements gamma peuvent être observés à des endroits où des matériaux contaminés ont été utihsés pour du remblai ou la construction de routes. on peut aussi mesurer des niveaux élevés dans la plaine d'inondation de la rivière Ploucnice (près de Stráz). Les effets sur la santé dépendent surtout du temps passé à de tels endroits. Si le matériau contaminé était employé pour la construction de maisons ou de résidences d'été, cela pourrait alors causer des expositions importantes au radon et au rayonnement gamma.
· La contamination de l'air
     Les émissions de radon les plus importantes résultent des grandes mines encore en activité ou dont l'inondation est en cours de préparation... La plus grande valeur d'émission de radon a été mesurée en 1993 à Schlema-Alberoda avec 714 TBq. Ces émissions baisseront après l'inondation complète des mines.
     Le radon émis par les dépôts de RT et les dépôts de roches résiduelles se trouve en quantité plus faible. La valeur la plus élevée est de 56,6 TBq/année (dépôt de RT d'Helmsdorf, près de l'usine de traitement de Crossen). Ces émissions de radon poseront des problèmes sur une longue période si des contre-mesures ne sont pas prises. Une difficulté particulière liée aux dépôts de roches résiduelles est que ceux-ci sont dispersés sur des zones plus importantes et sont souvent situés plus près des lieux habités que les autres sources de radon.
suite:
     Les taux d'émissions de radiations alpha à vie longue et de poussières sont déjà assez faibles car il n'y a plus d'activités minières importantes ni d'explosions sur la plupart des sites.
     Dans le futur, une détérioration rapide des couvertures protectrices (surtout de celles des dépôts de RT) pourrait contribuer à l'augmentation des émissions de radon et à la dispersion des poussières.
     C'est l'émission de radon par les mines, les dépôts de RT et les dépôts de roches résiduelles qui a le plus d'impact sur la population (...)
     Les zones habitées où l'atmosphère est la plus saturée en radon se situent dans quelques quartiers de Schlema. On y trouve des concentrations de l'ordre de 300 Bq/m3. Dans ces quartiers, le risque par excès de contracter un cancer du poumon est de l'ordre de 60 pour 1.000 (calculé par le Ökoinstitut).
     Des valeurs autour de 100 Bq/m3 ne sont pas rares sur différents sites qui sont sous l'influence de puits de ventilation, de dépôts de roches résiduelles et de RT. Pour ces zones, l'Ökoinstitut détermine un risque par excès de 20 pour 1.000 environ. Pour la zone située autour de l'usine de traitement fermée de Crossen et les dépôts de RT qui lui sont associés, l'Öskoinstitut calcule une dose annuelle supérieure à 10 mSv, ce qui représente 10 fois la norme dosimétrique d'Allemagne.
     Dans les maisons situées à proximité des mines d'uranium, des concentrations élevées de radon sont souvent mesurées. C'est le cas notamment et surtout à Schneeberg, à Dresden-Gittersee et à Freital. La longue tradition minière de la région fait que le risque induit par le radon ne peut pas être simplement attribué à l'exploitation de l'uranium. Il faut tenir compte de causes multiples : l'exploitation historique de métaux et de charbon, l'exploitation d'uranium de l'après-guerre, des facteurs géologiques naturels (...)
· L'eau de surface
     La plus grande partie des eaux usées rejetées dans les eaux de surface proviennent des mines souterraines et des opérations de lixiviation. Les eaux de suintement des dépôts de RT représentent un faible volume mais elles sont aussi contaminantes que les eaux issues des mines et des opérations de lixiviation.
     Le pouvoir polluant de l'eau de suintement des dépôts de roches résiduelles dépend de la qualité des roches entreposées. Cette eau peut être aussi contaminante que celle des dépôts de RT. Par exemple, dans l'eau qui suinte du dépôt de roches résiduelles de Königstein, la concentration en uranium est même plus élevée que celle mesurée au dépôt de RT de Crossen où elle est de 47 fois plus importante que celle autorisée pour l'eau potable.
     Les concentrations d'arsenic les plus élevées sont trouvées dans l'eau d'écoulement du dépôt de Crossen (253 fois ce qui est autorisé pour l'eau potable).
     Cependant, en moyenne, les eaux de suintement des dépôts de RT ou de roches résiduelles sont moins toxiques et agressives car elles sont traitées, du moins partiellement. La présence de taux élevés de radium dans les eaux rejetées par la mine de Königstein représente toutefois une exception. En effet, avant 1989, parce que sa technique de traitement des eaux étaient inadaptée, des rejets d'eau fortement contaminée ont été effectués par la mine Hamr. Ces rejets ont provoqué d'importantes concentrations de matières contaminantes dans les sédiments et les plaines d'inondation de la rivière Ploucnice.
     L'impact des rejets d'eaux usées et d'eaux de suintement sur la qualité des eaux de surface dépend beaucoup du débit des rivières. 
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Alors qu'un tel impact est difficilement mesurable sur l'Elbe, il est possible de mettre en évidence des concentrations d'éléments contaminants dans de petites criques (22 fois la concentration normale). Les substances contaminantes s'accumulent dans les sédiments. Dans quelques cas, avec des concentrations en radium de 10 Bq/g, ces sédiments forment un dépôt d'éléments contaminants à long terme (...). Enfin, tous les rejets contaminants effectués dans les eaux de surface augmentent la contamination des mers.
· Les eaux souterraines
     Les plus hautes concentrations contaminantes trouvées dans les eaux souterraines se situent dans les zones proches des exploitations par lixiviation in situ.
     Les effets provoqués par le site de Stráz sont beaucoup plus importants qu'à Königstein. A Stráz, le volume de liquide contaminé sur la zone de lixiviation est de 28.700.000 m3 (10 fois plus qu'à Königstein). De plus, en dehors de la zone de lixiviation de Stráz, des excursions du fluide de lixiviation ont contaminé 235.900.000 m3 d'eau souterraine, parmi lesquelles 76.300.000 m3 de la nappe aquifère turonienne qui est un important réservoir d'eau potable. La quantité de 1.540.000 t de sulfate que l'on trouve à Stráz est 64 fois plus élevée qu'à Königstein (si l'on tient compte de l'ensemble des eaux souterraines du site de Stráz, cette quantité est même 139 fois plus importante). (...)
     Les eaux de suintement des dépôts de RT et de roches résiduelles constituent une autre source de contamination des eaux souterraines.

Le plus grand débit de ces eaux de suintement peut être observé aux dépôts de Aue. Les eaux les plus polluées se trouvent au dépôt de roches résiduelles de Crossen Bergehalde (28 fois la norme allemande de potabilité de l'eau pour les sulfates, 170 fois pour l'arsenic, 42 fois pour l'uranium).
     Pour tous les dépôts de déchets contrôlés, la qualité des eaux souterraines est normale dès qu'on s'éloigne du quelques centaines de mètres du point critique (...)
· L'eau de consommation
     Selon les informations disponibles, actuellement, seul un petit nombre de personnes sont exposées au risque de boire de l'eau contaminée, laquelle est tirée de puits privés situés près de quelques sites. Les doses individuelles reçues peuvent cependant être significatives.
     Si aucune contre-mesure n'est prise pour réduire les suintements contaminants, des fronts d'eau souterraine contaminée (surtout ceux des sites d'exploitation par lixiviation in situ, mais aussi ceux des mines souterraines inondées et de diverses sources d'écoulement d'eau) pourront atteindre dans l'avenir les réserves en eau potable, qui deviendront alors impropres à la consommation.
· La nourriture contaminée
     Quelques exemples montrent que la nourriture contaminée peut avoir un effet significatif sur la santé, surtout lors de la consommation de produits locaux. Mais, jusqu'à présent, cela n'est pas bien connu (...).
début p.19

(politique de la défense - essais nucléaires - reprise - conséquence - risques géologiques)
Question de Jean Pierre Brard à l'Assemblée Nationale
Réponse J.O. 2 octobre 1995 (page 4142)
Défense Nationale

     29190 - M. Jean-Pierre Brard attire l'attention de M. le ministre de la Défense sur les risques géologiques qui résultent des nouveaux essais nucléaires décidés par M. le Président de la République sur l'atoll de Moruroa. Cet atoll d'origine volcanique a déjà subi un tassement depuis le début des essais, lesquels ont provoqué des fissurations. Le profil du volcan aux pentes importantes et son âge font craindre à certains scientifiques que de nouvelles explosions n'entraînent la chute d'une partie importante de l'un des flancs libérant des eaux radioactives dans l'océan et pouvant générer un raz-de-marée dangereux pour les occupants de l'atoll. Il lui demande quelles sont ses informations et son appréciation sur cet aspect du problème et si ce risque a effectivement été pris en compte dans la décision présidentielle.

     Réponse. - L'atoll de Moruroa est un ancien volcan constitué d'un soubassement basaltique résistant et compact formant un plateau édifié sur les fonds océaniques à 5.000 mètres de profondeur. Ce plateau est surmonté de roches calcaires épaisses de quelques centaines de mètres ayant en surface la forme d'un anneau allongé de vingt huit kilomètres de long sur dix de large. L'édifice a acquis sa forme définitive par glissement et réajustement progressif des flancs, mais depuis plusieurs millions d'années, c'est un corps volcanique mort, au relief stable qui, entraîné par la plaque Pacifique, qui lui a donné naissance.


La stabilité des pentes naturelles des édifices sous les effets des ondes sismiques est un des élément importants dans l'étude de la sûreté des expérimentations nucléaires. La position des essais sous la couronne corallienne, ou le lagon, est étudiée de manière à limiter les interférences possibles entre eux et à préserver la stabilité du soubassement volcanique. Un phénomène d'éboulement souterrain observé à trois reprises en 1977, 1979 et 1980, lors d'essais, n'a affecté que les pentes du chapeau calcaire sans toucher au soubassement basaltique dans lequel ont lieu les essais. Ce phénomène génère des vagues observées jusqu'en 1980. Le risque hydraulique que constituent ces bagues est pris en compte et a fait l'objet d'un étude approfondie lors de l'établissement du rapport de sûreté nucléaire présenté aux différentes commissions de sécurité avant la campagne d'expérimentations. Il conduit à prendre des mesures destinées à réduire l'amplitude des secousses sismiques au niveau des pentes externes, en ne réalisant les essais que sous le lagon. Depuis une quinzaine d'années quelque cinquante essais ont été effectués dans le basalte sous le lagon en respectant des critères stricts quant aux secousses générées et les vagues n'ont plus été observées. Lors de prochains essais, la chute d'une partie importante de l'un des flancs de l'atoll est tout à fait improbable. L'hypothèse d'un tel accident n'est d'ailleurs pas retenue par la majorité des scientifiques spécialistes dans ce domaine.
fin p.19

Le vrai visage de la simulation
André Gsponer
Colloque AMFPGN/ASCREN
(Les actes du colloque sont à demander à l'AMFPGN)
Assemblée Nationale, Paris, le 26 janvier 1996

     On peut distinguer aujourd'hui trois catégories d'arsenaux nucléaires: thermonucléaire, rustique et virtuel.
     D'abord, il y a les arsenaux des cinq membres permanents de Conseil de sécurité de l'O.N.U.: les Etats-Unis, la Russie, la Grande-Bretagne, la France et la Chine. Ces pays jouissent d'un privilège, reconnu par le droit international: la possession d'armes nucléaires. Juridiquement, ce statut découle du fait que ces cinq pays avaient procédé à des essais nucléaires avant 1967, c'est à dire avant la date fixée par le Traité de non-prolifération des armes nucléaires (TNP).
     On peut qualifier l'arsenal des puissances nucléaires reconnues de thermonucléaire, car les armes les plus importantes dont disposent ces pays sont des bombes à hydrogène dont la puissance équivaut à des centaines, voire à des milliers, de kilotonnes de TNT. Ces armes ont pour fonction principale d'assurer la dissuasion nucléaire, c'est à dire de garantir l'inviolabilité du territoire national. Ce type de dissuasion crée entre les États une asymétrie considérable, jugée intolérable par certains d'entre eux. Pour cette raison, le TNP ne confère aux puissances nucléaires leur statut privilégié qu'à titre temporaire, et seulement en contrepartie de leur engagement à oeuvrer en faveur d'une élimination rapide et définitive de toutes les armes nucléaires.
     Dans cette perspective, à l'occasion de la renégociation de TNP, qui s'est achevée à New York en mai 1995, les cinq puissances atomiques se sont engagées à renoncer définitivement à toute explosion nucléaire expérimentale, et à conclure durant l'année 1996 au plus tard un Traité d'interdiction complète des essais nucléaires (CTBT). Ce traité d'interdiction est considéré comme la principale mesure pour ralentir la course aux armements nucléaires depuis l'entrée en vigueur du TNP. En effet, il a pour objectif de figer la technologie au stade actuel, afin de permettre l'ouverture de négociations en vue de l'élimination totale et définitive des armes nucléaires.
     En réalité, comme cela a été abondamment répété, notamment par les États-Unis et la France, les cinq grandes puissances n'ont nullement l'intention de renoncer à l'arme nucléaire. Au contraire, tout démontre que ces pays se sont donnés, ou sont en train d'acquérir, les moyens nécessaires pour assurer la pérennité de leur arsenaux thermonucléaires. De ce fait, ils peuvent aujourd'hui sans dommage renoncer aux essais nucléaires en vraie grandeur.
     D'autres pays, comme Israël, l'Inde ou le Pakistan, n'ont pas non plus l'intention de renoncer à la dissuasion nucléaire. Bien que ces pays ne possèdent pas d'armes thermonucléaires, ils disposent néanmoins d'un arsenal de bombes atomiques de première génération. Il est important de souligner que, contrairement aux bombes à hydrogène, la mise au point de ce type d'armement, parfois qualifié de rustique, ne nécessite pas d'essais nucléaires. On peut en donner pour preuve le fait que toutes les premières bombes atomiques, et en particulier celle qui a explosé à Hiroshima, ont fonctionné du premier coup.
     La prolifération des armes nucléaires constitue aujourd'hui encore l'un des plus grands dangers pour l'humanité. Ce danger résulte de la facilité avec laquelle on peut mettre au point et utiliser des armes nucléaires rustiques, dont la puissance se mesure tout de même en kilotonnes ou en dizaines de kilotonnes. 
suite:
Pour éliminer définitivement cette menace, il faudrait renoncer à la poursuite du développement de l'énergie nucléaire, contrôler la dissémination des technologies, maîtriser l'avancement de la recherche scientifique et, surtout, éliminer la dissuasion nucléaire.
     Si l'on veut effectivement éliminer la dissuasion nucléaire, il faut encore tenir compte des arsenaux nucléaires virtuels. Ce concept fait référence à des pays comme la Suède et la Suisse, qui ont travaillé pendant de nombreuses années au développement d'une bombe atomique indigène, ou comme l'Afrique du Sud qui en a même fabriqué. Ces pays y ont finalement renoncé après avoir rejoint le TNP. Toutefois, ils conservent un savoir-faire et des équipements qui leur permettraient, s'ils le décidaient, de se constituer un arsenal nucléaire rustique dans un délai relativement bref.
     Mais les arsenaux virtuels concement surtout les grands pays technologiquement très développés comme l'Allemagne et le Japon. Grâce à leur base industrielle et à leurs ressources scientifiques considérables, notamment dans le domaine nucléaire, ils pourraient aisément et rapidement se constituer un arsenal nucléaire rustique, voire même thermonucléaire. De plus, ces pays disposent de moyens de recherche à la pointe du progrès scientifique, qui se rapprochent beaucoup des moyens dits de «simulation» que les grandes puissances utilisent pour maintenir en état et perfectionner leurs arsenaux thermonucléaires.
     Le fait crucial, alors que les négociations pour le Traité d'interdiction des essais viennent de reprendre à Genève, c'est qu'aujourd'hui les cinq grandes puissances n'ont plus besoins d'essais nucléaires en vraie grandeur. C'est d'ailleurs ce que reconnaît un conseiller du gouvernement américain dont l'autorité sur la question ne saurait être mise en doute, dans un article publié récemment dans La Recherche, intitulé «Les essais nucléaires ne sont plus nécessaires». Dans ces conditions, quel sens faut-il alors donner au Traité d'interdiction des essais?
     Pour répondre à cette question, il faut bien voir que les évolutions rapides auxquelles nous assistons depuis quelques années dans le domaine de l'armement nucléaire ne résultent pas uniquement de bouleversements politiques, tels que l'effondrement de l'URSS. Les raison techniques sont tout aussi importantes. Ainsi, la réduction de près de la moitié du nombre des armes dans les arsenaux thermonucléaires découle principalement de la destruction des armes obsolètes, de l'élimination des armes destinées à des missions militairement dépassées ou douteuses, et des énormes problèmes liés au vieillissement des installations de production et d'entretien des armes nucléaires.
     Les raisons techniques sont encore plus importantes pour l'évolution qualitative des armes nucléaires:
     - D'une part, la maîtrise d'une technologie fondée sur plus de cinquante années de recherches et plusieurs centaines d'essais est aujourd'hui d'un niveau tel que l'on sait qu'il n'y a plus aucun progrès majeur à attendre quant au perfectionnement des bombes A et H.
     - D'autre part, cette maîtrise permet de concevoir de nouveaux types d'armes nucléaires, beaucoup plus satisfaisantes du point de vue politique et militaire. 
p.20


En effet, certains défauts des armes actuelles seront éliminés, ce qui ouvre la voie à des armes nucléaires militairement utilisables, avec des puissances et des effets précisément ajustables, et surtout avec des effets radioactifs résiduels (retombée, activation du sol) réduits. Pour les petits pays il sera beaucoup plus difficile de mettre au point et de fabriquer ces armes nouvelles que les bombes A ou H: le statut privilégié des grandes puissances s'en trouvera renforcé.
     Il est donc clair que les cinq grandes puissances thermonucléaires n'ont pas grands chose à gagner, sur le plan technologique, à poursuivre les essais en vraie grandeur. En revanche, les puissances qui fondent leur dissuasion sur un nombre restreint de bombes atomiques rustiques ont beaucoup à y perdre. En effet, en raison des moyens de vérification qui seront mis en place pour le CTBT, il leur sera beaucoup plus difficile de procéder à un essai le jour où elles voudront faite une expérience en vue de se doter de la bombe H. Cette conséquence est certainement désirable dans la mesure où elle freine la prolifération verticale dans ces pays. Mais on peut douter de son efficacité, dans la mesure où les progrès techniques qui mènent aux arsenaux nucléaires virtuels sont tout aussi importants dans ces pays que dans les grands pays industrialisés.
     Nous l'avons déjà dit, ces techniques sont celles que l'on désigne aujourd'hui sous le nom de «simulation». De quoi s'agit-il?
     Pour la Direction des applications militaires du C.E.A., le but principal de la simulation est d'assurer la pérennité de la dissuasion. Le C.E.A. veut ainsi se doter de moyens équivalent aux essais en vraie grandeur, sous la forme de très grands ordinateurs, et de diverses installations expérimentales très performantes.
     En fait, le terme de «modélisation» conviendrait mieux que celui de «simulation». Car il s'agit moins de simuler des explosions nucléaires, que de développer des modèles mathématiques et physiques décrivant les phénomènes qui se produisent lors d'une explosion. En effet, la représentation théorique de certains phénomènes qui se déroulent dans les bombes H est encore incomplète, malgré cinquante ans d'expérimentation nucléaire, et malgré plus de deux milles explosions au total. De toute manière, la poursuite des expérimentations en vraie grandeur n'aurait probablement jamais pu changer cette situation, étant donné le grand nombre de phénomènes complexes qui se produisent simultanément dans la fraction de microseconde que dure l'explosion d'une bombe H.
     Pour mieux comprendre ces phénomènes, on envisage notamment de recourir à des microexplosions thermonucléaires en laboratoire, qui ne tomberont pas sous le coup du CTBT. En France, ces microexplosions seront réalisées à l'aide du grand laser dont la construction est prévue au centre du CEA-Cesta, près de Bordeaux.
     Jusqu'à présent, le développement et le maintien en état des armes thermonucléaires reposait sur une base empirique, tributaire d'un grand nombre d'essais en vraie grandeur. Les essais en laboratoire et la simulation permettront de passer à un stade où ces opérations seront fondées sur une base scientifique rigoureuse. Cette évolution entre doublement en contradiction avec l'objectif du CTBT. Premièrement, une meilleure compréhension de la physique des explosions thermonucléaires empêchera la désintégration progressive souhaitée des arsenaux thermonucléaires. Deuxièmement, elle favorisera la conception de nouveau types d'armes nucléaires.
     Il s'agit d'une évolution paradoxale car elle ne riposte pas à une menace, et répond encore moins à un besoin. La menace, si elle existait, ne pourrait provenir que le l'ex-URSS ou de la Chine. 
suite:
Or ces deux pays ne possèdent aujourd'hui pas d'installations laser vraiment significatives; et ils n'ont pour l'instant aucun projet concret comparable au «Laser Mégajoule» de Bordeaux, ou à l'installation équivalente dont la construction est prévue à Livermore aux États-Unis. Pour ce qui est du besoin, à savoir la nécessité de reconstruire à l'identique les armes vieillies lorsqu'il faudra les remplacer, les experts occidentaux, ainsi que les russes, estiment qu'on peut le faire sans installations telle que le Laser Mégajoule.
     La France attribue une importance considérable à la simulation. Ainsi, pour le C.E.A., les résultats des essais en cours à Moruroa sont indispensables pour calibrer la simulation. D'autre part, le Président Chirac a pris un risque politique important en décidant la reprise des essais peu après la conférence de New York sur le TNP.
      Il s'agit maintenant de comprendre quelles possibilités offrent les installations de simulation pour la conception de nouveaux types d'armes nucléaires. Mais il faut d'abord préciser que les États-Unis, comme la France, se sont formellement engagés à ne plus développer d'armes nucléaires nouvelles. Comme l'a rappelé fin janvier le représentant américain à la Conférence du désarmement à Genève, les États-Unis renoncent définitivement à la mise au point des armes nucléaires de troisième génération, c'est à dire les armes thermonucléaires miniatures, ou celles à effets renforcés, ainsi que les armes à énergie dirigée actionnées par des bombes atomiques.
     Cependant, la définition juridique actuelle des armes atomiques ne recouvre explicitement que les engins à base de fission nucléaire. De même, le Traité d'interdiction dans sa formulation actuelle n'interdira que les explosions de fission. Cette interdiction n'affectera donc que les essais destinées au perfectionnement des bombes A, ou à la mise au point d'amorces servant à l'allumage des bombes H, ou encore au développement des armes nucléaires de troisième génération.
     En revanche, le CTBT ne prévoit pas de restreindre les expériences concernant la fusion thermonucléaire, ou d'autres processus nucléaires tels que l'annihilation matière/antimatière. Il en résulte la possibilité de concevoir une quatrième génération d'armes nucléaires, dont l'une des particularités essentielles sera l'avènement d'armements militairement utilisables, qui brouilleront la distinction qualitative entre les armes nucléaires actuelles (propres à la dissuasion) et les armes conventionnelles (destinées au combat).
     Considérons deux exemples de développement qui conduisent à de telles armes, et qui tous deux entretiennent un lien direct avec les technologies de perfectionnement des armes nucléaires telles que le Laser Mégajoule.
     Premier exemple, l'antimatière. Des atomes d'antimatière ont été fabriqués pour la première fois il y a quelques mois. La presse en a abondamment parié ces dernières semaines, tout en indiquant l'existence d'in intérêt soutenu de la part des militaires. En fait, les recherches actuelles sur l'antimatière démontrent que les applications militaires réalistes impliquent l'utilisation de très petites quantités d'antimatière, de l'ordre du microgramme. En effet, une telle quantité serait suffisante pour allumer une bombe H, ce qui permettrait de se passer du plutonium,et de réaliser une arme nucléaire «propre», c'està dire sans radioactivité résiduelle.
     Cependant, pour fabriquer une quantité même très petite d'antimatière, les procédés actuels demeurent largement inefficaces. C'est ici qu'intervient le Laser Mégajoule en effet, il permettra de tester des méthodes théoriquement beaucoup plus performantes de production d'antimatière.
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     Deuxième exemple, l'hydrogène métallique. Tout le monde sait que l'hydrogène ordinaire est un gaz inflammable de densité très ténue. Cependant, si on comprime très fortement l'hydrogène, la théorie prédit qu'il se transforme en métal, et il se pourrait que cette phase métallique soit stable à température ordinaire. En fait, tout comme l'antimatière, l'hydrogène métallique constitue un sujet de recherches important au sein des laboratoires militaires depuis très longtemps. L'une des raisons concrètes de cet intérêt réside dans le fait que l'hydrogène métallique est probablement l'explosif chimique le plus puissant qu'il soit possible de concevoir.
     La synthèse de l'hydrogène métallique n'a pas encore été réalisée à ce jour. Toutefois, la théorie indique qu'une telle synthèse sera possible avec des équipements tels que le Laser Mégajoule.
     Le Laser Mégajoule a d'autres applications militaires prévisibles. Par exemple, la simulation des effets des armes nucléaires, la mise au point du laser à rayons X, la production d'impulsions électromagnétiques de très forte puissance, etc.
     La justification officielle de la construction des lasers de Bordeaux est donc hautement contestable. En effet, tout porte à croire que la reconstruction des armes nucléaires vieillies, même dans un avenir lointain, demeurera possible sans le Laser Mégajoule, à condition que l'on prenne les mesures nécessaires pour conserver la technologie permettant la reconstruction des bombes. D'ailleurs, un des buts explicites de la série d'essais actuelle vise à tester un concept «robuste», c'est à dire un type d'arme qui ne devrait pas poser de problème en cas de reconstruction future.
     Il est essentiel de prendre conscience que derrière l'ultime série d'essais effectuée à Moruroa se profile un danger encore plus grand: la construction à Bordeaux d'un laser permettant de réaliser des microexplosions thermonucléaires. Vu son potentiel militaire, la simple mise en fonctionnement de cette installation annulera tous les espoirs de ralentissement de la course aux armements nucléaires.
suite:
     Si la course aux armements nucléaires venait de la sorte prendre un nouvel élan, il faut bien réaliser qu'il en résultera un effet d'entraînement considérable sur d'autres pays. Le Japon, et dans une moindre mesure l'Allemagne, disposent aujourd'hui déjà d'installations de fusion par micro explosion de qualité comparables à celles de la France et des Etats-Unis. Ces pays ne manqueront pas d'augmenter la puissance de leurs lasers (*), ce qui aura pour effet de renforcer leurs arsenaux nucléaires virtuels. L'Inde et Israèl leur emboîteront le pas. Le monde courra le risque que certains pays se dotent d'armes nucléaires de quatrième génération en ayant pu sauter l'étape de la réalisation des générations d'armes précédentes.
     En conclusion, pour que le Traité d'interdiction complète des essais devienne un traité réellement efficace en vue d'une élimination définitive des armes nucléaires, il est indispensable que sa portée soit étendue. Il faudrait notamment interdire toute expérimentation, fondamentale ou appliquée, qui mette en jeu des réactions de fission nucléaire ainsi que de fusion thermonucléaire, à quelque niveau de puissance explosive que ce soit. Dans ces conditions, les installations telles que le Laser Mégajoule prévu à Bordeaux, ou son équivalent américain à Livermore, ne devront pas être construites.
     Cette extension du CTBT suppose une formulation englobant aussi bien les aspects civils que militaires de la recherche nucléaire. Ceci nécessiterait d'agir au niveau le plus élevé des politiques de la science, de la juridiction internationale, et de la diplomatie. Sur ce plan, les États-Unis et la France ont une responsabilité particulière, car ils sont de loin aujourd'hui les pays les plus avancés en ce qui concerne la qualité de l'armement nucléaire.
(*) La puissance des installations de fusion par micro-explosions peut être caractérisée par l'énergie que les lasers sont capables de délivrer sur la cible à la fréquence la plus élevés. A l'heure actuelle, l'énergie des lasers les plus puissants atteint approximativement 30 kJ pour les États-Unis, 10 kj pour le Japon, 6 kj pour la France, 3 kj pour la Russie et la Chine, et environ 1 kj pour l'Allemagne et l'Angleterre. L'énergie nominale du Laser Mégajoule de Bordeaux sera en principe la même que celle du nouveau laser en construction aux États-Unis, soit 1.800 kJ, ce qui correspond à une énergie de l'ordre de 600 kJ à la fréquence la plus élevée.
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